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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 27 mars 2015

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Trop vieille et pauvre pour rêver ?

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Brigitte Fontaine - Prohibition (clip officiel) © Universal Music France

  Quelle chaleur ici. Je suis en nage. Mon rimmel a dû couler. Quelle idiote de penser à ce genre de truc en ce moment. Personne fera attention à ça. En plus, ils ont autre chose à penser. Plus d'un quart d'heure que je suis assise dans un bureau en sous-sol. Il est parti avec mon caddie pour vérifier si j'ai rien pris d'autre. J’ai essayé de me défendre. Mais ils ont tout vu avec leurs caméras là-haut. J’espère que je vais sortir vite. Première fois que mon fils vient manger avec sa copine à la maison. Folle de joie de connaître mon petit-fils.

       Qu'est-ce qui m'a pris ? Jamais j'ai  volé la moindre chose de ma vie. La p’tite caissière à la numéro 8 me connaît bien. Des années que je passe à sa caisse. Quand y a pas de monde, on papote ensemble. Elle m'a manquée les deux fois où elle est tombée enceinte. Une brave fille avec toujours le sourire. Pourtant, elle a parfois de vrais chieurs qui la harcèlent. Je l'ai jamais vue s'énerver contre qui que ce soit. Peut-être sa famille qui reçoit toutes les humilations qu'elle garde à l'intérieur . Des baffes pas destinées à ses gosses.

      Elle leur a dit aux vigiles mais ils ont rien voulu savoir. J’étais toute rouge. J’ai regardé autour de moi. Heureusement qu’il y avait personne que je connaissais. Quelle honte ! Me faire embarquer dans mon supermarché. Le premier jour de son ouverture, on s’était tous sapés comme un dimanche. La télé est venue. On a même eu le droit à boire un coup. Super ambiance. Avoir tout pas loin de chez soi. Et pas cher. Pas le paradis mais très pratique. Tout le quartier s'y croise.

      Toutes mes courses sont à côté, dans le bureau du chef de la sécurité. Je le vois souvent passer dans les rayons. Pas l’air méchant. Il dit toujours bonjour quand il me croise. J’ai senti qu’il avait l’air surpris en me voyant. Ses vigiles ont vidé tout ce que j’avais acheté sur une espèce de grande table grise. J’étais en sueur, la poitrine serrée. Je regardais la table sans pouvoir bouger. Une femme m’a pris par le bras et emmenée dans ce bureau où j'attends. Je me retiens de chialer. Faut rester digne.

    Mon fils va pas tarder à arriver à la maison. Jamais il est venu avec sa copine et leur gamin de quatre ans. Tous les deux ans, il vient me voir. Jamais longtemps. Il me montre des photos de mon petit-fils et de la maman sur son ordi. Trop compliqué pour venir avec eux deux, me dit-il chaque fois. Un jour, on viendra tous les quatre. Il dit ça vite et passe à une autre sujet. Je le sens un peu gêné. Il sait pas quoi me dire. Pourtant je sais qu’il est content. Il croit que je le vois pas me regarder sur le côté. On dirait qu’il veut m'expliquer quelque chose , un truc sûrement important, mais ça reste coincé dans la gorge. Dans ces moments-là, je trouve toujours un prétexte pour aller à la cuisine. Pas rajouter en plus mes yeux mouillés.

      Il me l'a jamais dit mais je sais qu’il va souvent chez son père. Et que lui, sa copine et le bébé, sont déjà partis en vacances à la mer avec mon ex mari. C’est son ordi avec les photos qui l’a trahi. J’en veux pas au fiston. Sa copine et même lui doivent se sentir plus à l’aise chez son père. Sa petite maison est quand même mieux que mon minuscule appartement. 33 ans que je vis dedans. Rien n'a changé. Nous y avons vécu à trois jusqu’au jour où son père m'a quittée. Le gosse avait trois ans.

      Jamais je lui en ai voulu de partir de la maison. Il m'aimait bien mais s’ennuyait avec moi. Son ennui s'est accentué quand il est monté en grade dans sa boîte de vente de piscines. Il était devenu chef d’une équipe de vendeurs. Là, j’ai senti que notre vie était trop étroite pour lui. Comme notre logement. Pas de haine ou de reproches contre moi. Juste qu'il avait besoin d’autre chose. Quelque chose que je pouvais lui donner. Quelqu'un de complètement différent de l'éternelle ado que j'étais. Une femme adulte et qui le pousse vers le haut. Il l’a trouvée. Ils ont trois enfants et vivent toujours ensemble. J’ai rien à lui reprocher. Il a toujours payé la pension alimentaire et pris très souvent le gosse avec lui. Un ex parfait.

