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Pour mon frangin Stéphane Rozen
Et pour les à côté de tous bords.
Sophie a disparu. Personne ne la recherche. Ni les flics, ni ses proches. Même si certains sont très inquiets de sa décision. La disparition volontaire d’une femme de quarante ans. Après un bref message indiquant qu’elle serait injoignable pendant cinq mois. Sans donner de détails. Elle a quitté la France. Pour un retour à la fin de l’été. Avec son dernier poème.
La chambre d’hôtel est spacieuse. Sophie ouvre la fenêtre et ferme les yeux. L’air encore chaud en début de soirée. Elle est venue ici pour cesser d’écrire de la poésie. Et mettre un point final à vingt années de son histoire. Pour son éditrice et quelques autres proches, c’est un caprice de privilégiée. Des auteurs de poésies lui envient son lectorat. Quelques-uns affirment que ses recueils sont mauvais et publiés uniquement grâce à un nom connu. Indéniable que ses casquettes de danseuse-chorégraphe et comédienne pèsent sur la balance. Le poids de la vue à la télé.
Quelques pages ou très long ? Semblable ou différent de ses écrits précédents ? Sophie n’a pas la moindre idée de la forme que le livre prendra. Avec la très forte envie de se lâcher pour ce dernier, décrocher de sa mécanique bien huilée. Rien de pire pour un auteur que de ronronner sur son coussin de certitudes, la secoue souvent son éditrice. Elle ne va pas être déçue. Aucun plan préétabli comme d’habitude, néanmoins quelques pistes pour le contenu. Un départ avec beaucoup de flou dans ses bagages. Sa seule certitude est la date de l’envoi du texte final à son éditrice. Pas n’importe quel jour ni heure. Son jour double.
Sophie allume son PC.
Vingt ans.
L'age de mon premier poème.
C’était il y a vingt ans.
Un jour au bord de l’automne. Et d’un canapé. Au milieu de cartons encore pleins. Une odeur de peinture fraîche.
Jamais, je n’avais écrit un poème. Ni la moindre ligne qui ne soit pas utile. Que les mots officiels de l’école, de l’administration, pour chercher un boulot… Des phrases efficaces et connectées avec le réel.
Avant ce poème.
Une date inoubliable.
Pour deux raisons.
Il était un matin dans notre appartement. Nous l’avions loué depuis deux mois. L’un et l’autre si heureux de quitter nos coloc-respectives. Enfin un toit ensemble.Je me levais d’une grasse mate. Nous avions fait la fête toute la nuit. Il était allé bosser. J’avais la tête un peu en vrac. Besoin d’un café fort et une douche à rallonges pour me réveiller. Et continuer d’aménager. Pressée d’être vraiment chez nous.
La table de la cuisine dressée pour le petit-déjeuner. Comme à chaque fois qu’il partait tôt le matin. Il était magasinier dans un supermarché. Je me suis assise. Une feuille de papier dans mon bol. J’ai souri. Il me laissait souvent des petits mots. Avec des trucs toujours drôles. Je me suis servi un café et j’ai commencé à lire.
Première claque de la journée.
Le monde venait de s’écrouler.
Impossible. Ce n'est pas vrai. Lisant et relisant la lettre en arpentant notre appartement. Je n’arrivais pas à y croire. Ses deux-là, on va les marier, disait sa mère quand nous étions en CM1. Indécollables. Jusqu'à ce matin de septembre. Le jour de sa trahison. Quant toutes les étoiles se sont détachées de mes yeux. Comme si une nuit tombait à l’intérieur. Mon regard soudain trop vieux pour mon corps. Vieillie en accéléré par quelques mots.
Je me suis effondrée sur le canapé.
Sonnée.
Pendant que des messages arrivaient en boucle sur mon portable. Un flux continu d'inquiétudes. J’étais loin de tous les autres. Salaud ! Traître ! Plus rien n’avait d’intérêt. Enfermée dans sa trahison. Salaud !
