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Billet de blog 26 janvier 2020

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Noyade programmée

Une femme s'est noyée en secourant des enfants. Grande intellectuelle et être courageux. Ses livres continuent de la représenter. Lui a aussi écrit. À l’évocation d'enfants migrants noyés en méditerranée, il avait répondu «Je n’en ai cure». Une femme et sa voix sont partis. Un homme et ses éructations sont restés. Laquelle de ces deux voix aura enchanté le monde ?

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Illustration 1
© Marianne A

          Une femme s'est noyée en secourant des enfants.  C'était une grande intellectuelle et un être courageux. Elle apportait beaucoup au monde. Par ses mots et sa présence. «Certains êtres ont la grâce d'avoir l'air de débarquer sur terre pour l'enchanter.». Une citation d’un de ses textes qui me semble raccord avec ce qu’elle donnait à voir et à entendre. Ses livres continuent de la représenter. Lui écrit aussi. Il parle beaucoup. On l’entend tout le temps. Un personnage surmédiatisé.  Même quand on a pas la télé, ses mots ricochent sur les réseaux sociaux. Un spécialiste de la phrase choc qui partira en orbite virtuel. Plus ce sera ignoble, plus elle tournera longtemps.Ce type, qu’on l’apprécie ou pas, n’est pas un abruti. Il sait manier la langue et a de la culture. Même si toute son intelligence est tournée vers la haine qui alimente son compte bancaire et fait reluire son nombril. À l’évocation des enfants migrants noyés en mer méditerranée, il avait répondu en direct à la télé « Je n’en ai cure». Quel con, me suis-je dit comme nombre d'internautes en passant très vite à un autre tweet. J’essaye au maximum d’éviter les mots et insultes de cet homme. Le temps est compté, autant l'alimenter de choses qui comptent. Mais cette fois j’avais du mal à me dé-poisser. Ce genre de propos qui vous assombrissent la journée et peuvent vous injecter une nouvelle petite dose de pessimisme sur l’époque et vos contemporains. Grâce à la mémoire et une étrange association d’idées, son crachat a été effacé par le retour d’une image. Sans aucun doute éternellement douloureuse pour la famille et les proches. C’est le geste héroïque d’une femme  se jetant à l'eau pour des enfants. Ils ont été sauvés de la noyade. Une femme et sa voix sont partis en 2017. Alors qu’un homme et ses éructations sont restés et font du bruit sur la rive. Un bruit ignoble. Laquelle de ces deux voix aura enchanté le monde ?

       La beauté, l’intelligence, la générosité, se sont noyées un jour d’été en méditerranée. Cette femme a un nom: Anne Dufourmantelle. Elle était psychanalyste et philosophe. Une femme parfaite ? Trop intelligente pour ne pas posséder l’élégance de l’imperfection. Mais laissons l’intime à la sphère privée. Revenons à nous ses lecteurs ou auditeurs de ses conférences ; elle apportait énormément de grain de réflexions et de doute à moudre. Une brillante intellectuelle mais aussi une femme d’action : elle a sauvé des enfants de la noyade. Tandis qu’un homme – qualifié d’intellectuel par d’aucuns- n’en a cure. Deux visions du monde. Cette femme, même morte, continue de tenir l’humanité la tête hors de l’eau. Son exemple perdure, à travers sa pensée, et son geste qui lui a malheureusement fait perdre la vie. Une bataille, menée par elle et d’autres, pour que tout ne soit pas submergé. Tandis que lui s’évertue à noyer le plus possible. On doit admettre qu’il a un réel talent pour la noyade de l’autre- surtout celui différent de lui et ses amis. Quoi qu’il désigne souvent à la vindicte populaire des visages lui ressemblant. Un noyeur professionnel avec carte de presse. Jour après jour. Il noie la beauté, la poésie, les grandes valeurs universelles… Une noyade au quotidien sur nos écrans et à la radio. Avec avis de tempête brune à chaque élection.

     Lui c’est la haine son fonds de commerce. Une boutique bien achalandée. D’autres préfèrent le vent. Comme les bons clients des médias venant parler de tout. Ils sont capables de donner leur avis sur n’importe quoi. Suffit de les maquiller et de les brancher pour que la machine à débiter du vide tourne à plein rendement. Toujours bien dirigés face caméra. Des cracheurs de vide qui peuvent parler sans discontinuer. Très souples, ils font le grand écart entre toutes sortes de convictions en tournant en même temps leur veste. De vrais pros du parler pour ne rien dire et empêcher l’autre de penser et s’exprimer. Des bateleurs du néant avec ronds de serviette à leur nom sur les plateaux publics et privés. Leurs kms de mots débités avec assurance ont moins de sens que la moindre phrase de Anne Dufourmantelle. Et celles d’autres hommes et femmes de la même valeur intellectuelle et citoyenne. Pourtant on ne va entendre que les prêcheurs de haine ou les dealers de vide. Les squatteurs de studios télés et radios. Peu nombreux mais très efficace pour occuper le terrain de la parole publique.

