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Billet de blog 26 mars 2015

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Un navire nommé médiathèque

Toutes sortes d’êtres réunis ici, sûrement un des seuls endroits des villes et campagnes où classes sociales, us et coutume, ethnie, se dissolvent momentanément. Un homme sans âge, le cou tanné par une existence de banc en banc, avait le regard rivé sur une page de journal. Lit-il ou simplement un geste pour se fondre parmi les autres ?

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Médiathèque de Biarritz, Hommage à F. Lombard © Biarritz TV

                    Merci à Catherine Jackson pour son travail d'édition et à Caroline de Otero pour sa vidéo.

                    À la mémoire de Franck Henry

                                                                                                                                                                                                                                                                 Sur le quai,

              Tête penchée, elle est immobile devant la vitre. Ses  yeux semblent suivre les  mouvements sur la  mezzanine. Elle s’éloigne. À peine quelques minutes. Elle reprend son poste d’observation. Comment aurait réagi François Lombard, architecte concepteur de la  médiathèque de  Biarritz, à la  vue de cette mouette curieuse ? Ravi de sa présence ou agacé par ce genre de volatile accusé de  détériorer les  édifices? Peut-être ému par cet hommage ailé pour le vaisseau qu’il imagina et réalisa ? Maître d’œuvre d’un navire ultramoderne au cœur d’une cité balnéaire, un vaisseau battant pavillon du livre et de l’image.

Mort peu de temps avant l’ouverture, l’architecte ne fut d’aucun voyage ; excepté celui qu’il  effectua durant des années, seul ou avec ses  collaborateurs, pour arrimer son rêve, son projet, sur le plancher urbain. Pas un « pari architectural » gagné d’avance, sur- tout auprès des riverains et du reste des administrés de Biarritz. Comme beaucoup de bâtisses publiques aux lignes audacieuses, cet édifice a irrité certains contribuables et alimenté moult polémiques dans les  chaumières biarrotes et ailleurs. « T’as vu  le pognon  qu’ils ont claqué pour c’truc là ! Ce quartier  était  vachement mieux avant. » Sûr  que le chantier d’un hôpital, un palais des congrès, un centre commercial ou un terrain de rugby aurait plus facilement obtenu l’assentiment des habitants. Un élu dépensant les deniers publics dans la construction d’une bibliothèque risque de le payer dans les  urnes. L’électeur est-il encore un lecteur ?

 Malgré les prévisions pessimistes ici ou là, des signes indiquent que, notamment avec Internet, la lecture reprend du poil  de  la bête dans notre société balisée d’écrans plats. Certes peut-être une lecture kleenex, trop de  livres dont des pas mauvais mais inutiles comme l’affirme un critique à la  dent dure. Depuis la lecture de son article, je gamberge sur l’utilité de mes bouquins. Une  question que tout auteur devrait se  poser… Au risque de heurter et apparaître élitiste, je pense que ce  critique a raison d’établir un distinguo entre « produire » et « écrire » ; à part quelques exceptions comme l’immense Simenon. Ce qui  ne m’empêche pas de dévorer thrillers et best-sellers bien rédigés, une littérature populaire de  qualité souvent plus intéressante que des livres estampillés littéraires. Quoi  qu’il  en soit, l’écrit et sa compagne la lecture sont toujours vivants au XXIe  siècle. Et à nous tous, professionnels du livre ou  pas, d’entretenir cette flamme. Concernant la  lecture publique, les  nombreuses personnes sortant de la médiathèque ou  s’y dirigeant sont un bon baromètre matinal. Aujourd’hui à Biarritz, beaucoup de passagers, sûrement aussi des grincheux de la première heure, grimpent à bord du « navire médiathèque ». Seuls ou  en famille, ils gravissent les  marches de  l’escalier monumental ; appareiller un instant ou  une journée entière. À chacun sa traversée, son horizon d’encre et d’images.

 À bord,

 J’embarque à mon tour. Avec  les  squares et les  chiottes de  certaines villes, la  bibliothèque municipale est l’un des derniers lieux publics sans besoin de  carte bleue ou  monnaie. Combien de temps encore ? L’escalier donne sur un hall entièrement vitré. Lumière naturelle et artificielle se  partagent l’espace comme dans nombre de sièges de grandes entreprises, conseils généraux, hôtels de ville, commissariat, Macdos, usines réhabilitées en Loft dans les zones boboïsées… La vitre devenue un matériau incontournable ? Une  quête de transparence ? J’ai l’impression d’être déjà venu dans cet endroit. Ma  première sensation à bord est plutôt décevante.