Recroquevillée sur ma fin du monde.
Énième message. J'ai fini par me lever du canapé. Avec l'impression de soulever le corps trop lourd d'une autre. La petite fille du CM1 est restée assise. Elle ne m’a pas suivi. J’ai pris mon téléphone.
Seconde claque du jour.
Sophie s’arrête de pianoter. Elle relit ses premières lignes. Sourcils froncés. Avec une insatisfaction dans le regard. D’habitude elle est emportée par l’enthousiasme du premier jet. L’insatisfaction arrivant toujours très vite, jusqu’à occuper tout l’espace au moment des épreuves ; elle a d’ailleurs dû mal à les rendre. Elle parcourt à nouveau la page sur l’écran. L’impression persiste. C’est très mauvais. Pourquoi la sensation que son premier chapitre n’a aucun intérêt et sens ? Sans doute la pression, se dit-elle en le supprimant. Le poids du dernier poème.
Laisse toujours ta place propre derrière toi lui rabâchait ses parents. Une injonction revenant chaque fois que Sophie nettoyait une location avant de rendre les clefs. Depuis sa décision, elle se sent un peu dans une situation similaire. En fin de location. Contrairement au cinéma, au théâtre, à la danse ; elle n’a jamais réussi à se sentir entièrement chez elle avec l’écriture. Ni propriétaire malgré ses droits d’auteur. Comme locataire chez d’autres : les vrais poètes. Avec une grande différence cette fois ; elle laissera un poème en caution. La place assez propre derrière elle ? Ses parents ne sont plus là pour vérifier.
Sophie pose les yeux sur la fenêtre. La nuit s’est étalée pendant qu’elle écrivait. Sur une ville qu’elle ne connaît pas. Dans un pays où elle n’avait jamais mis les pieds. Une destination choisie en écoutant la conversation de voisins de terrasse de café. Un groupe de copains refaisant leur voyage. Tous encore sous le charme de la ville et l’accueil des habitants. Elle avait noté le nom de l’hôtel et d’autres informations dont des restos: un de ses lieux préférée dans une ville. Presque autant que les rues. Une bouffeuse de pavés et de bitume. Très peu de chance qu’elle rencontre quelqu’un qui la connaisse. Ou la reconnaisse. À Paris, elle était de temps en temps arrêtée dans la rue pour un autographe. Elle jouait le jeu, même celui du selfie. Ici, elle sera une touriste comme les autres. Voyageuse solitaire.
La solitude ne l’inquiète pas du tout. Elle vit seule depuis sa trahison. La première et dernière car elle n’a jamais plus accordé sa confiance. Toujours sur le mode méfiance. Son compagnon et sa compagne, comme les précédents, ont leur appartement. Elle les voit au gré de ses envies. Et inversement. Hors de question de partager un toit avec qui que ce soit. Ni de projets d’avenir autres que des plaisirs partagés Asociale ? C’est une grande fêtarde au rire facile. Elle a de nombreux copains et copines. Notamment dans son quartier grouillant de terrasses de bistrot. Sophie sort souvent, seule ou en bande. Increvable sur n’importe quelle piste de danse.
Parfois, elle disparaît des radars de ses proches. En général une fois par saison. Le besoin d’un long moment sans voir personne. Cloîtrée chez elle ou prenant sa voiture pour rouler au hasard, un cabotage d’hôtel en hôtel. Pourquoi tu te tires sans prévenir, s’agaça un de ses compagnons. Si anxieux qu'il avait appelé les flics. J’ai besoin de mes débuts de moi, ironisa Sophie. Quelques semaines avant de le quitter. Souvent elle qui partait ; dès les moindres prémices réelles ou fantasmées de trahison. Cette fois, elle n’est pas partie pour un début. Mais pour fermer.
Rendre les clefs.
Je te quitte.
Un avion percute une tour.
C’est fini
Tour Nord en flammes.
