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« Le silence exige un long cheminement d’écriture et de parole, et se taire, c’est encore parler. Le silence est impossible, c’est pourquoi nous le désirons. »Maurice Blanchot
Redire. Mêmes mots, même impuissance. Autant se taire. Ne pas déranger la parole pour rien. Rester silencieux. Un silence à distance dans son petit coin de planète. Parler peu et jamais de la douleur contemporaine du monde. Chaque siècle porteur de la sienne. Le précédent a commencé par la barbarie en Europe. Des barbares venus de ce qu’on nommait jadis la Barbarie ? Des criminels débarquant de contrées lointaines ? Pas du tout. Des barbares dont certains étaient nommés maîtres de forges. Ayant envoyé toute une jeunesse crever dans la boue. Tout ça pour continuer de conserver leurs richesses et pouvoir. L’enfer des tranchées en ouverture du xxe siècle. Autre temps, autres méthodes. Les nouveaux barbares les plus puissants sont-ils les Maîtres des Finances ?
Des millions de poitrines ont défilé et hurlé « Plus jamais ça ! ». Sincèrement. Personne ne voulait revivre l’enfer des tranchées. Deux décennies plus tard, d’autres barbares mêlant théorie de « l’homme supérieur» et conquête territoriale ont plongé l’Europe dans la nuit et le brouillard. Avec entre autres une des barbaries les mieux organisées sur le plan technique : les camps de la mort. Le nazisme voulant éradiquer les Juifs, les Tziganes, et d’autres populations. La résistance a gagné le combat. Et l’aube a fini par se relever sur l’Europe. Au même moment débutait une nouvelle ère guerrière. Avec une machinerie de destruction humaine n’ayant jamais été aussi performante. De la tuerie de masse hyper sophistiquée. Mais jamais mise en œuvre.
Le premier test grandeur nature eut lieu au Japon. Sur deux villes. D’autres barbares – paradoxalement en même temps libérateurs – devenaient champions du monde. De quoi ? Du « crime de masse » perpétré en un minimum de temps. Les gagnants sont les tueurs de Hiroshima et Nagasaki. Jamais égalés depuis en nombre de morts en une poignée de secondes. N’oublions pas non plus les autres libérateurs avec leurs goulags aux millions de morts. La liste des barbares n’est pas exhaustive.
Et les tueries continuent sur la planète. Avec entre autres le retour de toutes sortes de bêtes immondes (issues en partie des extrémismes religieux et de nationalismes racistes, antisémites, sexistes, homophobes, etc.). Quel peuple n’a pas de sang sur les mains ? Les barbares changent juste de visage. Leur but est toujours le même : amasser de plus en plus de territoires, essorer les ressources terrestres, maritimes, et humaines, pour devenir de plus en plus puissants. Jusqu’à être seuls maîtres du monde.
Après tout, tant pis pour l’humanité. Elle n’a trouvé que ce qu’elle cherche : sa fin. Dommage pour les humains. Mais il semble qu’il n’y ait rien à faire. La mémoire des horreurs ne durerait que le temps des deuils? Chassez l’horreur, elle revient au galop. Que peut-on faire à son petit niveau? Pas grand-chose. Si ce n’est de pouvoir constater la folie des habitants de cette planète. Surtout les puissants élus, ou non. La révolte et l’indignation n’arrêtent pas un missile en pleine vitesse. À certains moments, mieux vaut porter un gilet pare-balles que la parole. Même avec des mots d’une très grande puissance.
Se rabattre sur ses quelques mètres carrés de globe. C’est ce que certains et certaines ont décidé. Des citoyens et citoyennes ayant choisi de faire un pas de côté. S’extraire le plus possible du fourmillement quotidien. Des individus venus d’horizons très divers. Un éloignement dans quel but ? Pour s’occuper de jardiner leur histoire. En compagnie de leurs proches. Privilégier la proximité et le ralentissement. Recréer une micro-planète en attendant la fin de la terre. Égoïsme de nantis ? Ce que d’aucuns peuvent penser. Mais libre à chacun-chacune de mener son histoire comme bon lui semble. Encore plus en nos temps incertains. Beaucoup d’entre eux sont déçus des humains. Donc d’eux aussi au fond. Une déception à juste titre. Combien parmi eux restent confiants en l’humanité ?
