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L’ oiseau chante. À quelques mètres de deux oreilles. Elles ne l’écoutent plus. Il continuera de chanter. Pour d’autres histoires. Toutes sont uniques et irremplaçables. Comme celle de cet enfant. Son histoire se vide. Un corps d'une dizaine d’années à perpétuité. Il a croisé une arme blanche ou un missile. Une femme s’approche de l’ombre. L’une ou l’autre, pas les deux. L’ombre a l’habitude. Ce n’est pas la première à lui faire la remarque. Vous avez besoin de savoir. Vouloir plus de précisions sur la façon dont a été donné la mort. Peut-être chercher à savoir qui a le plus souffert, noter la souffrance avec un cœur ou un pouce bleu. Je n’en sais pas plus. Contrairement à lui. Il sait de l’intérieur de sa chair. Inutile de vous pencher et de lui tendre un micro. L’enfant ne donnera pas d’interview. Mais vous avez déjà la réponse. Sous vos yeux. Une réponse en rouge sang sous ciel bleu.
L’ombre est en colère. Vous ne voyez pas que vous êtes en train de piétiner sa dernière adresse. Ce n’est pas du tout votre attention ? Vous êtes des photographes de presse ? Non. Pourquoi alors vous dégainez vos smartphones ? Pour que personne n’oublie le carnage qui se déroule ici. Que le sang versé de cet enfant témoigne des horreurs en cours. Pas sur Mars ou la lune. Ni au siècle dernier. Mais sur terre et aujourd’hui. Ce sont des crimes commis par nos semblables. Des massacreurs issus de notre espèce humaine. Quelle que soit l’abominable et les horreurs, le monde entier doit le savoir. Ailleurs qu’ici, le sang d’enfants et d’adultes coulent. L’inhumanité de masse souvent dans les mêmes territoires du monde. Et surtout les veines de civils qui se vident. Avec nos nouveaux outils, on ne peut pas dire qu’on ne savait pas. Sauf à fermer les yeux et sa tablette. La folie meurtrière de notre espèce est visible en direct sur les écrans. On sait. L’ombre acquiesce.
Elle les dévisage. Sa première impression sur le jeune couple n’était pas la bonne. Visiblement touchés par ce qu’ils découvrent. Sans doute une erreur d’aiguillage de leur GPS touristique. En général, les voyageurs ne sortent pas d’un parcours bien balisé pour ne voir que les « beautés du pays ». Ont-ils des enfants ? Le corps au sol, leur rappelle-t-il un fils ou une fille gardée par la famille pendant leur voyage ? Dégoûté à vie de faire un enfant en voyant comment il pourrait terminer ? Des questions qui resteront sans réponse. Vous avez raison : merci de montrer ce carnage d’humains. D’où est originaire cet enfant ? Pareil que vous. C’est-à-dire ? Vous avez la même première adresse. Laquelle ? Le ventre d’une femme.
Le couple prend quelques photos et s’éloigne. Ils marchent lentement. Sans parler. Comme voulant se faire le plus petit possible. Tous les deux s’arrêtent plus loin. Pour se pencher sur un autre corps : une vieille femme. L’ombre les suit des yeux. Elle n’a pas bougé d’un centimètre. Déjà plusieurs heures immobile. Un homme ? Une femme ? Autre genre ? Un enfant ? Juste une ombre veilleuse. D’autres comme elles opèrent partout sur la surface du globe. Chacune veille sur un enfant. Sans rien connaître de son histoire. Ni comment il a été tué. Certaines veillent sur des cadavres d’adultes. Pas que dans des territoires en guerre. Là où un ou plusieurs êtres ont été tués. Que ce soit un homicide, un féminicide, un génocide ; les ombres sont là. Quelle est la tâche de ces ombres ? Une présence. Chaque victime à son ombre. Parfois que pour remplacer une main absente.
Des veilleuses d’humanité. Remplaçantes de dernier regard absent. Elles s’éloignent quand un proche de l’enfant est là. Pour aller veiller un autre, sans main ni regard. Comme le corps de l’enfant dont elle a la charge momentanée. Il ne la voit pas. Elle n’est pas là pour être vue. Simplement représentante de l’humanité. Celle à qui appartient cet enfant. Même mort. Un membre à jamais de la communauté humaine. Comme tous les êtres. Même le plus abominable des hommes ne peut être retranché de l’espèce humaine. Haï, mais un semblable. L’ombre regarde l’enfant. Chaque fois troublé par un visage apaisé au cœur du chaos. Comme le sien. Un visage sur un corps en ruines. Et pas le moindre rictus de douleur. NI de violence. Sans la trace rouge, on pourrait croire qu’il dort. Et qu’un mot ou le chant de l’oiseau pourrait le réveiller. Sous le soleil, il fait jour. Nuit dans son regard.