Je veux pas de gosse.
Un avion contre l’autre tour.
Je t’aime plus.
Tour Sud en flammes.
Me rappelle plus.
Des gens se jettent des tours.
C'est fini.
Le texte avait surgi d’un jet. Me prenant par surprise. Jusque-là écrire était une grande corvée à éviter le plus possible. Le bon mot ? La bonne orthographe ? Mon stylo chargé du poids du regard soulignant en rouge. Ma douleur avait expulsé mes parents et tous les profs de ma tête. Un geyser de mots sorti de mon cahot intime mêlé à celui de la planète. Sa lettre de rupture écrite au moment de l'attentat. Pourquoi un poème ? Je ne sais toujours pas. Je ne lisais pas de poème. Quelques miettes de comptines scolaires dans la tête. Je me suis sentie aussitôt vidée. Mais pas apaisée. Aussi détruite qu’en colère. Avec l’envie de le tuer. Le massacrer lui et les ordures qui avaient détourné les avions. Et tuer des milliers d’habitants d’une ville. Mon désir de comprendre le monde et savoir ce que j’y foutais est-il né d’un bain de sang ? En partie. Le reste c’est lié à la trahison. Elle m’a poussé à tenter de savoir ce qui se passait sous un crâne d’humain. Le mien et celui de l’autre.
La colère contre les terroristes, au fil du temps et de l’écriture, s’est dissoute peu à peu dans de nouvelles colères. Pas celle contre le traître.« Des centaines de milliers de gens meurent chaque année sous des bombes. Un gosse meurt de faim toutes les trente secondes. Pourquoi cette horreur vous a plus déstabilisé que toutes les autres ? Parce qu’elle touchait des gens comme vous ?». La question du journaliste m’a d’abord laissé sans voix. Puis j’ai répondu qu’il avait raison. Les morts des tours me ressemblaient. J’étais touchée par ricochet dans mon miroir. Le miroir d’une Parisienne blanche et nantie. Sans doute qu’il m’aurait trouvé encore plus égoïste, monstrueuse, si je lui avais dit le fond de ma pensée : ce 11 septembre, ma rupture amoureuse m’a plus bouleversé que l’effondrement des tours. Et même encore vingt ans plus tard. La trahison reste prioritaire.
Pourquoi vouloir fermer la boucle ? Mettre un point final à des milliers de poèmes écrits depuis cet instant de sidération. Double sidération. Le télescopage de deux effondrements un matin de septembre. Rare un jour en vingt ans sans écrire au moins quelques lignes. La plupart du temps, elles sont liées à un événement de la journée, quasi-invisible ou en une, Lu ici ou là. Surtout sur la toile où je passe beaucoup de temps. Très addicte à l’actualité. Des infos rarement joyeuses. La plupart de mes textes sont sombres. J’essaye d’éclaircir ma vision. Donner de bonnes nouvelles d’un siècle de vingt et un an : un jeune qui en a déjà pris plein la gueule. Parfois, je réussis à glisser quelques miettes d’espoir. Vite picorée par l’actualité-rapace. Et le retour des ombres. La terre est bleue comme une orange, écrivait le poète. Ah bon ? Il la voyait comme ça ? Je n’ai pas les mêmes lunettes.
Bleue comme une impasse.

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À droite ou à gauche ? Sophie hésite. Chaque jour, elle marche plusieurs heures. Tôt le matin et en fin de journée. Avec une halte déjeuner dans le restaurant le plus proche du moment de sa faim. Elle opte pour la droite, longe la rue et descend un escalier entre deux immeubles. Pour arriver sur une placette. Nouvelle hésitation avant de s’engouffrer dans une ruelle. Des bruits de moteurs et de voix se mêlent. Elle marche à pas lents. Les murs et les visages usés. Comme si les faces avaient fini par ressembler aux façades bouffées par le salpêtre. Le quartier le plus pauvre qu’elle ait traverse depuis son arrivée. Les gosses dans la rue, le linge séchant aux fenêtres, les gens qui parlent et rient fort, les dealers, la carcasse d’un scooter… Pas des clichés, se dit-elle, la réalité. Une réalité qui lui fout la trouille.
