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Billet de blog 27 juin 2018

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Soigner son quartier

Certaines villes moyennes comme plongées dans une «dépression urbaine». Leur centre laissé en pâture aux marchands de sommeil ou de paradis artificiels. Les municipalités les plus touchées bientôt entre les mains d'obscurantistes bas du front ? Des territoires abandonnés aux intégristes islamistes ? Quartiers détruits à petit feu par la précarité ? Ne pas oublier les centres-villes en souffrance.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« La réalité a dépassé la fiction. Ensuite, c'est la fiction qui a dépassé la réalité et, à partir de là, tout n'est devenu qu'une copie d'une copie dont on a oublié l'original. » Carlos Zanon


           Faire le vide en plein soleil. Je viens le plus souvent possible sur cette plage. Elle se trouve à dix minutes à vélo de mon cabinet en centre-ville. Une pause agréable dans ma journée de travail. Les maux de mes patients et tous les autres tracas comme s’évaporant dans l’air iodé. Je rencontre parfois des clients. Pour l’instant aucun n’est venu me demander une consultation de plage. Toujours très étonnés de voir leur médecin affalée en monokini. Toutes sortes d’êtres se côtoient sur ce bout de mer. Avec des frontières qui persistent de serviettes en parasols. Certains parlent très fort, d'autres sont plus discrets. Même les silences portent la marque d’une éducation. La reproduction sur quelques mètres carrés de ses us et coutumes trimballés depuis l'enfance. Rien de nouveau sous le ciel d'été. Mais tous avec au moins un point en commun: reliés par la mer et le soleil. Colocataires de la méditerranée et du même horizon, le temps d'une baignade. Et le sable qui colle pareil à toutes les peaux.


      J’ai mis longtemps à pouvoir m’y baigner. Sans doute à cause de ma dernière mission en médecine humanitaire. Trois années passées sur un bateau à porter secours à des migrants. Une expérience plus dure que les précédentes sur des territoires ravagés par la guerre ? Pourquoi essayer de quantifier ? Laissons ces calculs à ceux, de toutes origines, sous toutes les latitudes, qui veulent que leur souffrance et celle de leur proche soit la plus importante sur l’échelle de Richter de la compassion. Cherchant à monopoliser les larmes et l’empathie. Réflexe classique de voir d’abord le monde à travers le filtre de sa famille ? Sans doute. Mais nous, les professionnels de la souffrance, ne sommes pas destinés à établir des statistiques ou instrumentaliser la douleur des uns et des autres. Ni à faire chialer dans les chaumières. Notre but consiste à être le plus efficace sur le terrain. Chaque seconde compte dans notre course médicale. Tenter de sauver l’ individu entre nos mains. Avant de s’occuper du prochain. Soigner est notre principale mission. Sans jugement de valeur sur la souffrance.


       Ma maison se trouve de l’autre côté du pont enjambant le canal. Dans le quartier où j’ai vécu jusqu’à mon bac. Quitté avec tristesse pour mes études de médecine. Le centre historique, avec ses jolies ruelles pavées et les façades chargées d’Histoire, tel le village provençal de carte postale. Guère un hasard qu’il soit aussi visité. J’y ai eu une enfance très heureuse. Dans une famille d’enseignants issus de la ruralité. Prolos, classes moyennes, notables, enracinés ou nouveaux arrivants… Différentes odeurs de bouffe se mêlaient de fenêtres en jardins. Pas uniquement les senteurs à se mêler. Personne ne prônait la mixité: elle était présente. Comme la laïcité. La plupart des gosses ensemble dans les mêmes écoles, de la maternelle à la terminale. Pareil pour les bistrots aux terrasses sans frontières. Des noms de partout sur les boîtes aux lettres. Un paradis sur terre? Non. Une vie de quartier avec ses hauts et ses bas.


