Humiliation d’un homme très puissant. Il est plongé dans une colère impuissante. Impossible pour lui de briser son ennemi. Le réduire à néant comme celles et ceux qui ont essayé de s’attaquer à lui. Tous ses opposants ont été brisés ou sont en exil. Cet homme est l'un des plus puissants de la planète. Plus de deux décennies qu’il dispose d’un pouvoir sans partage, sur son peuple et de populations au-delà des frontières. Avec à sa disposition une très grande armée et un arsenal nucléaire ultra performant. D’un geste, il peut éradiquer des pays entiers. Et même entamer la destruction du globe. Comment pouvait-il subir une telle humiliation ?
Il n’a pas dormi de la nuit. Son visage dans le miroir est défait. La tension est visible dans son regard. Pourtant, plus tard en public, il devra à tout prix donner le change. Un homme habitué à ne jamais rien laisser transparaître. Son regard-mur désarçonne nombre de ses interlocuteurs. Comme si rien ne pouvait l’atteindre. Réputé comme un redoutable tribun et débatteur. Guère un hasard s’il était si craint. Sur le plan international. Mais aussi sous le ciel de son pays. Un homme d'une très grande assurance. Sans le moindre doute pour le déstabiliser. Jusqu’à ce matin. Jamais il n’aurait pu imaginer que ça aurait pu lui arriver à LUI. Pourra-t-il camoufler sa tension ?
Pas la première fois que cet ennemi de l’intérieur l’attaque. Mais jamais avec une telle intensité. Jusqu’à le rendre obsessionnel. Il n’arrive pas à penser à autre chose. Malgré ses efforts pour essayer de se concentrer sur la rencontre du jour. Un sommet international de premier plan. C’est en plus lui qui l’a convoqué et organisé. Toute la planète aura les yeux rivés sur lui et le pays. Les enjeux sont extrêmement importants pour son image d’homme puissant. Il doit être performant. Montrer une totale maîtrise et une face pleine d’assurance. Mais rien ne se déroulerait comme prévu. À cause de l’attaque qui l’a pris de court. Rien n’aurait pu la présager.
En parler autour de lui ? Il ne fait confiance à personne. Même pas à son épouse et ses enfants. Pareille méfiance pour tous les hommes et les femmes autour de lui. Guère un hasard s'il les pousse à se surveiller les uns et les autres. Créant un climat de suspicion non-stop dans son sillage. Avec bien sûr de la délation à tous les étages du système qu’il a imposé. Avec des cloisonnements visibles et invisibles. Chacun et chacune persuadés d’être un ou une des marionnettistes. Avec un petit pouvoir défendu pour ne pas le perdre. Et faisant tout pour être dans les bons papiers de la marionnettiste centrale. Un très grand manipulateur doué d'un talent de division pour régner. L’autre, quel qu’il soit, est un traître potentiel. Un homme en méfiance permanente. Chaque matin, il change le code d'entrée de son smartphone. La seule personne de confiance: sa mère.
Morte sous les coups de son conjoint. Et père de leurs six enfants. Dont lui ayant assisté à l’assassinat de sa mère. Un petit garçon de huit ans pieds nus dans le couloir. La scène remonte parfois à la surface de sa mémoire. Il la repousse rapidement pour ne pas se retrouver dans la posture du faible. Mais sa gorge encore habitée par un silence impuissant. Après le meurtre, son père a disparu de la circulation. Les cinq frères et la sœur dispersés chez des oncles et tantes. Tous soulagés de ne plus se trouver entre les mains d’un homme les humiliant sans cesse, il les obligeait à se battre devant lui ; assis sur un canapé, un verre à la main, il décernait des points et se moquait des vaincus de la journée. Lui, le plus jeune de la fratrie, perdait souvent. En larmes dans son lit, il rêvait de tuer son père. Depuis la mort de sa mère, l’autre est un ennemi potentiel. Donc, il doit se méfier de tout le monde. Ne jamais baisser la garde. Se montrer fort en toutes circonstances. Tout doit être sous son contrôle.
La solitude c’est sa volonté. Depuis l’enfance, il a décidé de vivre comme sur une île. Décidant de toutes les entrées et sorties. Une solitude renforcée depuis qu’il a le pouvoir. Son île est de plus en plus protégée. C’est une situation choisie qui lui convient parfaitement. Contrairement à l’isolement imposé à ses opposants. Que ce soit en prison ou en les harcelant au quotidien. Mais jamais avant ce jour, être seul ne lui avait autant pesé. Il se sent vulnérable. Être à son tour dans un isolement imposé. L’impression de ne plus rien contrôler le trouble. Une tension qu’il ne maîtrise pas. Pris dans la mâchoire d’une soudaine peur. Et avec une réaction irrationnelle.