Mon  voyage-repérage pour la  rédaction d’un texte commandé dans le cadre du vingtième anniversaire de l’enssib débute mal. Pas journaliste, incapable de  synthétiser une doc  à la  sauce Sciences Po, et peu habitué à un déplacement pour écrire-décrire un lieu, je ne me sens quelque peu à l’étroit dans ce rôle ; plus à l’aise dans un bar à observer les  clients et les  passants. Comment pondre minimum 10 000 signes sans emmerder le lecteur ?

« Si vous acceptez cette mission… ». L’émergence du générique de  Mission  Impossible me fait marrer. À vrai dire, je n’en mène pas large. Quel mode opératoire ? Se la jouer incognito tels les critiques gastronomiques du Gault et Millau ou  me présenter ?Le fait de  décliner le but de  ma mission risque-t-il de  changer ma perception de l’espace, des usagers et employés ? Pas le temps de tergiverser.

Assis derrière des banques de  prêt, plusieurs bibliothécaires (plus simple de  les  nommer ainsi, même si tous n’ont pas ce statut), une majorité de femmes, enregistrent les  emprunts du samedi ; journée avec le mercredi généralement la plus chargée. À qui  m’adresser ? Après un rapide coup d’œil, je gagne un comptoir et fais la  queue. Devant moi, un homme flanqué de  deux gosses, se renseigne pour une inscription. Je bafouille les raisons de ma présence matinale. Visiblement au courant de l’opération de l’enssib, la bibliothécaire m’explique que la directrice est en réunion et me propose de  prendre un rendez-vous. Puis, très professionnelle, elle  me soumet quelques pistes intéressantes sur l’historique de la médiathèque. Pourquoi pas revenir et visiter les  lieux en compagnie d’un membre de  l’équipe ? Sans aucun doute le meilleur moyen d’obtenir de « la matière » pour rédiger un texte le plus proche de  la  réalité. Mais, très vite, je balaye cette idée de  visite guidée.

Par habitude – trouille du caractère formel d’une telle démarche ? – d’éviter les sentiers battus, j’opte pour un cheminement guidé par le hasard. Sans filtre officiel. Bien sûr, il y a le risque de passer à côté de données essentielles pour nourrir cette mission « dire/raconter les  bibliothèques », perdre en cours de route une partie des éléments collectés par le regard et, a posteriori,  confondre la  réalité des lieux avec la projection d’auteur-visiteur. Tant pis  pour le réalisme. De plus, je suis incapable de  rédiger un guide touristique ou  un essai sociologique sur le fonctionnement d’une Bib. Des  spécialistes le font déjà avec brio. Ça y est : ma trouille récurrente de ne pas être à la hauteur intellectuelle vient de tomber. Enfin me lâcher vraiment et explorer. « Certains  pensent qu’ils font  un voyage, en fait, c’est le voyage  qui vous fait ou vous défait. » écrivait si justement Nicolas Bouvier. Je vais me glisser dans la peau d’un nouvel usager  de la médiathèque. Découvrir seul.

La fin des usines  à prêt ?,

Pour être franc, il ne s’agit pas d’une totale découverte. Avant de prendre le train pour Biarritz, j’ai épluché le site de la médiathèque.Que me reste-t-il de cette visite virtuelle ? Je me gratte la mémoire encore à marée basse à cause de  la soirée arrosée (bon pinard mais fruits de mer sans goût) de la veille au Port-Vieux.

Espace de 4 000 m2, 40 000 livres, 5 000 DVD, des départements America, Basque, Image, une expo Ciné Latino, une navette gratuite pour venir à la médiathèque, atelier de pop Philosophie…

Que  des informations « classiques » liées aux activités d’une médiathèque. Rien  de  décalé ou  d’insolite. Sauf la  vidéo d’animation ponctuée d’esquisses de Bernard Fric : ami et collaborateur de François Lombard. Quelques minutes d’un film signé par Caroline de  Otero où  océan, lignes architecturales, mots, sons, s’entremêlent et donnent une vision – en accéléré – de la conception du projet. Une  sorte de poème visuel qui  éclaire les  fondations invisibles. Le cœur de toute œuvre.