   Quelques voix intéressantes, singulières et pourvoyeuses de questions, réussissent à se faufiler entre les marchands de haine et de vide. Mais c’est fort difficile pour eux de s’exprimer. L’intelligence, celle capable de douter et écouter des arguments opposés, est souvent battue par les grandes gueules des médias. Celles qui élèvent le ton et sont persuadées de détenir les clefs du réel. Les autres voix, dès qu’elles tentent de sortir des raccourcis assénés avec des hurlements et force likes ou pouces levés, sont catalogués comme de doux rêveurs complètement hors sol. Parfois même ridiculisés en direct dans des émissions où la répartie est une arme de guerre plus efficace que la réflexion. De nombreuses voix différentes sont ainsi de plus en plus étouffées. On ne les muselle pas comme en dictature. Ni de prison ou de flagellation pour les empêcheurs de penser tous dans la même direction avec terminus buzz. Leur parole est étouffée dans un brouhaha de vide et de haine. Un filet de voix noyée entre deux pubs.

   Toutefois ces femmes et hommes élevant plus le débat que la voix répondent présents dans notre siècle. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on tente de nous le faire croire.  Que des intellectuels ? Uniquement des individus bardés de diplômes et ayant accès à une chaire et un micro ?  Non.  Qui sont les autres éleveurs de débat ? Juste des gens dont la parole fait avancer. Sous notre toit, au bord d’un comptoir, dans le même bureau… Parfois on ne les écoute pas du tout ou d’une oreille lointaine car ils sont trop proches. Pourquoi ne pas tenir compte de leur parole parfois exactement la même que celle de la chroniqueuse radio écoutée tous les jours ou les mots du billet quotidien de son journal préféré ? On aura tendance à plus écouter une « voix officielle» que celle de ses proches. Donner du crédit à celui ou celle parlant devant une caméra ou un micro radio. Vu à la télé ou écouté à la radio valide d’emblée un propos. Plus que s’il est prononcé par son voisin ou sa voisine de machine à café . La disqualification de la proximité ? En tout cas, nombreux celles et ceux qui ont des choses à dire. Et pas uniquement pour se faire mousser l’égo ou vendre un produit. Des paroles avec du sens.

   Pendant qu’un individu déverse sa haine quotidienne, des anonymes sauvent leurs semblables. Que ce soient dans les eaux de la méditerranée ou au coin de la rue. Toutes proportions gardés, des sortes de justes d’aujourd’hui. Des hommes et des femmes courageux sauvant d’autres au péril de leur vie. Ce courage qui fait la différence. Aurais-je leur cran ? Pas si sûr. Certains ne peuvent s’imaginer que résistant pendant l’occupation. Une projection les honorant. La résistance, de bord de clavier ou de salon, n’a pourtant rien a voir avec celle du terrain. Le canon d’une arme ou autre chose peut vous tétaniser de trouille et contraindre à obéir à tel ou tel ordre contraire à vos convictions. Être courageux est plus facile en théorie ou fantasme. Un dixième de seconde vous transforme en héros ou en lâche.

    Anne Dufourmantelle n’en a pas eu cure des enfants qui se noient. Même s'ils n'étaient pas les siens. Elle est une héroïne. Contrairement au distributeur de haine et de sentences ne mouillant sa chemise que pour déverser de la boue. Cet homme cynique est un spécialiste de la noyade. L’écouter c’est se noyer. Bien entendu chacune et chacun libre de changer de chaîne en voyant apparaître son image sur l’écran. L’interdire d’antenne ? Surtout pas. D’une part pour préserver la liberté d’expression- même pour ceux à combattre- et ne pas le transformer en martyr de ce qu’il nomme la « bien-pensance». Mais lui donner autant ( un boulevard médiatique quotidien depuis des années) la parole serait-ce participer activement à la noyade de la société ? Grâce notamment à la complicité de certains-producteurs-animateurs vedettes qui l’ont hissé en haut de l’audimat. Les mêmes appelant les électeurs à un front républicain au second tour des élections présidentielles. Des tartuffes qui, après avoir bien nourri la bête immonde qui leur rapporte, traitent les abstentionnistes de salauds et complices du fascisme. Des producteurs aussi de la noyade nationale d'aujourd'hui et de 2022 ?

   Revenons à l’intelligence et la beauté. Celle disparue d’Anne Dufourmantelle. Ainsi qu’à toutes les autres du moment. Les proches et lointaines voix de contemporains. Certes elles sont plus difficiles à discerner dans le bruit actuel. Un bruit sans fond accéléré par les nouvelles technologies. Mais à chacun d’entre nous de tendre encore plus l’oreille. Fouiller dans le bruit permanent autour de soi. S’éloigner des vendeurs de vide ou de haine qui occupent une grande partie de l’espace réel et de celui que nous leur octroyons en plus avec notre attention. Quelles voix différentes écouter ? Celle d’Anne Dufourmantelle. La lire ou la relire. Écouter ou ré-écouter ses conférences ou interventions filmées. Avec notamment un livre d'entretien avec Jacques Derrida sur l'hospitalité.  Il y a de nombreux autres penseurs, artistes, connus ou inconnus, son voisin, sa voisine, la factrice, etc, qui ont une parole à partager. Pas du vide ou de la haine enveloppée dans des phrases. Une parole qui nous grandit un peu plus à l’intérieur. Des voix nous éclairant sur une forme d'imposture en cours. Parfois à travers des cavales artistiques. Le silence après certains mots nous offre comme un supplément d’air. Ce n'est pas à négliger en ces temps de pollutions atmosphériques et mentales. Pourquoi une urgence oxygène pour notre cerveau et la planète ? 

   Pour sauver le maximum de la noyade générale.

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