Maman m’ouvre les portes du grand placard. «Quelle robe tu veux mettre ma Julie ?». Je sais pas trop. Mais c'est pas un jour comme un autre. J’ai huit ans aujourd’hui. Maman veut fêter ça au restaurant. C’est moi qui a choisi le Chinois. Parce qu’y a un grand aquarium. J’aime bien me mettre devant. Un peu l’impression d’être aussi un poisson. De nager sans habits, loin de Papa et Maman. Et des yeux du monde. Devenir invisible. Ils ont vraiment de la chance les poissons. Pas besoin de s’habiller. Ni de se déshabiller et se rhabiller. «Alors, tu as choisi laquelle, ma chérie?». Souvent les parents te posent une question mais ils ont déjà la réponse dans leur tête. Les miens encore plus que tous les autres ?
_ Je vais prendre la bleue.
Elle sourit.
_ DésoléE, elle au lavage. Prends la jaune. Elle te va très bien.
J’ai gagné mon pari. Sauf que je vais rien gagné car j’ai joué que dans ma tête. La bleue doit habiter dans le tambour de la machine. Chaque fois que je veux la mettre, c’est toujours la même histoire. Pas très grave. Tant que j’ai des cadeaux et mange mon bon gâteau.
_ Bon, je te laisse t’habiller. Moi, je vais aussi me préparer.
J’entends la douche.
J’aime bien venir chez Maman. On est au vingt septième étage. Ça change de chez Papa au quatrième. Au début, j’avais la trouille. Impossible de m’approcher de la grande fenêtre. Maintenant j’adore regarder la ville de haut. Dehors, dans les rues, les gens sont un peu comme des fourmis. On voit même pas leurs habits. Gros ? Maigre ? On le sait pas. Et c’est bien. En tout cas, moi ça me repose la tête.
Tous pareils et différents.
«Max, tu peux répondre au téléphone.»
Sûr que Papa est même débordé quand il dort. Toujours à faire plusieurs choses en même temps. Comme s'il voulait vivre au pluriel. Il est calme que quand il fait la cuisine. La terre peut s’arrêter de tourner qu’il finira son gâteau. Justement c’est mon jour d’anniversaire. Il m’a préparé le gâteau au chocolat. Celui que j’aime. Maman en fait un à la crème. Je l’aime aussi. Pas pareil. J’ai fêté mon anniversaire chez elle samedi dernier. On a bien rigolé.
Trop tard. Ça a raccroché. Tant mieux car j’avais pas envie de parler. Ni de répondre à des questions.«Alors Max, ça se passe bien à l’école ?». « Max, tu veux faire quoi quand tu seras grand ?». Juste grand et pas poser des questions à la con. Les gens peuvent pas s’empêcher de tout vouloir savoir de toi. Comme si en plus t’étais une machine à réponses. Moi j’aime pas ça les questions. Y en a trop. Combien on nous pose de questions par jour ? Ça y est moi aussi j’ai chopé la questionnite comme on dit avec un copain de classe. Un je qu’on a inventé tous les deux. Le premier qui pose une question a perdu. Souvent moi qui gagne.
Mon rêve est de vivre dans un pays sans questions.
Julie et Max se regardent dans un miroir. Deux corps pour le même regard. La mère a décidé que Max serait une fille. Et le père veut que son fils reste un fils. Plusieurs années que Max se transforme en Julie la semaine où il est chez sa mère. Pour se rhabiller à la hâte en garçon avant de monter dans la voiture de son père qui l’attend sur un parking. Retour à la case fils.
Fille ou garçon ?
Il ne sait plus. Avec souvent l’impression que sa tête va imploser. Faire plaisir à son père et sa mère. Il ne pense plus qu’à ça: ne pas les vexer. Le plus dur pour lui est quand ses copines et copains d’école viennent chez sa mère. Comment leur expliquer ? Pas facile de passer de garçon à l’école à fille chez Maman. Il a baratiné qu’il faisait du théâtre et se déguisait pour s’habituer. Pour l’instant, tout se passe bien. Comme dans un jeu. Mais plus tard… Au collège ?