Pourquoi ne pas rebrousser chemin ? Suffit de faire demi-tour et revenir sur la place centrale avec l’hôtel de ville et le Grand Théâtre. Retrouver les grandes allées-vitrines de toutes les grandes villes du monde. Elle n’ a pas envie de céder à la trouille. Même si ses doigts serrent de plus en plus son sac. Elle croise des regards étonnés de sa présence. Apparemment la seule touriste. Quelques sourires à son passage. Encore une, constate-t-elle en s’arrêtant pour la prendre en photo. Sophie est intriguée par le nombre de fresques au mètre carré. La plupart, très colorées, avec des scènes festives. Une ode à la joie de murs en murs lépreux. Comme dans nombre de quartiers populaires du globe. Un doigt d’honneur à la pandémisère ? Trois types, assis sur un muret, la fouillent du regard. Elle fait mine de ne pas les voir. Bruit de talons sur le trottoir derrière elle ? Ne pas réagir ou marcher plus vite ? La rue semble s’allonger à chacun de ses pas. Une main se pose sur son épaule.
Sophie se retourne. L’homme est trapu, plus petit qu'elle d’une tête. Des yeux bleus accrochés à une toile sombre de rides. Un visage très maigre et marqué. Difficile de lui donner un âge. Il tend la main vers elle. Sophie recule légèrement. Son ventre se noue. « Open ! ». Elle secoue la tête en signe d’incompréhension. Il tend à nouveau la main. « Open !». Sophie comprend qu'il lui désigne son sac ouvert. Elle le referme. Sans avoir pu le remercier ; il redescend la longue rue en pente. Avec de part et d’autre des jeunes et moins jeunes sur le trottoir. Peu de femmes. Une haie de dos contre des murs ou des rideaux de fer baissés visiblement depuis des années. Sophie marche derrière lui. Rassurée par sa présence. De temps en temps, il serre une main ou salue d’un bref signe. Sans jamais s’arrêter. Il rentre sous un porche. Sophie ralentit devant la porte. Chez lui ? Elle accélère le pas.
Se localiser pour retrouver sa route ou attendre ? Elle remet le Smartphone dans sa poche. Encore envie de s’égarer, laisser le hasard la guider. Elle contourne une place et grimpe un large escalier en pierre. Pour arriver dans un autre pays. Sans passage de frontières. Des immeubles aux façades parfaites, les rues propres avec de larges trottoirs. Autre lieu, autres clichés. Un quartier résidentiel, se dit Sophie. Semblable à d’autres ailleurs. Dans ces rues, on réside, et, de l’autre côté si près si loin, on attend ? Personne ne veillera sur son sac à main. Ici, les vols ne se font pas à l’arraché, sourit-elle. Nul dos pour soutenir un mur. Les passants ne semblent pas passer. Des agendas sur deux pattes entre deux rendez-vous. Elle a la sensation de traverser un couloir de silence. À quelques rues du règne du bruit. Et du tueur lent nommé salpêtre.
Une ville, deux mondes.
Née avec l’injonction de sortir couvert. Obligée de jouir avec capote pour ne pas mourir. Ni donner la mort. Une répétition avant nos masques et gestes barrières ? Quelle capote pour protéger la planète de la folie humaine ? Puis j’ai grandi avec le chômage, la crise, les banlieues, la violence, une nouvelle crise… Rien n’allait. Féminicides, racisme, antisémitisme, viol, homophobie… Difficile d’y échapper puisque c’était la réalité. Une réalité que les médias nous rappelaient en boucle et souvent en la gonflant. Au cas où nous aurions oublié que ça allait mal. Irak, Syrie, Israël, Palestine, Afrique… Rien que de la banale souffrance internationale. Tout le monde est habitué. Le fil ordinaire de l'actualité.