Après un rapide tour des espaces de lecture, je m’arrête et jette un regard circulaire. Que  dire d’original ? Rien  de nouveau sous le plafond d’une bibliothèque : des rayons balisés par genre et des livres rangés par ordre alphabétique. Décidément : encore du déjà vu ? Souvent, la fonctionnalité prime sur l’esthétique dans les espaces dédiés au public. Un  peu mauvaise langue ? Oui. L’aménagement intérieur, proche de  celui d’un paquebot, n’est pas banal. J’ai l’impression que les  corps se meuvent différemment, plus souples et légers, que dans les allées moquette grisâtre ou parquet vieillot des « usines à prêt de livres, DVD et CD » quasiment toutes sur le même modèle. Un modèle pas très joyeux. Cela dit, on peut constater de plus en plus d’efforts architecturaux pour la  réhabilitation des médiathèques et les  nouvelles constructions. Une  bonne stratégie pour attirer de nouveaux lecteurs. Culture même pointue et intérieur agréable pas incompatibles. Au contraire.

Individualivre,

Pourquoi la vue de toutes ces jaquettes me fait penser à l’éclosion du numérique ? À peine immergé dans une bibliothèque que je mets à gloser sur la  fin  de  l’ère  Gutenberg. Déjà hors sujet. Je cherche une accroche plus facilement « exploitable ». En vain. Autant se  laisser aller et tirer ce  premier fil in situ.  Bien  que conscient de  la dématérialisation inéluctable – un retour de  la primauté du texte sur l’auteur ? – de la plupart des livres, je reste attaché à cet objet ; depuis l’enfance, il me donne la température du monde. Et la mienne.

Ces  milliers de  bouquins, à portée de main, possèdent une caractéristique qu’ils perdront immanquablement avec une liseuse ou  un I-Pad : l’individualité. Debout dans des rayonnages, posé sur le comptoir d’une brasserie, abandonné sur un banc de square ou  siège d’un train, un livre – par sa présence physique – ressemble à celle d’un individu. Objet indépendant de ses  « semblables » issus des mêmes imprimeries. Pareil à un fauteuil conçu en série qui, au fil du temps, se modifiera en fonction du dos et des postures de  son utilisateur. Le support numérique, quelle que soit la qualité de l’écran et de la « vilisibilité » – néologisme de Jacques Anis -, lui ôtera la possibilité de  naître, voyager de  lieu en lieu, vieillir, finir chez un soldeur, dans un salon ou noyé de poussière dans un grenier… Contrai rement à nous, un texte imprimé ou  pas peut renaître à tout moment grâce à la  magie d’un simple regard. Même un très mauvais bouquin accède à l’immortalité tandis que, avec ou sans épée, jamais un auteur n’échappe à sa nécro. Alphonse Allais, prévoyant, anticipa avec ses  Œuvres  anthumes. Dernier mot au lecteur. Peu importe le support pour le talent. Une  question se  pose tout de  même en termes d’espace : le numérique va-t-il tuer les  vendeurs de bibliothèques et étagères ?

Je m’amuse à lire des quatrièmes et picorer des premières lignes. Certains incipits seront à jamais des claques : « Ses amis l’appelaient Harry. Mais Harry n’enculait pas n’importe  qui. Uniquement des femmes… Des femmes mariées. ». Le Démon,  roman de  Selby, n’est pas uniquement une fiction provocatrice et dénuée de sens ; un très beau livre sur une plongée dans la folie. « Ça a débuté  comme ça. Moi, j’avais jamais  rien dit. Rien. » « Aujourd’hui maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. » « Je sortis  de la marquise à 5 h 00. » Que de claques en suspens dans un rayon littérature ! Des phrases qui  bousculent, un style, un travail sur la forme et le fond… Que demander de plus ? Ce zapping de bouquin en bouquin me permet de me sentir bien, comme chez moi. Les autres lecteurs semblent aussi chez eux. Tous sous le même toit. Intimité aux côtés d’inconnus. Pas la promiscuité des transports en commun ou de celles d’ados confondant parfois l’espace public avec leur piaule. Ici, chacun est embarqué dans une aventure générée par une poignée de signes derrière une couverture reliée. Quelque chose de l’ordre du magique en direct. Alchimie inexplicable.

