Si j’avais 20 ans aujourd’hui, je ne suis pas sûr que je deviendrais romancier. C’est très archaïque ! ». Russel Banks.

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Cette phrase m’a mis une grande claque. Pour trois raisons. La première est d’avoir vingt ans. La deuxième est que je suis en train d’écrire mon premier roman. La troisième est que c'est en grande partie la lecture de cet auteur, Russel Banks, qui m'a poussé à écrire. Allant jusqu'à tout plaquer pour devenir écrivain. Mais pas grand chose à perdre. Tout en sachant que je n'aurais pas non plus grand chose à gagner. En tout cas, sur le plan financier. Loin d’être donc une des vocations plus côtés en ce moment. Même dans les milieux privilégies, les gosses de riches optent pour d’autres formes d’expression. Dans le mien, écrivain reste dans le dictionnaire. Qu’est-ce qui me prend de pleurnicher, jouer les Cosette de plume et de souris. Loin d'être le plus à plaindre en ce moment dans le pays et sur la planète. Mon choix est fait. Écrivain ou rien. Mais rien c’est déjà fait. Ou pas grand-chose à devenir qui me plaise dans ce monde. Autant plonger dans l'écriture. Et me faire plaisir.
Son interview m’avait déstabilisé et surtout très attristé. Comme si tout était foutu pour moi. Une impasse, j’avais choisi une impasse. En parler avec mes vieux ? Ils ont d’autres RSA à fouetter. Mes frangins ? Eux aussi tentent de surnager. Tous m’en veulent un peu de ce choix. Le seul de la famille à avoir le bac, plus une licence de droit, qui balance tout pour « se la jouer écrivain». Tous, résignés à être où on leur demande d’être, auraient aimé que je sois leur contre exemple. Porter haut socialement les couleurs de notre nom. Nous n’en parlons plus. Chacun survivant comme il peut. Aucun, pour l’instant, n’a basculé dans le commerce de proximité: la vente de came dans le quartier. Nous contentant de petits boulots au black ou déclarés. Je ne vais quand même pas me laisser abattre par un article du Monde. Ni par le constat d’un écrivain vieillissant. Je vais aller voir mon conseiller de désorientation comme il se surnomme. Suffit juste de mettre une pièce dans la pompe à bières. Lui saura répondre à mon doute.
Il boit une gorgée et me fixe. Ses yeux, érodés par l’alcool, la came, et les rêves cloués au tarmac de la cité, me traversent comme si j’étais transparent. Visiblement prêt à échanger avec un interlocuteur invisible, du passé, ou en cours de création. Parlera-t-il encore tout seul aujourd’hui ? Répondra-t-il à ma question ? Une chance sur deux qu’il soit présent en pointillés. Absent comme d’autres dans cette génération plombés par le sida et le «no futur». Certains prolos d’avant eux, nos grands-parents, se contentant de Valstar, de mauvais pinard, et des faucilles et marteaux pour un nouveau monde. Tous aussi cocus les uns que les autres. À la différence que les premiers ne crevaient pas avant Papa et Maman. Nono est le seul rescapé de sa fratrie de six. Mais, contrairement à nombre de mecs dans son état, une lumière persiste dans son regard, comme l’étoile d’une enfance invisible. Il allume une clope. Le seul autorisé par le patron. « Né dans la misère, tu vas réussir à être pauvre. Le mec de l’article a raison. Le roman c’est même plus un sport de riches. Fous-toi sur le Net ou deviens maraicher dans un bled paumé. Tu seras sûr de pouvoir bouffer un peu. Et de te coller à la solitude. Plus que la solitude qui sauvera l’humanité avant… qu’elle disparaisse complètement..». Il m’enfonce au lieu de m’aider. Le roman est mort ou quoi? Je lui repose la question. Il agite sa main avec un air agacé. « Pousse-toi sur le côté. ». Je m’écarte pour le laisser voir l’arrivée de sa course. Son dernier voyage immobile.