Selfie avec son cadavre ? La veilleuse blêmit. Deux hommes et une femme. Un trio de sexagénaires. Contrairement au couple, ils ne sont pas discrets. Très bruyants et équipés comme pour un safari photos. Elle les fusille du regard. Allez, pourquoi pas un p’tit selfie. En plus, nul besoin de lui faire signer le droit à l’image. Vous pouvez la piétiner aussi. Le trio ne peut l’entendre. Seuls les êtres empathiques perçoivent sa voix. Sa mère sur le selfie. Ce serait vachement mieux. Beaucoup plus fort avec la mère portant le corps de son enfant mort. Ce serait top de chez top. Certes pas la première fois que la veilleuse voit des charognards à masque humain. Mais rarement avec autant d’indécence et mépris. Vous pouvez toujours demander à sa mère ? Où elle est ? Vous ne la voyez pas ? Pourtant, elle bouche l’horizon. On ne voit que la mère de l’enfant assassiné. Elle est incontournable.
La montagne de larmes. Elle grandit à chaque pleur et sanglot d'une mère amputé du monde qu'elle a mis au monde. Des larmes qui coule sur la joue ou sous la peau. Petite femme toute frêle devenue une masse imposante. Une géante de larmes à la hauteur du regard de tous les puissants du monde. Même plus haute qu'eux. Malgré tout leur pouvoir, ils sont impuissants avec elle. Une mère qui a perdu son enfant n’a plus peur de rien. Si ce n’est du vide entre ses bras, l’absence dévoreuse contre sa poitrine. Elle n’est pas la seule dans ce cas. Sans doute une des plus longues chaînes de montagnes du monde. S’élevant partout où un enfant a été tué. De la plus grande ville au plus petit village. Même au fond de la mer ou au cœur du désert. Une chaîne qui a commencé par le premier meurtre d’enfant. Que ce soit dans un crime isolé ou de masse. Le résultat est le même : une enfance arrachée à son lendemain. Vous voulez aller la visiter ? Libre à vous. Mais je vous le déconseille. Pourquoi ? La montagne est aussi un volcan.
Rouvrir son ventre. Si elle pouvait, elle le ferait sur le champ. Même au risque de perdre sa vie pour la lui redonner. Sa mère serait prête à le porter à nouveau. L’enfouir en elle. Pour lui redonner un bouclier de chair protecteur. Ne plus le laisser à la merci de la folie des hommes. Le protéger des tueurs à distance et de leurs marionnettes sanguinaires. Loin ou près, petits ou grands, tous ont du sang sur la mémoire. Il coule aussi sur leur miroir. Le goutte-à-goutte sans fin d’une chair arrachée à la chair qui l’a mise au monde. Un arrachage à l’humanité entière. Elle les hait. Une haine qui finira par se dissiper avec le temps. Parce qu’elle ne sait pas haïr. Du moins pas assez pour entretenir le feu d’une haine jusqu’à la fin d’une existence. Seule sa colère perdurera. Sous sa poitrine, jusqu’à son dernier souffle. Elle sera à jamais en colère. Et plongé dans une profonde culpabilité. Pourquoi n’a-t-elle pas réussi à le protéger ? Tu n’aurais rien pu faire pour le sauver. Ce n’est pas de ta faute. Ses proches tentent de la déculpabiliser. En vain. Pourquoi a-t-elle donné la chair de sa chair à la folie du monde ?
Silence et éloignement. Double demande de toutes les ombres veilleuses. Une exhortation à se taire. Cesser de trop en dire. Les mots, même les plus beaux et forts, n’auront jamais l’élégance du silence. Et sa capacité d’accueil d’une souffrance, sans lui rajouter du poids. Il est de temps de s’en aller. Partir à pas léger. Pour éloigner son regard voyeur d’une souffrance à ciel ouvert. Cesser d’étaler sa compassion et empathie ; c’est bon, on a compris. S’effacer devant l’indicible. Les laisser tous les deux. En bonne compagnie du silence. Ce n'est plus notre histoire. Mais de l’enfant et la montagne. Une chair sans vie. L’autre est blessée à vie. Notre humanité morte dans les bras d’une montagne inconsolable ? Oui. Mais elle ne cesse de renaître entre d’autres bras.
Pas que du rouge sous bleu. Même s’il y en a beaucoup. Toujours trop de rouge sang versé sur la planète. Au siècle dernier, du sang par hectolitres dans les tranchées, les camps de la mort, Hiroshima, Nagasaki, les goulags, le Rwanda. La liste des horreurs de notre espèce n’est pas exhaustive. Autres siècle, autre abominable. Ça continue de nos jours. Du crime isolé au massacre de masse. Peut-être moins d’hectolitres de versé qu’au siècle précédent. Mais disséminé partout sur la planète. Encore un énième constat. Tout un billet de blog pour rabâcher ce que tout le monde sait bien. Encore du temps de lecture perdu pour les internautes. Et en prime une couche de noirceur de plus sur le tableau déjà bien sombre. Voire obscure.
Une fois n’est pas coutume : petite note optimiste en conclusion. Et en plus colorée. Pour rappeler que le tableau du monde est toujours à peindre et à repeindre. Pourquoi pas rajouter plus de bleu ciel ou mer. Ou d’autres couleurs rendant la face du siècle moins ténébreuse. Lui apporter de nouveaux éclairages. Déjà en lui rendant ceux qu’il a perdus. Et en inventant de nouvelles lumières. Un nouveau jeu de couleurs pour notre jeune siècle. Sans pour autant supprimer le rouge. Mais le destiner à la gorge d'un oiseau, un bon verre de vin, une robe, une cravate, un tableau, une colère, un feu de signalisation ... Nous sommes huit milliards de pinceaux.
Et la palette entre nos mains.