Avant des avions contre deux tours. Le monde soudain s’est comme réveillé en sursaut. Gros focus sur New-York puis, après épuisement du sujet, le retour à la normal de l’horreur banalement quotidienne. Mais que des atrocités à distance de ma chambre d’enfant. Jusqu’à ce qu’elles débarquent sous nos fenêtres avec Charlie, le Bataclan, l’hyper-casher, Samuel Paty, et horreurs et compagnie. N’en jetez plus, la cour de la planète est pleine. Impossible d’en rajouter. Juste une petite pandémie pour mes quarante ans. Bougies masquées pour les vingt ans de millions de jeunes mecs et nanas. La cour, très spacieuse, peut se remplir encore plus. Jetons-y une question entre deux horreurs.
À quoi sert encore la poésie ?
Après cette question souvent posée, quelques lignes destinées à toi, mon éditrice. Nous sommes ensemble depuis bientôt une décennie. Loin d’une relation sur une moquette de roses. Au contraire. Pas pire emmerdeuse que toi, intraitable en redressant mes premiers jets toujours - c’est vrai-mauvais. M’obligeant à creuser, creuser, traquer l’approximatif… Pour parvenir au mot juste. Me harcelant même pour la place d’une virgule ou telle ou telle répétition justifiée ou non. Sans doute que tu es la personne me connaissant la mieux. Sur le papier et dans la réalité ( toujours là pour me ramasser à la petite cuillère quand les démons reviennent). Sûrement que des passages ce texte vont te surprendre.
En effet, jamais je ne t’ai parlé de ma rupture du 11 septembre. Personne n’est d’ailleurs au courant. Tout mon travail d’écriture a tourné autour de la catastrophe connue de la planète entière. Des poèmes comme des sortes de dépêches AFP. Sans jamais évoquer l’autre partie de cette journée-là : mon 11 septembre intime. En fait, le désir fébrile de prendre le pouls du quotidien et du monde n’était pas lié uniquement aux images de la télé. Une quête issue aussi de l’effondrement d’une gosse de vingt ans tombée au champ du premier amour. Inconsolable. Chargée d’une double colère. Contre un homme et la folie de la race humaine. Inextinguible. Vingt ans, j’ai envie d’évoquer mon 11 septembre intime. Sa putain de trahison. La trahie de vingt ans venue secouer les certitudes de la quadra ?
Désolée par avance pour tes salves de textos dans le vide. Mon téléphone est resté sur mon bureau à Paris. Je m’en suis acheté un autre pour quelques mois. Il me sert de GPS et pour les achats et réservations en ligne. Androïde de marque disparuphone. Je suis injoignable jusqu’au point final de ce long poème. Sans doute un objet hybride. Pour l’instant, c’est un début de chantier. La date de fin est le 11 septembre. Je te le mailerai ce jour-là. La primeur te reviendra. Je sais, je sais… Ça part dans tous les sens. Je te vois déjà; le front plissé, ton crayon à la main au-dessus du manuscrit, commençant par souffler : tout y est, mais faut tout trier.
Resserrer.
Sophie rajuste la serviette de bain autour de ses reins. Derrière elle la forme de ses plantes de pieds sur le plancher humide. Une séance seule ou avec une autre cliente ? Personne en cabine. Elle ôte sa serviette et s’assoit. La dernière fois, elle est restée face à une femme mutique. L’octogénaire, avant de se déshabiller, avait parcouru des yeux le corps de Sophie. À quoi pensait-elle ? Nostalgique de son propre corps une quarantaine d’années auparavant ? Juste un reniflage de regard habituel en présence inconnue ? La vieille femme s’était déshabillée avant de s’asseoir. Vêtue que de son masque. Malgré l’autorisation de ne pas le mettre en cabine. Elle avait fermé les yeux. Son buste bien droit, les mains sur les cuisses. Sophie parcourut à son tour le corps de la vieille femme. Des pieds à la tête. Un corps vieillissant et visiblement bien entretenu. Le sien sera-t-il dans un aussi bon état dans une quarantaine d’années ? Vieillir ne l’inquiète pas outre mesure. Sauf crabe ou autre bouffeur de chair, la danse l’aidera sans doute à décliner moins vite. Contrairement à ses parents rongés très vite par le temps. Vraiment moche ça quand même, pensa Sophie. La seule partie de l’anatomie de sa voisine l’ayant perturbé. La peau amollie sous les bras.