Je paye ses demis et sors. Quelle idée d’avoir demandé à Nono. Je sais bien qu’il est de plus en plus cramé. Pas étonnant à rester le cul vissé au même siège depuis plus de vingt ans. Plus que quelques éclaircies dans le brouillard de sa tête. Sa bagarre pour ne pas sombrer complètement, éviter les radicalisations idéologiques ou religieuses, rester droit dans ses idées, est chaque jour plus difficile à mener. Les années travaillent plus vite au corps. Un jour, comme ses collègues, il finira par basculer dans l’aigreur, accroché au passé comme à sa dernière bouée de sauvetage. Faut pas que je devienne comme Nono. Un looser ayant bradé ses espoirs et qui, à la fin de sa vie, est incapable d’être à la hauteur de son échec. Se contentant de servir de repas au temps qui passe. Qui suis-je pour le juger ? Qu’est-ce que je peux montrer de concret ? A part des diplômes qui ne m’intéressent pas; juste des passeports par peur de devenir SDF. Peut-être que je vais me planter comme Nono, mes rêves de vingt piges se brûler les ailes au fil des désillusions. Perdu d’accord mais pas perdant comme Nono et d’autres. Aucune envie de rester confiné dans le rôle de la victime, prisonnier de ses origines sociales. Devoir rester fidèle à ses origines populaires. On ne cesse de nous le rabâcher. Moi aussi, je pense comme ça. Qu’aux pauvres qu’il est demandé d’être fidèle, ne pas oublier d’où ils sont issus. Rien à foutre de ces conneries. Moi, Kevin Prunier, je serai écrivain. Parce que je le veux bien. Tout le reste n’est que prétexte pour ne pas écrire. J’ai vingt ans et je terminerai mon premier roman. Que ca plaise ou pas. Je veux être écrivain.«T’es vexé le futur ancien ?». Nono me broie le bras.
Que fout-on dans cette baraque ? C’est celle de la vieille folle de Germaine. Elle est morte il ya quatre ans. Depuis, la maison, est à l’abandon. «Pourquoi on est chez cette…». Il m’interrompt d’un geste et me fusille du regard. « Cette vieille folle, c’est ça. Ne pas oublier non plus raciste, islamophobe, folle, râleuse… Tu peux en rajouter: les morts demandent pas de droit de réponse. Tu vois, sans cette vieille conne, je serai plus de ce monde. Pas que moi qu’elle aidé. Tes parents aussi. Tout le monde l’a oublié quand elle est tombée malade. Quelle ironie du sort de sombrer dans Alzheimer pour…» Il me fait signe de le suivre. Comment Nono a eu les clefs ? Je croyais qu'il était rangé des affaires. A-t-il replongé dans le braco ? Vu son état physique, ça m'étonnerait. Il marche comme les vieux. Un vieillard de 57 piges. Peut-être sur d'autres magouilles ? Nous grimpons au grenier.
L’espace est occupé en grande partie par des cartons. Tous sont bien rangés, chacun étiqueté avec une année. « Tu vois là dedans il y a des photocopies de lettres. Dont une de ta mère pour demander un échéancier au trésor public. Germaine était l’écrivain public du quartier. Une petite secrétaire qui ne payait pas de mine mais qui écrivait sans la moindre faute. Et doté d’une très grande culture. Les bouquins que tu as vus ne sont pas juste un papier peint pour le décor. A la mort de son mari, elle est tombée en dépression et n’a pas repris le boulot. Mais elle a continué des années durant d’écrire à la main ou sur clavier des lettres pour les gens du quartier. Toutes sortes de gens sont passées dans sa cave où elle recevait. Des lettres pour les administrations, à des détenus… Même quelques lettres d’amour. Une femme super respectée. La mémoire du quartier et d’ailleurs car le bouche et oreille lui ramenaient des gens d’ailleurs. Personne n’aurait jamais osé la toucher. Avant qu’un branleur lui arrache son sac à mains. Et qu’elle s’enferme. J’étais le seul autorisé à rentrer.». Il éteint la lumière et redescend au salon. Je le rejoins.
