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Cinq bornes à pied sous la pluie. Râler ? Personne ne m'a contraint à sortir de chez moi. Ni à vivre dans un village. Ma famille et moi y avons été très bien accueillis. Avec de nouveaux voisins et amis. Une commune où nous nous sentons très bien. Depuis notre installation. Juste à moi d’assumer mon statut d’ex citadin sans permis vivant dans un village. J'ai fini par m'adapter. Jonglant entre les deux passages de bus quotidiens et un copain - quand il est disponible - qui me dépose à la gare. Bien pire situation que quelques kilomètres de marches. Comme aujourd'hui vers la gare.
Elle dessert la «grande ville». Autrement dit : la capitale de la région. Avec des us et coutumes plus ou moins proches de ceux de la grande banlieue parisienne. Beaucoup d'activités se déroulent dans la capitale de la région. Même si les paysages sont différents. Après des années RER, désormais les joies et parfois les surprises ( rien au regard des usagers et usagères galérant au quotidien sur cette ligne réputée à problèmes) du TER. Petite halte dans le village où se trouve la gare. Un rade fréquenté de loin en loin. Entre deux allers-retours à la « grande ville ». Je pousse la porte.
Une douce chaleur accueille un corps trempé des pieds à la tête. Des flammes derrière la vitre d’un poêle. Face à un autre écran : samedi de rugby. Plusieurs habitués sont attablés. Trois hommes et deux femmes. Visiblement de vieilles connaissances. Des relations de proximité. Liées par des mots, des silences, des rires, des engueulades, des tristesses communes en pensant à celui ou celle partie pour Le voyage sans retour… Proximité dans la même salle d’attente où l’on tue ensemble le temps. Avec les petites piques habituelles et la mauvaise fois de promiscuité. Mais aussi une irrépressible tendresse. Des mains dépliant le paysage d’ici et du monde ; petites et grandes choses du quotidien sur le journal régional. Je commande une bière. Accoudé au comptoir face ballon ovale. Plusieurs matchs sont en cours.
Sur ma gauche, le journal est devenu un jouet. Tenu par une femme, stylo à la main. Une joute verbale à travers des mots croisés. Quels sont les habitants de l’Oise ? Les Oisiens ! C’est bon. Tu es sûr ? Évidemment. Comme les habitants de Paris se nomment des Parisiens. Non, coupe une voix, ce sont des parigots têtes de veau. Éclat de rire. Puis la course au définition continue. Ponctué de rires, de vannes, d’engueulades, et, quand on n'est pas sûr d’une définition, les questions sont posées au moteur qui trouve. Monsieur ! Je sentais le poids de son regard depuis deux ou trois minutes. Celui de la femme pilotant les mots croisés. Visiblement gênée.
Vous êtes parisien ? Je me retourne. Une toile de silence et de regards posée sur « l’inhabitué». Elle et les autres avaient la réponse. Un accent pointu. Pour ne pas dire en l’occurrence : contondant. Comme l’arme d’un « crime de langue. » ? Un accent de titi parisien à couper au couteau et glisser dans une baguette du même nom. Avant de commander un « p’tit noir bien serré » ou un « p’tit blanc » sur le zinc. Caricatural? Oui. Mais une vision qui n’a pas entièrement disparu. En tout cas, pas photo pour le fait que je sois Parisien. Même si le faciès ne correspond pas à la ganache du gavroche des gravures de nos livres d’histoire. Petite micro seconde de silence quelque peu tendu Les habitués attendent une réponse. Oui, je suis parisien. La femme a un sourire gêné. J’espère que ça ne vous a pas… Comment vous dire ? C’est une blague. Élégant de se soucier de la réaction du Parisien. Une façon d’engager la conversation avec l'inhabituel ? Pas de souci, c’est juste un jeu de mots. La gêne quitte son sourire. Rassurée de ne pas avoir blessé l'inhabituel. Rajouter autre chose ?
Ça passe ou ça casse. Je me lance. Les Parisiens chambrent aussi sur les gens de la province. Chambrer c’est un sport national. On peut même y voir une forme de tendresse. Bouche bée. S'attendaient-ils à une réaction plus vive du Parisien ? Je ne sais pas. Un jeu de mots, comme Toulousain, jeu de vilain. C’est l’un des hommes qui a parlé. Celui qui a évoqué les parigots têtes de veaux. Ça n'existe pas ton truc de Toulousains, jeu de vilain. Si. Je te dis que non. Nous, on dit toulousain… Superbe ! Elle se lève d’un bond. Très bel essai en direct. Applaudi par l’une des clientes. Visiblement une grande connaissance de ballon ovale. Paris versus Province déjà effacé par une autre conversation. C’est un mot en six lettres...