Souvent, il les observe en coin. Sa mère entêtée n’en démordra pas : son fils est une fille. Tous ceux qui remettent ça en doute sont d’affreux réactionnaires et sexistes. « Si tu penses comme ça, tu ne reverras plus Julie». Sa grand-mère maternelle a avait essayé de discuter avec elle. En vain. « Ta mère est vraiment butée mais j’ai pas envie de plus te revoir mon… ma… Fais chier tout ça. Avec moi, tu seras juste mon cœur. Et le reste c’est ton histoire en devenir. Pas celle des adultes. Surtout ceux qui veulent se glisser dans ta tête ou sous ta peau. Ça te dit d’aller au Mac-do ? » . Max affiche un large sourire. « Mais tu le dis pas à ton père. Viens on va rigoler un peu. Le rire a tous les sexes. ». Elle lui prend la main.
Son père est aussi entêté que sa mère. Mais, contrairement à elle, il ne se fâche pas, mais se mure dans le mutisme. Assis dans son canapé, les sourcils froncés et son pied qui tremble. Les yeux sur le parquet. « Peut-être que ta femme a raison. Elle voit peut-être chez Max des trucs que toi… Des trucs qui te foutent la trouille et que tu refuses de voir. Parce que ça te déstabilise. Et c’est normal. J’ai connu plein de mecs qui…. En fait, c’étaient des gonzesses à l’intérieur. Comme si une p’tite gamine avait vécu enfermée sous leur peau de mec. C’est des choses qui arrivent. Même chez nous les routiers. J’ai vu des mecs sortir de leur cabine habillés en robe. Faut évoluer fiston. On est plus à l’époque d’avant.». Le grand-père ne cessait de nouer et dénouer les mains face à son fils. Regardant à droite et à gauche comme par peur d’être écouté. Première fois qu’il parlait de ça. Comment son fils allait réagir ?
Il a levé lentement la tête. Le père et fils les yeux dans les yeux. « Papa, je sais ce que j’ai à faire. Max est un garçon. Point, barre. C’est sa mère qui pète les plombs et veut jouer à la poupée avec son propre fils. Mon fils n’est pas une Barbie. C’est un garçon. Je le vois bien. Ça se verrait s’il préférait être une fille. Pourquoi devrait-il avoir honte d’être un garçon ? Il préfère le foot à la musique et à la danse. Je dois l’emmener consulter pour ça. Faut arrêter les conneries. Les porteurs de couilles ne sont pas tous des violeurs et des assassins. Tu vas pas t’y mettre aussi, Papa.». Son père a haussé les épaules et s’est levé. Il s’est assis à côté de lui. « T’as pas une clope fiston ?». La main du père posée sur l’épaule du fils. « T’as raison. c’est pas mon problème. Ça le deviendra juste si vous bousillez ce gosse.». La main plus lourde sur l’épaule, la voix plus grave du père. Première et dernière fois qu’ils en ont parlé. Le grand-père ne rate pas un match de foot de son petit-fils. Des crampons passés de génération en génération. Même si le grand-père aurait préféré faire du violoncelle.
Julie sourit à Max. Et inversement dans le miroir de la salle de bains. Le seul moyen de ne pas sombrer était pour lui d’en jouer. Pas tous les jours facile d’en rire avec son double. Un double imposé par les parents. Parfois, quand ses parents s’engueulaient sur ce sujet par téléphone, il avait envie de disparaître. Ne plus avoir de corps. Être un gosse invisible. Sans sexe ni peau à habiller. «Oublie pas bien te brosser les dents !». Fille ou garçon, pesta Max, les parents c’est toujours chiant sur le brossage de dents et des cheveux. Il expédie le brossage et va chercher son cartable dans sa chambre. Son chat dort dessus. Il le prend délicatement et le pose sur le lit. Jaloux de ne pouvoir rester lui aussi dans la chambre. Puis, sac sur le dos, Max rejoint son père dans le salon. Il s’arrête sur le seuil de la porte. Le souffle coupé. Sa mère est là-aussi.