       Mon rêve de gosse de devenir médecin est né dans une de ces ruelles. Je voulais soigner les gens. Comme Monsieur Lafont, notre médecin de famille. Il officiait dans son hôtel meublé tout poussiéreux. Son immense bibliothèque me fascinait. « Nul besoin de tous ces livres pour avoir du cœur et un cerveau, ma p’tite. Mais ça peut aider parfois à douter, aller plus loin que ses certitudes, et aussi à rêver les yeux ouverts. Toutes les saisons humaines sous une couverture. En plus lire n’a jamais tué personne. ». J’ai fait mon stage de troisième chez lui. « Très belle idée de vouloir travailler dans notre quartier. Savoir qu’il y a des jeunes pour prendre la relève me ravit. Mais… Un conseil ma p’tite: va voir ailleurs quand même. Loin de chez Papa, Maman, les copines et les copains… Frotte-toi à d’autres lieux en France ou d’autres pays. Ne te contente pas de ce que tu connais et qui te rassure. Bouge et reviens si tu en as envie un jour. Visser une plaque de médecin n’est pas un geste anodin. Soigner c’est plus ou moins facile. Être un bon soignant c’est autre chose. ». J’avais suivi son conseil. Une expérience très éprouvante. Parfois à en gerber et frôler la misanthropie. Surtout face à des yeux de gosses prisonnier de la folie humaine. Notamment l’un d’entre eux. Il me fixait sans un mot. Tendu mais rassuré. Nous avions sauvé ses parents et sa sœur. Il pouvait avoir confiance. Sans savoir que nous allions devoir l’amputer. Le dernier regard qui m’a poussé à rendre mon tablier. Et revenir en France. Usée. Je passais mon temps à tourner en rond dans mon appartement. Désabusée. Refusant toutes les propositions de boulot. Je m'isolais de plus en plus. Le désir en berne.


  Sortie de ma torpeur par le coup de fil d’un ami d’enfance. « Tu sais que le remplaçant du docteur Lafont cherche à vendre son cabinet.». J’ai aussitôt sauté sur l’occasion. Aidée pour ça par un petit héritage qui dormait à la banque. Une nouvelle aventure allait commencer. Mon rêve de gosse était toujours possible. En plus, une maison se libérait à deux ruelles de celle où j’avais vécu avec mes parents. Elle appartenait à un couple avec deux enfants. Elle enseignante et lui graphiste. « J’ai été mutée ailleurs. Une belle promo à ne pas refuser. Nous devons partir très rapidement.». Ils m’avaient envoyé des photos de leur intérieur. Superbe maison de ville avec une large terrasse. Une vue sur les toits et la mer. « Je suis très heureuse de venir exercer la médecine dans le quartier de mes premiers pas.». Nous avions beaucoup échangé par mail. Un couple très sympathique. Quittant la ville à regrets.


       Leur en vouloir ? Peut-être que j’aurais fait la même chose. Un mensonge par omission. Occultant les extérieurs de leur joli cocon. Le quartier n’avait plus rien à voir avec mes beaux souvenirs de jeunesse. La plupart des maisons tombaient en ruine. Nombre de commerces à vendre ou louer. Seuls les marchands de sommeil se frottaient les mains. Ils pouvaient engranger cash sur la misère de proximité. Une misère que les dictateurs et stratèges cyniques du monde entier alimentaient en boucle. Se partageant la part du gâteau avec les dealers. Je comprenais pourquoi le prix de la vente était si bas. En plus de la perte de fric, le couple avait perdu sa mise sentimentale: débarqué du Nord pour vivre sous le soleil du Sud. Très heureux les premiers temps avant de déchanter. Pour finalement fuir et retrouver leur territoire d’origine. D’autres dans le quartier les ont imités. Quelques-uns emportant dans leur bagage une histoire de plusieurs décennies. Rallier le centre-ville fut le rêve de nombreux habitants de la périphérie. Certains rêvent aujourd’hui de s’en évader. Fuir le centre.


       « Ils se font un RSA ou un SMIC par jour. Pourquoi ils se feraient chier à faire autre chose. Qui, à part les dealers, les actionnaires et ceux qui ont des jetons de présence, gagnent autant en si peu? Une minorité de citoyens. Sauf que les actionnaires sont beaucoup plus malins que ces idiots; eux n’ont pas besoin de bosser été comme hiver dans la rue. Et ils ne se font jamais serrer. Contrairement à ces  idiots nés avec une balle dans le pied et qui s’en mettent une tout seul dans l’autre pied. Je ne peux plus les supporter ! Qu’ils s’entre-tuent et nous foutent la paix! ». Fabien , mon copain, prof de SVT et militant aussi dans des associations humanitaires, avait emménagé avec moi. Moins d’une année. Il est parti vivre dans un autre quartier, à quelques centaines de mètres du mien. C’est moi qui passe chez lui. Se vengera-t-il lui aussi dans un bureau de vote? Je ne crois pas. Bien que chaque arabe ou gitan croisé dans la rue devienne un ennemi potentiel. Femme voilée et djellaba synonymes de terroristes. Parfois un mot ou une formule trahit sa haine montante. Bévue qu’il noie très vite sous des tonnes d’explications. Si malheureux de rejoindre le camp de ceux qu’il combat. Moi aussi je perds souvent patience. Au point de mettre de temps à autre tous les jeunes dans le même sac. Et vouloir anéantir cette bande d'ordures qui a privatisé l'espace public. Pourri l'espace de tous les riverains et des visiteurs. L'humanisme plus facile dans les beaux quartiers?


