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Billet de blog 27 mars 2025

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On respecte quelqu’un qui lit !

Carrure et voix au diapason. Sortant de son mutisme pour engueuler un habitué. Celui-ci se désaimantait souvent du comptoir pour aller parler à un jeune type attablé dans la salle. Il lisait un roman. Sans cesse interrompu dans sa lecture par un des piliers du bar. Le géant à grosse voix eut gain de cause. Remercié d’un hochement de tête par le lecteur. Avant de repartir en voyage de papier.

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Illustration 1
© Edward Hopper

Pour les passagers de «  la Kahina » à Montreuil sous Bois

             Carrure et voix au diapason. C’était la première fois que je l’entendais parler. Sorti de son mutisme pour engueuler un habitué. Celui-ci se désaimantait souvent du comptoir pour aller parler à un jeune type attablé dans la salle. Il lisait un roman. Ou plutôt, il essayait. Sans cesse interrompu dans sa lecture par un des piliers du bar. C’est quoi que tu lis ? Tu es étudiant ? Y parle de quoi ton bouquin ? Un homme sympathique mais qui pouvait être très collant. À un moment ou l’autre au fil de l’ivresse, il finissait toujours par l’évoquer. Avant de dégainer une photo d’elle : sourire ensoleillé sur une plage avant le claquement de porte, trente années auparavant.  ». Le géant à grosse voix eut gain de cause. Remercié d’un hochement de tête par le lecteur. Avant de repartir en voyage de papier. 

        La scène se déroulait au début des années 80. Chaque jour à exactement 11 h 45, je prenais mon café dans ce bistrot-hôtel. Avant d’aller travailler comme animateur dans une cantine scolaire de la ville. Je connaissais de vue et de salut de tête le géant. Un chauffeur livreur d’une soixantaine d’années. Son CV était gravé sur sa face. Toujours un sirop d’orgeat avec des glaçons. Jamais une goutte d’alcool. Un homme raccord avec une partie de la clientèle : des ouvriers ou des retraités vivant dans les chambres au-dessus, tous à peser leurs mots avant de déranger le silence. Il était souvent seul au comptoir. Visiblement un proche du taulier avec qui il déjeunait parfois. Deux convives partageant le même repas ponctué de rares mots. Il était vêtu d’une salopette portant le logo de sa boîte. Immobile dans le brouillard de ses clopes. Comme face à un écran invisible.

            Un midi, nous étions que tous les deux au comptoir. Toi, t’arrêtes pas d’écrire. Sûr que tu veux devenir écrivain. Le patron a levé le nez de son journal, très étonné de la dépense de mots du livreur. J’ai esquissé un sourire. Il n’a pas insisté. Eh l’écrivain, tu viens boire un coup. C’était deux jours après. Jamais, il était présent à l’heure de l’apéro. Un demi devant lui. Pas plus de trois tueuses de foie et de cerveau, disait-il avec un sourire en coin. Chaque fois, promesse tenue. J’ai accepté son invitation. D’abord moi qui tenais le crachoir. Il me regardait sans prononcer un mot.

         Puis il a tiré sur sa clope et pris une longue inspiration avant de plonger dans la conversation. « Dans ma vie, j’ai été un gros con. Violence, braquage, zonzon. Tiercé perdant durant des années. Un vrai con. Mais c’est du passé… Dans tout ça, y a un truc dont je suis très fier.». Il but une gorgée. Son visage se tendit. « Je ne suis pas devenu mon connard de vieux. ». Il se tourna vers son écran invisible. Sans doute son père dans les images qui défilait. Il me regarda à nouveau. Moi, j’ai jamais cogné une gonzesse. Ni mes gosses. Pourtant, le démon est toujours là. Il me montra sa main droite.