       Depuis son départ, je vis seule. Pas refait ma vie comme on dit. Sûre que si j’avais écouté le père de mon fils, j’aurais collectionné les stages et essayé de grimper moi aussi dans ma boîte. Plutôt débrouillarde et vive, je pense que j'aurais bien réussi. Chaque fois,je trouvais un prétexte pour repousser une demande de formation. Au fond de moi, j'avais pas envie. Très bien à mon poste de magazinière. On se connaissait tous. Super équipe, très soudée. On s’arrangeait toujours entre nous pour les congés et le reste. Pas rose tous les jours mais on se débrouillait quand même pour se marrer. Dommage que la fermeture de la boîte nous ait tous éparpillés. Sûre qu'avec des stages et de la volonté, j’aurais plus qu'une retraite de 900 euros. Trop tard. C'est la vie. J’aurais dû me réveiller plus tôt.

      T'as pas trouvé la sortie de ta cour de collège, s'agace souvent Manu. Un retraité de la poste. On se fréquente de temps en temps, mais chacun chez soi. Une ou deux fois, il a voulu me prêter de l’argent. J’ai toujours refusé. Je me démmerde avec ce que j’ai. Même si c’est parfois dur. Surtout pour les fringues. J’adore ça. Il a raison: je suis restée une minette. Souvent, j'envie les gamines qui trainent dans le centre commercial. Bras dessus bras dessous, elles marchent à trois ou quatre. Souvent juchées sur des talons à rallonges.Leurs grands yeux semblent vouloir tout dévorer.  Unies contre le monde entier. Perchées sur un p'tit nuage hors du temps. La réalité finira bien par les faire descendre. Toujours ça de pris.

    Pas d'âge pour rêver. Moi aussi, j’adore encore regarder les pubs de fringues et d'accessoires de beauté. Toujours au courant de toutes les nouveautés. Je connais toutes les boutiques de la ville. Depuis deux ans, ils ont ouvert un rayon vêtements pour femmes au supermarché. La première vendeuse me laissait essayer ce que je voulais. Pourtant, elle savait que je n’achèterai jamais. C’était un petit jeu entre elle et moi. Comme entre mère et sa fille. On parlait pas que de fringues toutes les deux. On aurait dit un oiseau tombé de son nid. Très fragile mais déterminée. Elle voulait pas finir comme sa mère. En la voyant, j'ai compris pourquoi elle voulait pas lui ressembler. La mère était  habillée et tatouée comme sa fille. Toutes les trois victimes de la mode. Cette gamine, comme mon mari, rêvait d’une autre vie. Un jour, une autre a pris sa place.

         Plus du tout pareil avec la nouvelle vendeuse. Elle s'adresse qu’aux femmes et aux hommes qui ont les moyens. Moi, elle m’ignore. J’ai envie de la gifler.

    Aujourd’hui, je me suis arrêtée à son rayon. Pas un jour comme un autre. Aucune envie que mon fils ait honte des vieilles affaires sur le dos devant sa copine. J’ai bien vu qu’elle aussi aimait bien s’habiller. Une jolie femme bien mise. Mon fils a bon  goût. A vrai dire, je pensais surtout à mon p’tit fils. Première fois qu’il voit sa grand-mère. Un moment important la première rencontre. Je voulais qu'il garde un souvenir d'une belle mamie. Pas habillée comme un sac. C'était décidé: je me ferai belle. Une des jupes me plaisait bien, elle irait bien avec ce pull en V.  Ces dessous sexy ?  J'en ai jamais porté des comme ça. Pas pour moi... Et pourquoi ? J'ai tout pris et suis passée devant la vendeuse sans la regarder. Elle a voulu me conseiller. Je l'ai ignorée.

    Dans la cabine d’essayage, je jubilais devant le miroir. Super heureuse. Je me tapotais les fesses en me disant que j'avais encore de beaux restes. Ca sert les exercices en se brossant les dents. Un cul capable d'allumer une p’tite lumière dans le regard d’un inconnu. Même le faire bander avec ces dessous. Chaque fois que j'ai une histoire avec un homme, je suis totalement fidèle. Mais j'aime plaire. Etre regardée. Une infidèle des yeux.