Sa séance de jacuzzi quasiment tous les soirs. Le rendez-vous d’avant chaque dîner. En quatre semaines, elle est devenue une grande habituée de l’hôtel. La cliente idéale : discrète et peu exigeante. De temps en temps, elle sent les regards quand elle travaille dans le patio. Qui est cette femme ? Qu’est-ce qu’elle écrit ? Seule une employée lui a posé la question. Jade avait vécu plusieurs années à Paris. C’était une des femmes de ménage de l’étage. Une boule d’énergie avec un sourire accroché en permanence. Jade vivait seule avec trois enfants. Son mari mort peu après la naissance du troisième. Une complicité était née entre les deux femmes.
Jusqu’à boire des verres ensemble en ville.« C’est quoi auteur ?». Sophie avait ouvert des yeux ronds. « Ben, c’est… Je suis écrivaine.». Jade avait souri. « Ça, je connais comme métier.». Puis elle avait plissé le front. « Moi jamais j’écrirai un livre. Déjà que la vie s’est assez compliquée. Même mon histoire, j’arrive pas à en faire le tour. Pas me rajouter des vies de plus sur du papier.». Sophie lui avait dit que c’était son dernier texte. Jade avait froncé les sourcils. « C'est des conneries. Tu vas pas te foutre en retraite à ton âge. T’es plus jeune que moi. Surtout que c’est pas un boulot pénible. ». Sophie avait esquissé un sourire. « Je bosse pas demain. Ça te dit d’aller danser, Sophie ?». Elles sont rentrées à l’aube. Le réceptionniste a pouffé en voyant Sophie se diriger vers l’ascenseur. Une chaussure sans talon à la main.
La porte du Jaccuzi s’ouvre.
Rue de sa langue. Les racines de tous se trouvent peut-être à cette adresse. Dans une ville ou un village du globe. Même sans rue ni toit. La langue des premiers pas. Celle des débuts. Avant même de savoir lire, écrire, devenir illettré ou analphabète. L’indicible échappant à la cartographie de l’état-civil et autres étiquetages. Certains resteront toute leur vie dans la même rue. Par volonté ou toutes sortes de contraintes. Parfois, des individus viennent d’autres Rues de sa langue. Des êtres, plus ou moins bienveillants, qui veulent vous changer. Que vous vous en sortiez. Pourquoi ? Parce que pour eux, vous n’êtes pas né dans la bonne rue. Certains vous aideront à vous en sortir. En fournissant le guide de la nouvelle langue et un passeport - des diplômes ou d’autres preuves de votre aptitude au changement- pour une exfiltration. Ils accompagneront votre fuite. Pour se rendre où ? Gagner une bonne rue : la leur.