Un coup d’œil fébrile à sa montre. Plus qu’une demi-heure avant la réunion. Il pousse un soupir et reprend ses cent pas. . Dans sa chambre. Déjà plusieurs années qu’il dort seul. Dans cette pièce sans fenêtre et aux murs entièrement blancs. Elle est très peu meublée. Il dispose d’une petite salle de bains. Chaque matin, il se jette à peine levé sous une douche glacée. Rare quand il traîne après être sorti du lit. Un obsessionnel du temps pour qui chaque seconde doit être active. Comment apparaître sans que quiconque ne sente sa faiblesse passagère ? Ses opposants et ses ennemis de l’autre côté des frontières sauteraient sur l’occasion. Il ne doit pas afficher la moindre faiblesse. Personne ne doit s’en rendre compte.
Sa garde rapprochée très étonnée. D’abord de le voir débarquer un petit sac sur le dos. Puis il a demandé à s’installer en premier dans la salle de réunion. En balayant le protocole habituel qui consistait à sa présence requise devant la porte pour accueillir chaque participant. Une règle à laquelle en 26 ans de pouvoir il n’avait jamais dérogé. Puis, avant d’entrer, il a ordonné que les caméras soient déconnectées. Sans doute le point qui a fait plus tiqué son entourage connaissant sa volonté de tout consigner pour pouvoir revisionner les images et étudier le comportement de ses ennemis. Je demanderai leur remise en fonctionnement dès que je serai assis. Il ouvrit la porte et la referma.
Seul dans la salle, il se dirigea aussitôt vers son fauteuil. Positionné légèrement au-dessus de tous les autres. Quelques centimètres visibles que si on comparait son fauteuil aux autres. Il ouvrit son sac à dos pour en extirper un coussin. De petite taille et rond. Il le posa et s’assit dessus. Avec un rictus aux lèvres. Ça fera l’affaire, se dit-il. Sans ce coussin, la douleur aurait été trop intense. Impossible de la tenir en laisse en respirant lentement. Son visage grimaçant ne serait pas passé inaperçu. Le coussin allait atténuer la douleur permanente. Lui permettre de donner le change.
« Vous pouvez remettre les caméras. »
La conférence débuta. L’étonnement du changement dans le protocole pouvait se lire sur certains visages. Néanmoins pas la moindre allusion. Tout se déroula sans que quiconque ne voie la tension interne de leur hôte. Après sa conclusion, il remercia l’assistance. Mais, contrairement à ses habitudes, il ne se leva pas pour sortir en même temps que les autres. Attendant que la salle se vide pour ranger le coussin. Même scène au moment de passer au repas. Il demanda à s’asseoir en premier. Personne, ni parmi ses hôtes, ni parmi ses proches, ne se rendit compte de son stratagème. Pourquoi un tel dispositif ? La honte. Celle de montrer la moindre faiblesse.
Une scène vue par le monde entier. C’est ce qu’elle aurait voulu. Humilier cet homme qui humiliait tout un pays et maintenait la planète dans un grand état de tension. Pas la seule qui aurait tant aimé que ces images ricochent sur la toile mondiale. Qui était cette femme ? L’épouse d’un des techniciens de la vidéo ; il n’avait pu résister à la curiosité et reconnecter discrètement les caméras. Pour assister à la scène du coussin. Comprenant très vite de quoi il s’agissait. Que faire ? Effacer les images ? Après une hésitation, il décida de les garder. Seule son épouse était dans le secret. « Faut les rendre publiques ces images ». Il ne voulait pas. Pourquoi tu refuses de le faire ? D’abord pour la sécurité de notre famille. Et… Il se frotta la joue. Non, c'est trop risqué. Elle se mit en colère et insista. En vain.
Le technicien ne ferma pas l’œil de la nuit. Pourquoi s’être laissé aller à la curiosité. Regrettant d’en avoir parlé avec son épouse. Son geste les mettait en danger de mort. Il jeta un coup d’œil sur sa droite. Elle dormait. Plus la moindre trace de sa colère de la veille. Comme la majorité de la population, il partageait son opinion. Mais la peur plus forte que tout le reste. Il repoussa la couette et sortit à pas lents de la chambre à coucher. Pour rejoindre le salon. Assis à la table basse, il pianota sur son smartphone. Effaçant les preuves de la défaite d’un dictateur. Réduit à une simple chair de mortel. Comme tous les êtres qu’il a tué, blessé, torturé, emprisonné. Une invisible humiliation au cœur de son fondement. Des ennemis de l’intérieur plus forts que toute sa puissance mondiale.
Ses hémorroïdes.
NB : Cette fable est inspirée d’une rencontre l'été dernier. « La plupart des dirigeants de la planète sont des trous du cul. Avec deux catégories. Ceux qui s’élisent tout seul. Rois ou dictateurs. Et les autres qu’on élit. Une minorité qui bousille nos vies et la planète. Des trous du cul parce qu'ils se bousillent et aussi leurs proches. Et depuis des siècles, on les laisse faire. Nous sommes aussi des trous du cul. » Les propos d’un colocataire de voyage en train. Avant de se plonger dans une « réussite » sur son smartphone.