        Guère étonné de sa confidence. Ma présence générait souvent l’ouverture de la boîte à intime. Sans doute lié en grande partie au stylo. Très souvent, tu as un type – rarement des femmes - qui s’approche de toi. Certains que tu ne verras qu’une fois. « Ma vie, on pourrait en faire un livre. Mon histoire, c’est comme un roman. ». Des formules classiques et éculées. Depuis l’enfance, je n’ai cessé d’entendre ce genre de phrases souvent ponctuées d’un soupir «  si tu savais…. ». Souvent du roman noir sur deux pattes. Raconter sa vie dans un livre a toujours été un fantasme. Et dans tous les milieux. Même parmi les gens qui n’ouvrent jamais un bouquin. Comme lui. En fait, ce n’était pas à moi qu’il s’adressait. Mais à eux deux.

      Mon stylo et calepin. Je voyais bien qu’il m’observait en coin pendant que j’écrivais. Avec une irrépressible colère traversant son regard. À plusieurs reprises, il m’adressa un clin d’œil. J’avais du mal à le cerner. En tout cas, il n’était pas imperméable à mon activité. N’importe qui avec ce genre d’outils auraient pu se trouver à ma place : deux oreilles ouvertes pour écouter un homme qui aurait aimé avoir son nom sur une couverture de papier. Un réflexe narcissique ? Sûrement en partie. Comme tous ceux qui veulent laisser une trace de leur passage sur terre. Même dans un monde dominé par l’image, le livre reste sacralisé. Notamment pour y immortaliser son histoire. Plus tard, j’ai su que sa démarche n’était pas qu’une vitrinisation de soi. Un livre-outil pour dévoiler son secret à ses fils ? 

           Une ou deux semaines plus tard, il me lança une nouvelle invitation apéritive. « Tu sais, jeune homme, je vais te dire un truc... C’est…. Même mes gosses ne le savent pas.» Coup d’’œil à droite et à gauche. « Moi, je ne sais pas lire. Que dalle. Même pas mon horoscope. ». Petit rire nerveux. « Que ma femme qui le sait. C’est la mère de mes gosses. Elle ne m’a jamais jugé. Pourtant, c’est elle qui se tape toute la paperasserie administrative. Je me contentais de signer bulletins de scolaires des gosses sans savoir de quoi ça parlait. Elle me le lisait. Une sacrée gonzesse. 27 ans qu’elle garde le secret. » Tu me mets ma dernière. Et une à venir pour le jeunot qui se tape le radotage du vieux. » Ses yeux s’embuèrent.

         Il se frotta la joue. « Tu sais… Je suis super fier de mes gosses. Le grand a eu le BEPC et il a fait un truc dans l’électronique. Et l’autre fait un truc dans l’horticulture. Quand ils étaient gosses, ils devaient me prendre pour un barge. Je n'arrêtais pas de les mater quand ils faisaient leurs devoirs. Tu ne peux pas savoir ce que ça me faisait là-dedans. » Il cogna sa poitrine. « C’est pas que je m’emmerde, mais j’ai une vraie vie, moi. ». Il régla et grimpa dans son fourgon. Un mytho, me suis-je dit. Certes pas le seul dans les rades. On s’inventait tous notre vie. Sûrement parce que la vraie nous plaisait pas. Ou parfois trop pesante. Pour ça qu’on restait à comptoir à s’en raconter une autre. Nos contes verticaux. Une vie en cavale de la réalité.

               Poser la question ou non ? Pas sûr du tout que ça lui plaise. Et nulle envie que le démon de ses battoirs se réveille. L’ivresse me donna des ailes. « Tu m’as dit que tu étais analphabète. Mais comment tu as fait alors pour le permis et être chauffeur-livreur ? ». Il avait souri. « J’ai bien vu l’autre fois que tu m’as pris pour un esbrouffeur. » Un coup d’œil à gauche et à droite. « Pour le permis, je peux te le dire, y a prescription. Ça fait 42 piges. J’ai fait comme d’autres à l’époque ; je l’ai acheté. C’est un mec de la préfecture qui se faisait un double salaire comme ça ». Il alluma une clope à la précédente. « Pour la livraison, c’est toujours le même parcours. Je le connais par cœur. » Il fit un signe au barman pour le ravitaillement. Et quand tu te barres en vacances. ? » Il haussa les épaules. « Je prends le train. Ou c’est ma femme qui conduit; ». Il m’a regardé comme s’il venait de découvrir ma présence. Gêné de s’être laissé aller aux confidences.