      Avec Manu, la séduction ça marche pas. Il trouve que mes trucs de minette c'est du superficiel. Sans intérêt et futile. Lui pense qu’à ces trucs de syndicalistes et à décortiquer cette société marchande qui nous tient par le bout du nez. Sur le fond, je suis d'accord avec lui. On se fait tous avoir avec leur miroir aux alouettes. Toujours à courir après un nouveau truc. Mais je galère déjà assez pour être en plus trop lucide. Me mortifier pour être encore plus mal. Jamais de la vie. Moi, j'ai besoin de rêver, m'oublier devant devant des belles images à la télé, écouter Radio Nostalgie et danser devant le miroir. Plus penser à rien. Lui supporte pas de me voir avachie devant l'écran, allongée sur le canapé, une clope au bec. Du matin au soir, il critique tout. Surtout les politiques. Heureusement pas au pieu. Le seul moment sans colère dans son regard. Et il assure bien.

       Pas plus tard qu’hier, il m’a pris la tête. Je lui ai juste dit que j’allais voter. On peut plus leur faire confiance, grogna-t-il en filant un coup de pied à une chaise. Jamais vu aussi énervé. Très remonté. Première fois qu’il ne votait pas depuis l’âge de 18 ans. J’ai bien vu qu’il culpabilisait. A un moment, quand il parlait de son grand-père maire de son village, j’ai cru qu’il allait chialer. J'avais mal pour lui. Il répétait qu’il avait assez donné, se ferait plus avoir maintenant, plus un gosse à qui on fait croire au Père Noël. Dimanche je change d’heure pas de leurres, finit-il par dire avant de claquer la porte de la cuisine. Je l’ai regardé par la fenêtre. Il marmonnait tout seul en taillant sa haie. L’impression de s’être fait avoir par ceux auxquels il croyait le touchait très profondément. Presque humilié. Et, orgueilleux comme il l’était, jamais il ne changerait d’avis. Inconsolable grand gosse.

      Moi, je suis peut-être naïve et manipulée par les pubs comme il me rabâche, mais, contrairement à lui qui sait tout sur tout, moi j'y crois encore. Avec le " tous pourris", reste plus qu'à se coller sous la couette à attendre la mort. Laisser faire et se contenter de râler devant sa téloche. En plus, ces " tous pourris "sont pas  tombés du ciel. C'est nous qui les avons invités à venir nous tondre la laine sur le dos.Sûr que ceux de là-haut pensent qu'à leurs p’tites affaires. Bien entre eux, loin de nous et de notre merde au quotidien. Mais il pourront piquer tout le pognon qu'ils veulent, jamais ils m'empêcheront de voter. Pour qui je veux. Et pas n'importe qui. La misère ça oblige pas à être bête comme ses pieds. L'isoloir c'est comme une cabine d'essayage. Tu choisis ce qui te plaît. En plus, pas besoin de chauffer la CB. Vraiment pas le coup de s’en priver.

        Prévoyants, mon fils et sa femme vont voter par procuration. J’espère qu’ils m’accompagneront au bureau. Au moins lui et mon petit-fils. Qu’est-ce que je serai fier de passer avec eux devant tous ces gens qui me croisent toujours toute seule. leur montrer que moi aussi j'ai une vie comme eux.Sûr que lui ça lui fera bizarre de se retrouver si longtemps après dans son école primaire. A l’époque, j’étais toujours super sapée pour aller le chercher. Mes décolletés déplaisaient pas un l’un de ses instits. Plutôt beau gars d'ailleurs. Demain, j’ai fait mon choix pour le bureau de vote. Ce sera cette robe et ce pull.

        Qu’est-ce qu’ils font? Y a pas mort d’homme quand même.  Je m’excuse et je vais les reposer en rayon. D’accord, j’ai fait une connerie. Jamais j'aurais dû les planquer dans mon sac. C’est la première fois de ma vie que ça m’arrive. Le chef de la sécu me connaît et sera indulgent. Faudrait qu’ils se magnent. Je dois accueillir ma p’tite famille. Pas envie qu'il tombe sur une porte fermée.

