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Billet de blog 26 septembre 2016

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Les ombres d'Alep

Que pense-t-il de la pluie de bombes ? Alliées ou ennemies ? Barbares ou civilisées ? Il s'en contrefiche. Comme la majorité des habitants coincés dans cette ville. Quand les bombardiers pointent leur nez dans le ciel, courir vite et trouver une bonne planque sont les principales préoccupations. Le reste passe après.

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      Que pense-t-il de la pluie de bombes ? Alliées ou ennemies ? Barbares ou civilisées ? Il s'en contrefiche. Comme la majorité des habitants coincés dans cette ville. Tous pris dans la nasse. Quand les bombardiers pointent leur nez dans le ciel, courir vite et trouver une bonne planque sont les principales préoccupations. Le reste passe après. Personne à Alep n'a le temps, ni la tête, à philosopher sur l'état du monde contemporain. Encore moins penser à trier les bonnes et les mauvaises bombes. Aucune différence entre elles: chair et béton à leur menu. Quoique pas tout à fait les mêmes. Certaines sont nettement plus efficaces. Mais, quelles que soient les intentions de départ, le but reste identique: détruire. Mais avec un bon plan com pour justifier la destruction. Des décombres bancables sur les écrans et presse papier, parfois dans les urnes. Les expéditeurs en tirent souvent des bénéfices. Rarement les destinataires.

 Jamais blessé, ni perdu un être très cher. Il se sent chanceux. Pourtant un obus a éventré son appartement. Lui et sa famille passèrent une semaine dans la rue. Son frère et un couple d’amis, susceptibles de pouvoir les héberger, avaient déjà ouvert leurs portes à d’autres naufragés. Plus de place. Les logements de la ville de plus en plus encombrés au fil des bombardements. Son frère était néanmoins prêt à prendre ses deux enfants sous son toit. Il avait accepté. « Hors de question ! On ne doit pas se séparer. Notre force est de toujours rester ensemble.». Refus obstiné de sa femme. Une des rares fois où elle lui tint tête. C'est un ancien voisin qui lui avait parlé de cette cave inoccupée, située à quelques rues de l'appartement familial éventré. Il avait remis une porte avec un verrou et aménagé l'intérieur du mieux possible. D'autres Aleppins, même plus argentés, continuent de survivre dehors. Un grand soulagement pour lui d’avoir pu trouver un abri pour sa famille. Combien de temps encore ?

Il a interdit à sa femme et ses enfants de sortir. «Demain, on remontera ensemble. Je vous le promets.».Tous trois commencent à perdre patience. Surtout le garçon de 13 ans, son oreille passant d’une fissure à l’autre sur le mur. L’éclairage à la bougie, tous les repas froids. Un robinet comme unique point d’eau, entre deux coupures. Il sait bien qu’à un moment ou un autre, ils devront sortir à l’air libre; fantômes soudées sur les trottoirs, parmi leurs-clones soumis aux désirs de la météo guerrière internationale. Cibles mobiles. Gibier de chasseurs sans armes à la main.

Comment ne pas craquer ? Chacun sa façon de résister à l'abattement totale ou la folie. «Chez nous à Alep, il y a encore du luxe. Tu sais ce que c’est ? En plus, très bonne nouvelle, c’est du luxe démocratique. Pour tout le monde, sans distinction de classe, de couleur de peau, de religion...Notre dernier luxe c’est la mort. Elle  est offerte par les grandes marques Mirage, F16 et Soukhoï ». Comment son collègue pouvait continuer de plaisanter dans une telle situation ? Confronté chaque jour au pire. Toute sa famille avait péri deux mois avant dans un bombardement. Célibataire endurci qui ne croyait pas en Dieu, ni aux hommes. «Plus que le cul des femmes pour oublier le cerveau malade de l’humanité.». Un beau gosse au large sourire de camouflage. Pudeur et orgueil en bandoulière. Chaque matin, il rapportait une blague dans ses filets. Capable de transformer l'horreur en éclat de rire. Avant de s’offrir son dernier luxe.