Silence habité,

Outre l’accès au savoir et à la culture, les bibliothèques recréent une forme de solitude. Rares les  lieux fréquentés par du public qui  donnent cette possibilité. Sortir du groupe à l’instar de  ce gosse happé par une BD et, assis plus loin, un étudiant, front plissé, décortiquant la prose technique d’un historien, ou  cette vieille femme presque allongée sur un roman… En plus de  la solitude du lecteur, de  l’auditeur de  musique et du spectateur devant son écran, règne un silence particulier, semblable à celui de certaines librairies. Un silence habité par des milliers de per- sonnages de  romans, nouvelles, BD et films. Il y a aussi les acteurs de  l’Histoire lointaine ou  contemporaine. Sans oublier le destin d’hommes et femmes, connus dans leur quartier ou sur la planète, imprimée dans les quotidiens régionaux ou nationaux. Une  foule d’individus de chair ou fiction grouillent entre les  lignes et sur les  écrans.

Parfois, ce silence presque religieux m’emmerde. Après, Hôpital : Silence, Médiathèque : Silence. « On dirait qu’ils enterrent un mort ! » avait lâché un copain de classe si intimidé qu’il  ne remit plus les  pieds dans une bibliothèque. Pourtant ces  îlots de  silence et de  solitude sont nécessaires. Je regarde par la fenêtre. Le film de la ville continue, sa bande-son muette derrière la vitre. À l’intérieur, 40 000 livres ; plus d’habi- tants que la  commune de  Biarritz. Surpopulation souhaitée à toutes les  villes et villages.

Ce paquebot, entouré d’une barrière végétale, ne navigue pas en pilotage automatique. De la proue à la poupe, sur les  ponts et en soute, une vingtaine de personnes se chargent de la navigation. Par tous les temps, même en période de gel des subventions. N’ayant pas pris l’option visite guidée, je ne peux fouiner dans les bureaux : salle des machines où se concocte achat, animations, expositions. Certainement qu’un passage dans les coulisses aurait évité erreurs, oublis et approximations dans ce récit.

Un récit tissé de sensations et de mémoire.

Dinosaure  de papier ?,

Me rendre au département Images ? Après une hésitation, je le traverse au pas de charge. À quoi est dû mon manque d’intérêt ? Peut-être mon côté dinosaure de  papier qui  privilégie le livre à l’image – surtout dans une bibliothèque ? Média et biblio sont dans un bateau : qui  tombe à l’eau. Tu peux partir maintenant, me dis-je, persuadé d’avoir accompli une partie de ma mission. Et pressé de  boire un demi en terrasse face à la  grande plage, jeter quelques notes à chaud. Pourtant je reste dans le hall et continue d’observer. Qui sont réellement ces passagers ? Difficile de le savoir sans leur adresser la parole ou les côtoyer. Pourquoi choisissent-ils la médiathèque alors qu’un ciel lumineux s’étale sur les  toitures et descend jusqu’aux plages ? Des étudiants, retraités, chômeurs, SDF, ados, enfants… Toutes sortes d’êtres réunis ici, sûrement un des seuls endroits des villes et campagnes où  classes sociales, us et coutume, ethnie, se  dissolvent momentanément. Un  homme sans âge, le cou tanné par une existence de  banc en banc, avait le regard rivé  sur une page de journal. Lit-il  ou  simplement un geste pour se fondre parmi les autres ? Personne pour demander de renouveler sa consommation ou  quitter la station de  métro ou  le quai de  la gare. Je promène mon regard de l’un à l’autre comme pour tenter de saisir l’essentiel de  chacun, transformer les  expressions des visages en mots. Faire revivre ces quelques instants d’un voyage hors du temps. Je souris en les voyant : lui assis devant une encyclopédie, elle, debout un livre à la main. Ils se dévorent des yeux. Leur lecture suspendue. Un futur rendez-vous sous d’autres couvertures ?

 Retour à terre,

En  descendant  l’escalier, je  lève la  tête. Toujours la  même mouette près de la façade ? Encore une question sans réponse. Elle  se  détache de  la  baie vitrée, rase le toit de  l’hôtel Oxo  et s’éloigne au-dessus des immeubles.

Se posera-t-elle sur le Casino réaménagé par François Lombard ? Bâtisse blanche face aux flots. Pas la  même motivation pour pousser la porte de  la médiathèque et celle de  la salle de  jeux. Usagers d’un côté, clients de l’autre.

Et porteurs d’un même désir : s’enrichir.

 Ce texte est extrait du recueil collectif  "Tours et détours en bibliothèque. Carnet de voyages."  publié par les Presses de l'enssib

   Le site de Caroline de Otero

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