Quel est leur bulletin de vote ? Sûrement au moins un ou une qui a voté pour l’expulsion des Parisiens qui viennent bouffer la langue des régions de France. Tous et toutes du même bord de pensée ? C’est possible. Tous des pêcheurs de dimanche d’élections ? Peut-être. Je ne le saurais pas. Et pas ici pour faire du délit de sale vote. Juste une halte pour se réchauffer avant d’aller prendre mon train. Dans tous les cas, il y a eu un échange. Entre des d’ici et un pas de là. Même si je vis dans le coin depuis un quart de siècle. Un fantôme s’accoude au comptoir et dit : On n’habite pas un pays, on habite une langue. Une voix avec un accent des pays de l’est de l’Europe. Emil Cioran n’en dit pas plus. Un fantôme d’encre de passage.
Un conflit potentiel avec le parigot tête de veau ? Je ne crois pas. Juste une entame de tension. On pourrait même dire un quiproquo. Le récurrent questionnement d'être d’ici ou d’ailleurs. Une problématique guère nouvelle. En l’occurrence, rien d’inquiétant. Contrairement à d’autres frottements plus rudes entre des d'ici et des d'ailleurs. Voire des affrontements. Cette interpellation du Parisien est un des petits frottements comme il en existe beaucoup. On ne va pas en chier une pendule. Ni lancer une pétition pour la défense des Parisiens discriminés en province. Rien au regard de soucis actuels en France et dans le monde. Toutefois mis bout à bout, ces frottements - pas grave, ni mort d’homme ou de femme - commencent à embouteiller le papier peint de notre jeune siècle. La preuve par cette journée en France. Avec un autre frottement. Cette fois dans la grande ville.
En terrasse d’un kebab. Une soudaine envie d’une frite avant d’aller à la Nuit de la lecture. Mon rendez-vous annuel dans une bibliothèque. Devant moi, un groupe de jeunes. Genre élèves d’école d’ingénieur. Des jeunes issus de la classe moyenne ou supérieure. Quatre garçons et une fille. On a eu une embrouille l’autre fois. C’était chaud. Une embrouille avec qui ? Encore un rebeu. Je tends un plus mon oreille de parigot. Avec un petit regard en coin sur le quintet parti pour une soirée. Que des White White White. L’un des garçons fait des signes comme quand on veut faire ralentir un véhicule. Puis il dirige son pouce vers l’arrière. Le jeune de dos se retourne. Il comprend alors le signe de son copain. Lui indiquant la présence d’un basané à portée d’oreilles. Il se retourne et rajoute : faut bien appeler un chat un chat. De l’autre côté de la rue, trois jeunes bavardent devant un magasin de fringues. Que des Black Black Black. Faut bien appeler un chat un chat. Deux groupes de jeunes à quelques mètres. Entre eux, une frontière. Pourtant du même pays. Un grand gâchis contemporain. Faut bien appeler la connerie humaine la connerie humaine.
Cette fois, sur un mur. Juste un petit dessin. Récent ou non ? Peu importe qu’il est là depuis quelques secondes ou des semaines. Le problème est sa présence. Mais surtout sa banalité. Les gens passent devant sans le voir ? Je ne crois pas. Sans doute que beaucoup ont une réaction de révulsion à la vue du dessin. Mais on continue notre chemin. Nos regards attirés par d’autres mots et signes sur les murs et vitrines de la ville. Rien de plus naturel et de sain que de ne pas vouloir rester aimanté sur une nouvelle expression de la haine. Ma réaction liée sans doute au fait que je fréquente moins les villes. Sans doute que moi aussi, à force de lire et entendre le pire, je me serais habitué Toutefois, ça n’empêche pas de s’interroger sur le fait que ça se soit banalisé. Une banalisation plus qu’inquiétante. Comme cette croix gammée peinte sur un mur. Près d’un local de pizzas à emporter. Bientôt des commerces de livraison de haine ?
Si on veut voir le pire, on ne voit que ça. C’est vrai. Partout (ici et là en version optimiste) des « sales nègres », « sales arabes », « sales musulmans », « sale PD », « sale gouine »… La liste n’est pas exhaustive. Dont une insulte lue pour la première fois sur un mur : sale woke. Banalité de la haine à tous les étages planétaires. Peut-être qu’en effet, il faudrait moins en parler, détacher les yeux et les oreilles de toutes ces insultes - intériorisées dans notre espace commun. Faire au moins des pauses. Se déconnecté de la noirceur de nos jeune siècle. Légitime de ne pas vouloir baigner en permanence dans cette boue alimentée non-stop par nos écrans à domicile. Toutefois persiste un dilemme. Lequel ? Si on veut occulter le pire, ça lui rend un grand service. Il peut s'installer et prospérer. S'enraciner dans la démocratie et les têtes. Que faire? Pas simple notre époque, me dis-je en poussant le portail. Autre espace, autre ambiance. Sous le même ciel d’ici.