Le sommeil se fera encore attendre. Il allume une cigarette. L’avant-dernière du paquet. Faut qu’elle lui fasse au moins la nuit. Il tire plusieurs taffes et l’éteint à mi-hauteur. Étrange de téter ce bout de mort potentiel dans une ville jonchée de cadavres. Comme un pied de nez aux tueurs sans visages du ciel ou du coin de la rue. Pas besoin de ces ordures pour mourir. N’importe quoi, soupire-t-il. Inquiet d’avoir de telles pensées. Serait-il, comme beaucoup autour de lui, en train de perdre la tête ? La folie pour échapper à la furie du monde. Il tourne la tête.

Tous les trois dorment. La tête de sa fille et celle de son fils comme posées sur le même corps. Toujours endormis joue contre joue depuis la perte de leur chambre .Sa femme, sur le lit à côté d’eux, ne cesse de gigoter. Chaque nuit soumise aux morsures de l’insomnie. Elle qui, les paupières à peine closes, s’endormaient comme une souche. Juste quelques nuits perturbées quand elle avait perdu son boulot de femme de ménage. L’hôtel l’employant rasé par un missile. Retrouvera-t-elle son sommeil ?

 Sans leur présence, il aurait jeté l’éponge depuis longtemps. À quoi bon se lever ? Passer d’une horreur à l’autre. Sa peau négociée à chaque instant entre le ciel ou la gueule ouverte d’une kalachnikov. Autant rester couché. Cesser de courir en ville, suer pour pouvoir continuer de manger; son dernier repas ? Baisser les bras, laisser le combat à d'autres. S'autoriser enfin à perdre. Son boulot, même s’il y tenait, n’aurait pas suffit à le tenir debout. Trop usé par ce qu’il avait vu et touché de la main. Seul, il serait sans doute parti depuis longtemps. Quitter la ville, abandonner Alep : sa ville natale tour à tour adorée et détestée. Aller n’importe où. Trouver moins pire ailleurs ?

Il ne se faisait guère d’illusions. La folie humaine est sans frontières; seul son masque diffère d’un pays l’autre. Pourquoi alors fuir? Pour changer de cercueil. «Papa, j’ai soif.». Sa fille s'est assise. Il remplit un verre et se penche sur le matelas au sol. Elle boit par petites gorgées. Des jours qu’elle n’a pas respiré un autre air que celui de cette cave. Confinée avec son frère et sa mère dans une vingtaine de mètres carrés. Il se sent coupable de les empêcher de remonter à la surface. Enfermés parce qu’il a la trouille de les perdre. Elle se rendort contre son frère. Douzième journée sans école.

 Le jour s’annonce derrière les fissures. Il bâille et se frotte les paupières. Toujours un moment de flottement où il se croit encore chez eux. Les brumes du sommeil laissant très vite place au cauchemar. Il se lève lentement. Ne pas faire de bruit pour éviter de les réveiller. Même rituel que dans la chambre de leur appartement. Chaque matin, un regard sur son épouse, avant de sortir de la chambre. Puis, après un café-cigarette dans la cuisine, il ouvrait la porte de la chambre des gosses et tendait l’oreille. Quelques instants immobile, face aux lits superposés. Pestant intérieurement contre la chambre en désordre. C'était hier, si longtemps...

Un sac à l'épaule, il ferme la porte et sort. L’air est encore humide de la nuit. Le quartier désert. Il lève la tête vers le ciel. Seul le silence ne détruit pas Alep. Il inspecte l’avenue avant de s'y engager. De la fumée s’élève en de nombreux endroits. Combien de morts et de blessés du jour ? Victimes ciblées ou dégât collatéral ? La terre ne fait pas de tri en leur ouvrant ses bras. Il marche dans les rues jonchées de gravats. La poitrine pleine du souffle de sa famille, son baume pour attaquer la journée. Il passe devant l'abribus désert. Sa ligne est fermée. Il remonte le col de sa veste et presse le pas.

Sa tenue d’infirmier dans son sac.

NB) Une fiction bien en deçà de la réalité d’Alep.  Suffit de lire ce très bon article pour se rendre compte de l'horreur vécue par les Alepins. Des populations entières continuent de mourir sous des bombes ou massacrées au sol. Personne ne peut dire qu'il ne savait pas. Combien de temps encore ces massacres ?

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