Au contraire, d’autres restent sur le terrain. Refusant de baisser les bras. Se battant jour après jour pour changer le monde. Prenant le risque d’être taxés de naïfs et utopistes hors réalité. Des bisounours comme on dit de nos jours. Pourtant peut-être les derniers guerriers du monde. Celles et ceux se battant pour le présent et l’avenir. Même si demain sera avalé par un astre géant brûlant tout sur son passage. Certes une échéance de la fin de l’espèce humaine à très long terme. À moins qu’un puissant ne veuille gagner le championnat du nombre de morts dans le délai le plus court. La compétition nucléaire est ouverte. Les ogives plus performantes les unes que les autres prêtes à concourir. Avec toutefois une différence avec Hiroshima et Nagasaki. Le gagnant sera aussi un perdant.
Encore des mots-constat. Ce texte ne changera rien. Ne pas l’écrire non plus. Alors autant prendre le temps de dire. Profitons de notre parole libre en démocratie. Combien de temps encore ? Peut-être qu’à force de répéter, se répéter ; les mots et les idées, tissés en toile sans frontières, pourront générer des effets sur la réalité. Ici et là. Comme toutes ces initiatives fleurissant partout sur la planète. Certes pas le matin du grand soir espéré par plusieurs générations. Juste des lumières éparpillées dans le monde.
De la lueur au gros éclairage. Les uns et les autres ne pourront les voir en totalité. À moins de parcourir toute la planète pour visiter les poches de résistance. Néanmoins, l’ensemble vu du ciel peut donner un beau tableau d’espoir. Une éclaircie dans l'obscurité. Sans toutefois espérer empêcher la fin de l’espèce humaine. Une fin qui est inévitable. Nulle raison que nous soyons la seule espèce à ne jamais disparaître. Même les étoiles finissent par s’éteindre.
Pourquoi alors persister à résister et à créer ? À quoi ça sert de construire sur un futur champ de ruines planétaire brûlé par le soleil ? Pour ne pas finir trop vite. Ne pas être uniquement des « Gibiers du temps », comme le titre d’un des spectacles de Didier-Georges Gabily. Construire du mieux possible notre éphémère. Sans trop pourrir l’histoire de l’autre – proche ou lointain. Autrement dit, essayer de profiter du temps de planète disponible qu’il nous reste. Quelques millions d’années selon certains experts. Pourquoi pas travailler à ralentir le plus possible cette « folie destructrice ».
Encore possible ? Malgré le pessimisme ambiant, certains êtres y croient toujours. D'autres pas du tout. Pour les optimistes actifs, ce sera sûrement très difficile de passer à l'acte. Mais ça vaut le coup de ne pas rester les bras et les esprits ballants à ne pas réagir. Se désengluer de l'inertie et la résignation. En tout cas, pour les individus, les peuples, souhaitant passer encore de bons petits moments sur notre bonne vieille planète. De génération en génération. Jusqu’àle fermeture des deux dernières paupières de notre espèce. La fin du regard humain. Rideau à perpétuité.
Pour conclure ce texte, un passage par les années 1980. Plus précisément avec les mots d’un groupe de variétés de l’époque. Un trio nommé L’Affaire Louis Trio. Leurs tubes passaient souvent dans les boîtes de nuit. L’une de leurs chansons était une invitation. Bien loin de la « Java des bombes atomiques » écrite par Boris Vian. D’un Boris à un autre Boris – Clet (surnom du chanteur). Quelle était l’invitation du trio de Lyon ? De danser sur « notre chic planète ». Aujourd’hui. Avant la dernière danse de notre espèce.
La piste encore ouverte environ 250 millions d’années.
NB : Ce billet est l'un des textes du collectif « Stop. 68 Artistes s’engagent »