        Une grande brune  rentre. Jamais vue celle-là dans le magasin. Elle me dit qu’il y a de plus en plus de vols. Je veux bien la croire. C’est sûr que ça empire dans le quartier. On entend plein de trucs qui se passent. Pas comme avant. Je laisse même la télé allumée quand je vais faire les courses. Qu’est-ce qu’elle m’a dit ? Je lui ai dit que j’ai pas compris. Elle répéte. Le magasin a décidé d’être intraitable et porter plainte contre tous les voleurs. Ecoutez, c'est la prem... Elle m'interrompt et secoue la tête. Ils peuvent pas me faire ça à moi, une vieille cliente. Une des premières. Je suis sûre que les patrons du magasin vont comprendre. Pas une vraie voleuse, moi. Elle dit qu'elle est d'accord avec moi mais c'est le nouveau règlement en vigueur pour tout le monde. J’en crois pas mes oreilles. Passer devant un juge. je me lève d'un coup et pose les mains sur le bureau. Le sang cogne à mes tempes. Les jambes en coton.

         J'ouvre les paupières. Plein d' yeux au-dessus de moi. Quelques secondes avant de me souvenir où je suis. La grande brune a l’air très paniqué. Combien de temps que je suis sur ce matelas par terre? Où est mon sac à mains ? Une femme me dit d'une petite voix qu'il est dans le bureau. Le plastique autour du matelas couine quand je bouge. Mon corps pèse des tonnes.

        Le chef de la sécu me demande si ça va. Je réponds oui de la tête. Il m’aide à me lever et m’installe sur un fauteuil.  Encore la tête qui tourne. Je me lève et manque de tomber.  Il me rallonge et cale des oreillers eux-aussi dans leur poche plastique derrière le dos. L’un des vigiles m’apporte un verre d’eau. Je bois deux gorgées. Mes yeux se ferment. Quand même pas tourner encore de l’œil.  Faut y aller ma vieille. T’es pas en sucre. Je me redresse lentement.

         Un bruit de ferraille me fait sursauter. Depuis combien de temps je dors? Le vigile me rassure. Il m’aide à m'asseoir. Une allumette entre ses bras musclés. J’ai encore un peu le tournis. Un noeud au ventre. Mais ça va mieux. Je peux rentrer chez moi. A cette heure ci, il y a plein de bus. Avec un peu de chance, je peux arriver avant eux trois à la maison.

         Pourquoi  j’ai craqué?  Pourtant j'ai l'habitude. Même avec ma minable retraite, jamais eu un interdit bancaire. Faut dire que je fais toutes mes courses en liquide. Seulement le loyer,l'électricité et le téléphone que je paye en chèque. En plus j'attends toujours le dernier moment, quand une voix automatique au téléphone vous rappelle le retard et les coupures. Mon banquier en revient pas. Juste une question d'habitude. Entre fromage ou dessert, j'ai choisi le café. Se priver est devenu un réflexe. Plus une contrainte. Mon geste est vraiment très bizarre. Sûrement l'arrivée de la famille de mon fils.

        La robe était pas donnée, le pull non plus. Normal pour une marque. La qualité ça se paye. Et j'avais repéré aussi une jolie p'tite écharpe. J'arrêtais pas de faire des calculs dans la tête. Toujours été très bonne en maths. Je pouvais pas tout prendre. Ses fringues qui me plaisaient tant ou la meilleure viande du boucher, la super glace et des p'tites babioles pour mon petit fils. J'ai déjà eu à choisir entre me faire plaisir ou choisir les produits de première nécessité. La raison l'emporte toujours sur l'envie. Et retour à ma liste habituelle de courses. Pour une fois, j’ai refusé de choisir. Et je paye cash. 

        La grande brune vient me dire que le magasin portera pas plainte. Elle a pas l'air si méchante. Je bredouille un remerciement. Elle s'éloigne. Chaque fois que je croiserais son regard, et celui des autres, je lirai " voleuse ". Plus revenir faire mes courses ici ? La supérette dans ma rue est hors de prix. Et l'autre supermarché est trop loin. Pas le moment de penser à ça. Le vigile remet mes achats dans mon caddie. Pourrait se dépêcher ! Ils doivent poireauter devant la porte. Que va penser sa copine ?

         Le vigile me rend mon caddie. Je repars à petits pas. Les jambes encore un peu tremblantes. Le couloir en pente donne sur une seule porte vitrée interdite d'accès au public. Je l'ouvre et m'apprête à gagner la station de bus. Tous les trois m'attendent. Je me suis même pas remaquillée.

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