_ On a parlé avec ton père, dit-elle.
Il les dévisage tour à tour. Qu’est-ce qu’ils vont encore inventer ? Max a déjà une très grande expérience des inventions de ses parents. Et de leur égoïsme qu'ils croient être de l'amour. Sans oublier leurs engueulades à rallonges, même pour rien. Pires que lui et ses potes dans la cour de récré. Il se tient sur ses gardes.
_ Nous avons décidé que ce serait toi… Toi qui va choisir. Tu préfères être un garçon ou une fille ?
Max soupire.
_ Mais si tu préfères qu’on voit un psy, rajoute sa mère, c'est possible ma chérie. Je comprends que ce choix soit difficile pour toi. C'est très bien d'en parler à une personne hors de la cellule familiale. J'ai plein d'adresses de gens bien.
Max tourne les yeux vers la fenêtre.
Je suis pas un play-mobil, se retient-il de leur balancer. Pas une tête ou un corps qui se transforme comme on veut. Juste un gosse de huit ans qui ne veut pas porter tous les problèmes de ses parents sur son petit vélo. Il a envie de leur expliquer ce qu’il ressent au fond de lui. Ce qu'il n'a jamais pu leur dire. Trop occupés à penser à sa place ou s’engueuler à son sujet. Leur hurler d'arrêter de jouer avec lui ? Mais il sait que ça ne sert à rien. Sa mère va encore lui sortir des trucs qu’il ne comprend pas, des formules toutes faites sorties de ses magazines psy-bien être qui lui disent ce qui est bon ou mauvais pour lui. Il lui sert de cobaye à domicile. Son père va continuer de le tanner avec le foot. Alors qu’il préférerait faire du tennis. Rien ne changera. Sauf s’ils se rendent compte que le problème ce n’est pas lui. Mais eux deux.
_ Je vais être en retard à l’école.
_ Réponds ma chérie.
_ Ta mère a tout à fait raison, Max. On a besoin de savoir ce que tu veux être vraiment. Garçon ou fille?
Son dos comme réponse.
NB) Une fiction inspirée de cet article ( un enfant de huit ans, fille chez Maman et garçon chez Papa). Au début, j’ai cru à une blague du Gorafi. Parfois on envie de jouer la provoc en disant à certains parents de «lâcher mentalement le sexe» de leur gosse. «Tu es vraiment sûr d’être un garçon, mon fils ?» «Sache que tu as le droit de devenir un garçon, si tu considères que tu n’es pas née dans la bonne enveloppe.» «Cette poupée, tu la veux vraiment ou c’est notre société patriarcale qui te l’impose ?». « Sais-tu pourquoi tu joues aux voitures ? Peut-être que tu es viriliste sans le savoir, mon fils. Essaye cette dînette.». Bien sûr que je caricature. La réalité est plus complexe qu’une fiction ou un article de presse. Chaque cas est unique.
Mais, à force de tout vouloir contrôler ( pas que sur la "bonne enveloppe" de l'enfant) , des parents - la plupart animés de très bonnes intentions- sont-ils en train de créer une génération de gosses « peaumés »? Perdus même sous leur peau. Pourquoi pas les laisser se construire et se choisir. Juste essayer de répondre aux questions qu’ils posent. Sans anticiper des interrogation qu’ils pourraient éventuellement se poser… Ne pas toujours mettre ses pieds dans leur chantier de vie à peine ouvert. Simplement disponibles pour les aider s’ils en expriment le désir. Pour le reste, se contenter de les élever et les aimer. Et c’est déjà un sacré défi. Le débat reste ouvert. Un débat compliqué dans une société où le corps prend une nouvelle place. Le XXI ième siècle sera biotechnologique ou ne sera pas ?