Des stands devant la bibliothèque. Avec une nuée de jeunes. De toutes les couleurs. Malgré la pluie, le bar aimant des coudes. Belle ambiance dehors. Idem à l’intérieur. Une rappeuse balance des mots sombres avec ses yeux bleus colère. Frêle et irréductible. Son regard se change en bleu tendresse quand elle évoque les yeux de son père. Puis elle termine sa prestation. Pour laisser la place au groupe dont elle faisait l’ouverture. Autres mots, autre ambiance. De la musique des Balkans très électrique. Et électrisante. La bibliothèque transformée en boîte de nuit éphémère. La chanteuse aussi brune que l’autre était blonde. Elle aussi toute petite. Plus que l’autre chanteuse. Mais toutes les deux avec un point commun : la rage d’être ici. Le dire et le vivre. Très différentes dans leur expression. Mais toutes deux transmetteurs d’énergie. Pour secouer corps et âme.
Musique et danse continuent dans la bibliothèque. Je prends plusieurs journaux et hebdos - de tout bord - et m’attable. De plus en plus rares de prendre des nouvelles du monde en papier. Sauf lors de mes déplacements où je passe toujours par un kiosque. Je passe d'un canard l'autre. Jusqu'à une grande claque. En me plongeant dans l’Humanité Dimanche. Premier article sur Eugène Riguidel. Sur son visage tanné, se côtoient mer et humanisme. Je découvre sa trajectoire du navigateur et citoyen. Bel exemple de liberté et d’ouverture à l’autre. Avant de tourner la page. Le choc.
De la beauté de la mer et d’une vie bien remplie à Gaza. Ruines et chaos sous les yeux du siècle. Avec une photo qui est fort troublante : des fuyards dans une ville en miettes. Vraie prise de vue ou montage ? Ce qu’on voit paraît tellement irréel. Malheureusement bien la réalité. Celle subie par toute une population. Puis je tourne une autre page. Nouveau choc.
Avec un replongée dans le passé. 80 ans en arrière. C’est la libération d’Auschwitz par l’armée russe. Des articles à travers notamment le regard de soldats. Horrifiés face à l’abominable. De jeunes soldats russes plus qu’ effarés par ce qu’ils découvrent. Pourtant endurcis par une guerre très dure. Mais complètement démunis devant une humanité en haillons de chair. Des images insoutenables. Et des mains tracent des croix gammées sur des murs d'aujourd'hui…
Je lève les yeux du journal.
Retour à ici. Le regard à nouveau posé sur les passagers et les passagères de la Nuit de la lecture. Le groupe de musique n’a pas cessé de faire danser. Des corps s’agitent sur le dancefloor improvisé entre les rayons de livres. Une très belle ambiance règne dans la bibliothèque. Le monde, c’est aussi ça. Et tant mieux. Ne jamais négliger la beauté et la joie.
Duo essentiel.
Ce billet: réalité ou fiction ? Un texte bi. Rédigé avec un stylo bicolore. Passant des bras de la réalité à ceux de la fiction. Métissage de réel et imaginé. Comme souvent tout ce qui est transformé en récit. Le vécu et le restitué ne peuvent être totalement identiques. Les frontières entre réalité et fiction sont parfois très ténues. Et en plus, la mémoire s’amuse à brouiller les pistes. Dans tous les cas, c’était une journée de France. Et du monde. L’instant d’ici est désormais jumelé d’un clic à toute la planète. Et inversement pour le moment d’ailleurs. Une journée passée. D’autres viendront. Des mois et des années passeront. Belles et mauvaises périodes. Les saisons continueront inlassablement de se succéder. Dans la ronde sans fin du temps. Contrairement au verbe être qui a une fin.
Chaque histoire a un terme. Le même terminus pour toutes les trajectoires. Qu’elles soient belles ou cabossées. Riches ou pauvres. Avec de la pollution ou de la beauté dans son sillage. Néanmoins pas que des terminus. Nombre d'arrivées au monde. Pas une seconde sans naissance sur la planète. Le registre des arrivées et des départs est ouvert jour et nuit. Les maternités et les cimetières sans cesse en activité. Un chantier permanent jusqu’à la toute fin de notre espèce humaine. Rien de plus naturel qu’elle disparaisse. Comme toutes les espèces vivantes. Apparition travaille toujours en binôme avec disparition. Personne n’en sortira vivant. Appelons un chat un chat. Quelles que soient ses origines, la couleur de son pelage, son sexe... Appelons un chat un chat mortel. Quel que soit son pedigree.
Chat de passage.