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Billet de blog 26 juin 2019

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Les enfants d’ouvriers méritent mieux que Sciences Po !

Une nouvelle forme de harcèlement social? Enfant d’ouvriers, tu feras Sciences Po. La nouvelle injonction à la mode ? Des années après «Touche pas à mon pote». Bientôt un sergent séducteur, joueur de pipeau, sillonnant les banlieues populaires. Pour ramener derrière lui des centaines de lycéens. Puis en noyer certains dans des eaux sciencepolicées. Une école avec nombre de social-killer.

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Illustration 1

    «Une nouvelle forme de harcèlement social ? Enfant d’ouvriers, tu feras Sciences Po. Ta famille et la France seront fiers de toi. La nouvelle injonction à la mode ? Des années après «Touche pas à mon pote». Bientôt un sergent séducteur, joueur de pipeau, sillonnant les banlieues populaires. Pour ramener derrière lui des centaines de lycéens aux yeux plus gros que leur carnet d'adresses. Puis en noyer certains dans les eaux sciencepolicées. Une école avec nombre de social-killeur Et autres réducteurs de coûts. Les mêmes qui ont asphyxié socialement leurs parents et grands-parents depuis des décennies. Reléguant notamment les gosses d’ouvriers immigrés derrière leur couleur de peau, leur origines ethniques, pour qu’ils s’éloignent de la lutte de classes. Aujourd’hui, total changement de tendance. Étrange virage. Sciences Po, bradée à la populace, ne doit plus valoir grand-chose. Sans doute pour ça qu’on veut la refourguer en partie aux gosses d’ouvriers. Le pouvoir à venir est sûrement ailleurs.

     Du blabla que tout ça. Peut-être une forme de méfiance mal placée. Je parle mais je n’ai rien à proposer tout de suite. Et puis chacun, gosse d’ouvriers ou pas, est libre d'opter pour l’école de son choix. Je vais quand même rajouter ma dose d'injonction et caricature. Il me semble que Sciences Po, l’Ena, et nombre de grandes écoles du même registre, n’ont d’intérêt que si on veut accéder à des postes de pouvoir. Vouloir plus ou moins dominer. En tout cas, espérer être près ou au cœur des instances décisionnaires de ce pays. Dans les ministères, les médias, la finance, l'industrie... Pourquoi pas. La volonté de domination est dans la nature humaine. Certains dominants sont simplement plus dangereux que d’autres. Pas le temps de débattre de ça ce matin, mon fils. Mais il me semble que d’autres lieux, plus intéressants que ces usines à cerveaux bien dressés, existent en France et dans le monde. Des cursus, scolaires ou des parcours autodidactiques, beaucoup plus épanouissants.

      Comme les Beaux-Arts pour un gosse d’ouvriers. Plus le Conservatoire de musique. Une école de cinoche ou de danse. Des ateliers d’écriture ou de théâtre. Une école de cirque. Les milieux populaires y sont-ils plus représentés qu’à Sciences Po ? Pas sûr du tout. Sûrement plus difficile d’y rentrer. La culture, dans toutes ses acceptions, est une chasse très bien gardée. Nettement plus protégée que toute les autres disciplines. Si tu es une bête à concours, un tueur à l’oral et à l’écrit, on t’ouvrira la porte pour devenir un chien de garde du système. Un vigile trois étoiles, diplômé, sans les oreillettes. Le Science Po , parfumé « Ghetto No93», est une bonne recrue, souvent plus zélé et obéissant que les enfants de la grande bourgeoisie. Nombreux d’ailleurs parmi ces derniers ayant tendance à se tourner vers notamment la nature et la méditation. Ils préfèrent occuper d’autres espaces que celui des grandes Old school paternels. Laissant leur place à de nouveaux arrivants pour être des dominants. Un leurre car le haut du panier restera verrouillé. Avec des codes d'entrée qui ne sont plus du tout délivrés par Science Po. Un verrouillage nettement plus subtil.

    Si à 20 ans tu n’as pas fait Sciences Po, tu as raté ta vie ? Gosse d’ouvriers, fais ce que tu veux de ta jeunesse. Et ce que tu peux. Sciences po ou n'importe quelle autre voie. Même de rêvasser à une terrasse avec des copines et copains de ton âge. Prendre un sac et faire le tour du monde reste peut-être la plus grande école.  Méfie- toi juste des bras soudain ouverts et des sourires de philanthropes. Tout se paye. Ne fais pas confiance non plus à ceux qui tentent de t’entraîner ailleurs. Sans te proposer quoi que ce soit de concret. L’intelligence, la culture, et tout le reste, sont entre tes mains. Et dans ton cerveau. Tu n’as de leçons à recevoir de personne.