Il est installé sur un fauteuil. «Assis c’est pas plus cher.». Je m’assieds en face de lui. Il se racle la gorge. « Germaine a photocopié tous les courriers qu’elle a envoyés. Au début, je pensais que c’était son côté archiviste. Pas du tout. Elle voulait que les nouvelles générations du quartier puissent avoir accès à ces documents. Transmettre un héritage non officiel. Entre autre à tes potes, tes frères, et toi. On dirait d’elle aujourd’hui que c’était une bisounours. En attendant, elle a fait un sacré taf. Digne d’une documentaliste super pro. Et elle m’a refilé le bébé. J’ai hérité de sa baraque. Plus de toutes ses lettres. J’ai pas tout réussi à trier. Y a encore du taf mais je me…». Il s’arrête et me dévisage. Une étrange lueur dans l’œil. Son regard me fouille pour savoir ce que j’ai dans le ventre. Il ne m’a jamais regardé de cette manière. Mon portable frétille dans ma poche.
Un rapide coup d’œil au texto. Je souris. Un bon chantier pour la semaine prochaine. «Kevin, tout ça est à toi maintenant.». J’ouvre des yeux ronds. « Faut que tu le saches tout de suite: c’est un cadeau empoisonné. J’aimerais faire de cette maison une sorte de musée. Le musée du quartier. Pas ouvert au public. Autoriser les habitants à consulter les photocopies des lettres ? Je ne sais pas trop pour. Ou à certaines conditions. Pour l’instant, elles ne doivent pas être divulguées. Contrairement à tous les articles de presse, vidéo, que Germaine a archivés sur le quartier. Une mine d’or pour les anciens et les nouveaux d’ici. Mais il y a aussi ses milliers de feuilles manuscrites. Un véritable journal de bord du quartier.». Je secoue la tête. « T’es ouf Nono. C’est impossible.» Il pousse un soupir. « Essaye au moins avant de partir perdant. T’inquiète pas, tu ne tafferas pas gratos. Elle m’a légué aussi une somme d’argent. Pas énorme mais ça te permettra de vivoter. Et pouvoir écrire peinard comme tu en as envie. Pas obligé de te casser le dos et le moral dans le BTP.». Il blague ou quoi? Non. Que répondre? «Faut que je réfléchisse. Il me faut du temps pour…». Il se lève. « Moi, j’ai plus le temps. Tu me donnes ta réponse tout de suite. Si tu te sens pas, je demande au deuxième sur la liste.». Je me lève à mon tour. « C’est OK !». Il me tape sur l’épaule. «Essaye au moins un an. Si tu vois que ça marche pas, fais ce que tu veux de cette baraque. Vis dedans ou vends là. Tu feras comme bon te semblera. Mais, si tu y arrives pas à le monter ce musée, je veux juste une seule chose: que tu donnes les archives de Germaine à un vrai musée. Pas mon rêve que notre mémoire se retrouve entre des mains inconnues, mais…. C’est mieux que rien. Au moins que le boulot de Germaine ait eu du sens.». Ses yeux s’embuent de larmes. Ils se retourne. Son dos trahit sa pudeur.
Les tracasseries administratives résolues, il me tend un trousseau de clefs. « T’es encore chez toi. ». Il hausse les épaules. « J’ai ma piaule à la cité mais… Elle va bientôt être libre. Je pars dans quelques jours. ». Il allume une clope. « Tu déménages?». Nous faisons quelques pas sur le trottoir. « Ouais, je vais… Pas envie de crever dans le quartier où je suis né. Je préfère finir en tête avec la mer et le soleil. Chauffer mes os avant de devenir poussière. Bon ? je t’ai tout dit. T’as les clefs de l’histoire de notre quartier. Ciao l’écrivain.». Il me fait un clin d’œil. « Nono, je… ». Il se retourne. Un sourire aux lèvres. « Nomme le Musée de l’Écrivaine publique. Elle tenait à ce qu’elle appelait «ma particule de femme.». Il traverse la rue. Sans doute pour reprendre sa place au bar-tabac. Des verres en enfilade avant de remonter chez lui. Quand il chavire trop, toujours un ancien ou un nouveau pour l’aider à monter chez lui. Sa lumière reste la dernière allumée. La vigie de la cité.
Que faire de toute cette mémoire ?
NB) Que restera-t-il de la mémoire des quartiers populaires ? Des unes tapageuses ? Des visions angéliques ? Des anathèmes de penseurs cathodiques? Des fictions? Des études sociologiques ? Du blabla et des promesses non tenues? Les souffrances et joies de plusieurs générations d'habitants sur quatre décennies. Quelle histoire raconter à leurs petits-enfants?