       Derniers dinosaures à ne pas plier bagages. Certains en rêvent mais sont contraints économiquement de rester. Nous sommes de moins en moins nombreux à vouloir vivre dans ce périmètre de centre-ville. Certains rasent les murs et rentrent se calfeutrer chez eux. Bienvenue à Dépressville, ironise mon voisin vivant volets fermés et dévoreur d’antidépresseurs que je lui prescris. Rares ceux qui osent regarder par la fenêtre. Soumis à la loi du silence. « Sale pute! Raciste! Sûr que tes potes c’est des balances et des flics. On va cramer ta bagnole.». Pas un jour sans une menace. Combien de fois à m’engueuler avec eux. Pas ces branleurs qui allaient m’expulser de mon quartier de gosse. A vrai dire plus que les ruines des jours heureux. Mais j’y tenais à ces ruines. Peut-être mon côté Don Quichotte des mers qui continue sur le plancher des vaches. Persuadée de pouvoir redonner une nouvelle vie à ces ruelles et belles pierres. Qu’il redevienne le beau quartier historique sans les histoires de came et de misère. Rester ici c’est ma façon de résister. Contre ceux qui pensent que les métèques sont tous des voleurs, dealers, terroristes, esclavagistes de femmes, et bien d’autres saloperies. Sans pour autant être une bien pensante refusant de voir les saloperies de certains obscurantistes basanés. Un travail de tous les instants pour réussir à échapper à toutes ces impasses. Malgré une bande de connards pourrissant mon quotidien.


       Jusqu’à une nuit d’hiver il y a deux ans. Pas la première bagarre sous mes fenêtres. Insultes et cris quasiment au menu de toutes les nuits. De rares fois des coups de feu. Peu après, on voyait en général des ninjas débarquer dans la rue et enfoncer des portes pour repartir avec deux ou trois trafiquants. Retour à la normale du commerce très vite après le passage des gros bras de la police. Avec le temps, j’avais fini par ne plus prêter attention à ces scènes nocturnes. Me contentant de déménager ma chambre à coucher côté cour. Une envie d’un verre d’eau m’avait fait passer de l’autre côté de la maison. Ma cuisine, donnant sur leur territoire, m’offrait un point de vue idéal. Un homme allongé au sol se tenait le ventre. Il poussait des hurlements. Que faire? Prendre mon verre et retourner dans mon lit. Retrouver le fil du sommeil. Qu’ils se démerdent. Je m’étais recouchée.


       Tous avaient ouvert des yeux ronds en me voyant en robe de nuit. Mon sac de médecin à la main. « Casse-toi de la rue! Ici, c’est chez nous! Pas chez toi sale raciste! Si tu me suces, je te le rends ton portable.». Il ne me l’avait pas rendu. Mon voleur baignait dans son sang. C’était l’un de mes pourrisseurs de quotidien. Les pompiers et les médecins d’urgence venaient à reculons. Ils avaient été plusieurs fois caillassés. Je lui ai aussitôt fait un garrot. Il avait perdu beaucoup de sang. Il ne cessait de hurler. « Calme-toi. Toi et tes potes vous allez faire ce que je vous dis.». L’un d’entre eux, une tête à claques qui garait son scooter devant ma porte, avait tordu mon bras. « On a pas besoin de toi la bobo ! Rentre chez toi!». Deux types sont sortis d’une bagnole. Plus âgés que leurs collègues de trottoir. « Tu laisses faire la toubib, gros.». Il avait haussé les épaules avant de me lâcher. J’avais composé le 15. Le blessé avait fermé les paupières. De ma main libre je l’ai giflé pour qu’il ouvre les yeux. En vain. « Allô!». Le régulateur m’a interrogé, rassuré d’avoir affaire à une consœur. « Faut faire vite. Je crains que le pronostic vital ne soit prononcé.». Plus que le blessé et moi quand le Samu débarqua. « Heureusement que j’ai acheté un nouveau portable, pauvre con!» Il détourna les yeux. Les flics et les pompiers repartis, ils étaient tous apparus. «Merci m’dame.». J’avais regagné ma maison. Sans un mot. Quelques jours plus tard, plus la moindre fesse sur le capot de ma voiture. Ni de déchets balancés dans ma cour ou de douaniers filtrant l'entrée de mon porche. Ils s’étaient juste éloignés de quelques mètres de chez moi. Depuis cette nuit, je n’ai plus le moindre souci. Mais l’enfer continue pour mes voisins. Un enfer ponctué au fil du temps de résignations et de déménagements. Quelle autre solution que se résigner ou fuir ?