      Encore moins de celles et ceux qui t’ont confiné depuis des décennies dans un ghetto et des clichés pour mieux te manipuler. Ni non plus des autres qui, comme ton père désabusé et d’humeur changeante, te suggérant de mordre la main qui pourrait te donner à manger. Je suis capable de changer d'avis dès demain et te pousser à entrer dans cette école. Même être fier si tu réussissais à l'intégrer. Une fierté mâtinée de revanche par procuration. Bref; mon histoire se termine, la tienne débute. Fais comme tu sens, mon fils. Avance et recule avec tes défauts et qualités. Évite peut-être d’être parfait. Pourquoi ? Parce que c’est impossible et si triste. Un zeste d'autodérision et humour pour relativiser toutes nos interrogations de passagers de la planète. Un petit tour du manège humain et puis plus rien du tout.Bon, faut que j'arrête mon enfonçage de portes ouvertes. Surtout que je suis déjà à la bourre. Et c'est moi qui suis d'ouverture.

      Pour conclure sur l'injonction adressée aux rejetons de la classe ouvrière. La presse la relaie en boucle. Ainsi que les politiques. Comme un post-it de réussite obligatoire scotché sous ton jeune crâne. Ne crois surtout pas tout ce qu’on te raconte: tu n’es pas qu’un gosse d’ouvriers. Ne te laisse jamais réduire, mon fils. Ni par les médias, ni par les politiques, ni par tes profs... Ni par ton paternel. Tu es bien plus qu’une étiquette intégration sur l’étal de la bonne conscience et du marché.

     D’abord un individu de chair et de rêves.»

   Ce matin, avant de partir au boulot, il a laissé ce texte sur la table de la cuisine. Écrit d’une traite rageuse. Une lettre indirecte à son fils lycéen. Il vient dormir de temps en temps chez lui. Pour goûter en pointillés au silence paternel ponctué d’autodérision. Un père avec toujours le sourire aux lèvres. Le sourire camouflage d’un être aux sourcils froissées de colère. La colère d’un homme sans illusions. Le fils connaît pas grand-chose du passé de son géniteur. Sauf que c’est un grand lecteur. Comme sa mère qui est femme de service dans un collège. Contrairement à leur fils. « Génial Papa ! Ils ont supprimé le concours d’entrée à Sciences Po. C’est plus réservé à une élite. Maman m’a dit que je pouvais m’y présenter. Elle me pousse à y aller. Je vais me présenter. ». Le fils n’a pas remarqué le nuage sombre dans le regard de son père. Ses sourcils encore plus froncés. Un homme blessé d’avoir cru.

    Il pose les bières et retourne derrière le bar. Sciences Po s’était son rêve. Surtout celui de Paris. Il a toujours aimé ce quartier. Traversant le périphérique pour venir s’y promener. Parmi les jeunes filles et hommes qu’il trouvait «aérien». Pas la même démarche fébrile que lui; inquiet à chaque uniforme et vieille femme croisés. Lui aussi serait un jour de ce quartier. Il fut recalé au concours d’entrée. Vexé, il décida d’arrêter les études et chercher un boulot. Serveur comme son oncle et sa première vitrine sur le monde. « L’humanité, la pire et la meilleure, me rend visite chaque jour. Que demande de plus le peuple. ». La réponse souriante à ceux qui lui disent qu’il mérite mieux qu’une place de serveur. Le pense-t-il réellement ? Parfois très heureux d’être serveur. Et à d’autres moments, l’œil dans le vague derrière son comptoir, à égrener ses rêves perdus. Après des années de bar en bar, il a trouvé une place stable. C’est le plus ancien de l’équipe. Il a toujours voulu rester serveur. Refusant tous les postes de responsabilité. Jusqu’à cet établissement. Il s’y sent bien et a accepté d’être gérant de jour. Une très bonne place. Si ce n'est le long trajet en bagnole.

     La brasserie qu'il gère depuis une année se trouve à une centaine de mètres de Science Po. « Pas de hasard. Tu as eu ton concours d’entrée dans ce quartier. ». C’est son ex femme qui le taquine sur le sujet. Chaque jour, des élèves viennent y déjeuner. Ils bavardent souvent avec eux. Quelques-uns sont stupéfaits de la culture général de celui qui leur sert café et pressions. Une leçon hors école. Lui aime bien aussi ces échanges. Avec toujours un brin de provocation de sa part. Tout allait bien avant la suppression du concours d’entrée. Il s’est mis en rogne contre un élève qui ne lui avait absolument rien fait. Lui, si courtois, l’avait agoni d’insultes. Prêt même à en venir aux mains avec un prof de l’école. Le patron l’a remercié. C’est son dernier jour. Il a décidé de ne plus remettre les pieds dans le quartier.

    Remplacé par son fils ?

NB :  Cette fiction est inspirée d’une conversation entendue sur la suppression de l’épreuve écrite d'admission à Sciences Po. Deux pères de famille visiblement de condition modeste. Désormais l’entrée dans cette école prestigieuse se fera sur dossier. L’un des deux débatteurs du bar de la gare était très enthousiaste. Le second, très méfiant, pense que c’est encore de l’enfumage. La méfiance entêtée d’un gosse d’ouvrier échaudé ? Puis ils sont passés au rugby. Lequel des deux avait raison ? Toulouse restera-t-elle la meilleure équipe de France ?

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