          Jamais plus, il reparla de lui. Je n’eus plus d’invitation à boire un coup. Juste une main serrée avec le rituel «  Ça va ? ». Puis chacun gagnait son bord de conversation. Pour lui, le retour à son mutisme. Il ne parlait à personne. Sans doute que nous n’avons pas été beaucoup d’habitués à échanger avec lui plus de trois ou quatre mots. Lui en vouloir d’avoir brisé le fil de nos échanges ? En effet, ça ne m’avait pas plu du tout. Ressentant ça comme une sorte de mépris. Voire même une forme de manipulation. Mes oreilles n’ayant servi qu’à balancer son secret. Sa petite merde balancée, il est passé à autre chose. Mes oreilles en guise de déchetterie. La vexation passée, j’ai compris pourquoi il m’évitait. « Dans un pays sans eau, que faire de la soif ? De la fierté. Si le peuple en est capable » Cette phrase du poète Henry Michaux m’était revenue en mémoire. Avant de la tordre pour l’adapter. Au pays de Flaubert, que faire de son analphabétisme ? L’orgueil de sa pudeur. Il m’en avait trop dit. Revenu à son alphabet du silence.

        Un jour, je l’ai perdu de vue. Pour cause de changement de quartier. Et bien sûr de bars. Avec toujours mes oreilles et mon calepin. Autres lieux, mêmes histoires. Pareil que dans le 7e arrondissement de Paris et d’autres quartiers huppés de la planète. Certes avec des us et coutumes différents. Pas non plus, les mêmes fins de mois et relations à son frigo. Malgré des différences de place dans la République et d’adresse sur l’enveloppe, les semblables ont beaucoup de points en commun. Avec des variations sur les mêmes thèmes : naissance, amour, amitié, boulot, maladie, mort, etc. La musique classique de nos partitions de mortels. Avec notre corps comme instrument. Bien sûr, pas les mêmes sons selon le ou la musicienne. Mais sur le fond, guère de différence. Même si chaque histoire est irremplaçable. L’universel sous la poitrine de l’humanité.

      Les êtres blessés ont la même adresse : leur blessure. Même s’ils ne sont pas assignés à résidence. On peut passer d’une adresse l’autre, quand on en a les moyens. Arrête avec ton déni du mépris classe ; il y a les écrasants et les écrasés. Ma petite voix me secoue. Elle vient de très loin. De la lucidité d’un gosse de prolo qui, très jeune à su que le monde était divisé en deux : ceux qui vivent et les autres qui survivent. Cette voix n’a pas tort. Les écrasants ont juste changé de masque. Rien de nouveau pour les écrasés. Néanmoins, tout est plus complexe que : un côté ou l’autre. Même si existent les frontières visibles et invisibles. Ce qui n’interdit pas de fouiller plus en profondeur.

          Surtout quand il s’agit d’humains. Des chairs mortelles avec zones d’ombre et de lumière. Un individu ne peut se résumer à son lieu de naissance et la présence ou non de fées avec carnet d’adresses au-dessus de son berceau. Pas réductible non plus à un seul acte de son existence. Toute trajectoire est plus complexe qu’une étiquette. Derrière chaque façade, sa solitude. Ses joies et souffrances. Indéniable que toutes les frontières s’effacent dans un regard qui a manqué d’amour. Ce mot en quatre lettres est le cœur de chaque être. Surtout quand il est absent ou trop peu présent dans son histoire. Dans tous les cas, nous circulons tous avec un passeport infalsifiable. Pas une identité de papier, ni numérique. Notre vrai passeport : l’enfance.

         Pour un voyage unique.

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