      Mon portable vibre dans mon sac. « On dîne ensemble ?». C’est Fabien. « Je risque d’arriver un peu tard car j’ai pas mal de monde. Bises.». Presque trois ans que nous sommes ensemble. Chacun chez soi. Il aimerait que je vende et aille habiter avec lui. Je refuse obstinément. Partir ce serait donner raison à tous les cons. Ceux manipulant les haines pour engranger des voix. Les intégristes identitaires ou d’un islam de contrefaçon. Contrefaçon comme les sacs banane Lacoste des abrutis de dealers en bas de chez moi. Je suis comme coincée entre plusieurs impasses. Parfois, surtout depuis quelque temps, j’ai envie de tout plaquer et me tirer. Envoyer à mon tour des photos de mon intérieur à de potentiels acheteurs. Moi, j’ai déjà donné pour l’humanité. À d’autres d’essayer de changer le visage du monde ou du coin de sa rue. Moi, moi, et encore moi. Ne m'occuper que de ma petite personne. Tu ne peux pas faire ça. Une petite voix me rattrape toujours. La voix de la gamine qui rêvait d'être un jour le docteur Lafont. Pour à son tour soigner le quartier.


        Personne sur la route du retour. Tant mieux car je me traîne. Très essoufflée. Pédaler même sur de petites distances devient de plus en plus difficile. Peut-être pas très raisonnable de continuer de vivre comme si de rien n’était. Un vrombissement de moteur derrière moi. Sans doute encore un de ces jeunes décérébrés ou un vieux beau en berline de luxe. Pas le même âge mais les mêmes signes ostentatoires pour ne pas se sentir rien. Tort d'investir dans une enveloppe de ferraille ? Qui suis-je pour donner des leçons ? Parfois aussi intolérante que ceux que je critique. Et puis après tout chacun sa verroterie pour semer le réel. Le bruit de moteur se rapproche. Je me rabats sur le côté. La voiture ralentit sur ma droite.


_ M’dame.


Je fixe toujours la route.


_ Vous devriez quitter le quartier.


Je freine.


_ Foutez-moi la paix !


     Le type au volant est celui que j’avais secouru. A peine sorti de l’hôpital, il avait repris sa place commerciale dans le quartier. Auréolé de sa blessure de guerre. Une blessure qui accéléra sa promotion de rue. Sans mon intervention, il serait peut-être en chaise roulante ou dans l’au-delà. Sauvé par la sale pute raciste. Chaque fois que je l'ai croisé, il a baissé les yeux. Penaud. Un plaisir que je ne boudais pas. Enfin ce jeune coq adoptait un profil bas. Pourquoi m'adresse-t-il la parole aujourd'hui ? Sûrement des propos sans intérêt. Pas de temps à perdre avec lui. Je dois avoir déjà des patients dans ma salle d'attente.

       Il pointe son index sur mon ventre.


_ Vous pouvez pas faire vivre un gosse dans ce putain de quartier, bredouille-t-il.
    Ce que me ressasse aussi Fabien.


_ Toi, occupe-toi de ton p’tit commerce et dégage.


    Il accélère. Je ne bouge pas. Déstabilisée. Un doigt d’honneur fleurit à la vitre. Je pose la main sur mon ventre très rond.


             Partir ou continuer à soigner ?


NB: Cette fiction est inspirée des difficultés de certaines villes moyennes. Avec notamment leur centre, souvent très touristique en été ( le jour), de plus en plus précarisé. Des villes comme plongées dans une sorte de «dépression urbaine». Les plus touchées (une récemment visitée en bord de méditerranée) tomberont-t-elles comme d’autres entre les mains d'obscurantistes bas du front ? Des territoires abandonnés aux intégristes islamistes ? Des quartiers entiers laissées en pâture à des marchands de sommeil ou de paradis artificiels ? Pas uniquement les cités de la périphérie qui ont des problèmes. Nombre de centres-villes aussi en souffrance.

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