Des passeurs sincères. Et pas peu fiers de vous avoir sorti de la mauvaise langue. Un ascenseur pour le meilleur. Des passeurs persuadés de la qualité indiscutable de leur langue. Aux antipodes de la vôtre vulgaire et limitée, dans laquelle vous êtes né et avez baigné. Changement d’adresse et de codes. Apprendre entre autres à transformer ses mots et son humour pollués par l’ambiance nauséabonde de sa rue d'origine. Avec nécessité de passer son enfance au désinfectant avant le changement d’adresse. Autre langue, autres parfums. Critiquer ses nouveaux voisins ? Difficile puisqu’il vous ont invité avec une proposition: s’en sortir ou rester rue de la mauvaise langue ? Personne ne vous a forcé à les suivre. Désormais, vous êtes habitant de la rue de la langue des autres. Grand privilège de pouvoir vivre parmi ceux qui n’ont pas besoin de s’en sortir; inutile puisqu’ils parlent de l’intérieur, avec des mots sans gras et subtiles. Qui sont ces voisins accueillants les nés dans la rue de la mauvaise langue ? Sans doute autant de singularité que d’individu. Des urbanistes des rues de la belle langue ?
Beaucoup ayant changé de rues sont bien intégrés. Heureux et satisfaits de leur choix. Et très bien notés par leur nouveau voisinage. Quelques-uns , par haine de ce qu’ils étaient ou pour donner des gages d’intégration à leurs passeurs, crachent sur leur ancien voisinage d’enfance. D’autres se désintéressent de leurs premiers proches. Rares ceux continuant à voyager de leur première rue à la nouvelle. Mais pour la plupart tout va bien. Visiblement heureux d'être passés Rue des gens de bonne compagnie. Un quartier sans une entorse à la bonne langue. Comment la reconnaît-on ? Elle ne rote pas, ne crache pas par terre, ne brûle pas de bagnoles, ne dit pas « quel enculé ce connard», n’incestuise que dans un silence quatre étoiles, ne vole et escroque que sur un clavier bien éduqué, ne sort pas de grosses vannes bien grasses mais des saillies irrévérencieuses, ne s’habille pas chez «beauf», rit au bon humour, toujours du côté du bon goût... Une langue où tout n’est que pensée, poésie, et humanisme. Où l’entend-on le plus ? À la radio, à la télé, dans les ministères… Chez les maîtres en arbitrage d’élégance. Elle est aussi écrite sur papier ou écran. La langue qui nous guide. Toujours là pour nous indiquer le bon chemin. Notamment pour ne pas s’égarer sur la route de l’isoloir et bien consommer ? Où réside cette langue si parfaite ? Le plus souvent au centre des grandes villes. Rue de sa belle façade ?
Ces interrogations en boucle depuis le réveil me troublent. Un retour inattendu. Je pensais que j’avais réglé ce problème de ma place. D’ici ou de là ? Cette voie ou une autre ? Toutes les indécisions plombant le cul sur un quai où les trains partent toujours sans soi. Pourquoi parler de langue dans ce dernier texte ? Inexact de le qualifier de poésie, car il y a très peu de vers dans les lignes pondues depuis mon arrivée à l’hôtel. Certes, tout peut imploser et changer de forme. Rien de définitif ; excepté le trajet et le but final : cesser de m’écrire. En tout cas avec des mots. Cette langue de signes allongés qui me perturbe depuis ce matin. Et m’habite à jamais. La langue de toutes mes rues jusqu’à ce jour. Première adresse en lotissement de province, puis squat, coloc à Paris, Conservatoire de danse et théâtre, studios de cinéma et radio, maison d’édition, quartier bobo pour dernière adresse connue … Déjà un grand nombre de boîte aux lettres. Et sûrement de nouvelles. Incapable de rester très longtemps entre les mêmes murs. Une nomade urbaine.
Des langues dominantes et d’autres dominés ? Une réalité. Mais c’est juste le même rapport de force que partout ailleurs : la volonté de domination d’une population par une autre. Et la langue n’est qu’une des armes de conquêtes.La notion de langue des dominants et des dominants crée par laquelle de ces deux langues ? Des problématiques me dépassant. Ou peut-être que j’ai d’autres questions à explorer en priorité. Pour conclure, il me semble qu’aucune langue n’est supérieure, inférieure, bonne ou mauvaise ; chacune sa boue et beauté, ses horizons et impasses. Avec chaque fois des vues uniques sur le monde. Et les autres. Plus les possibles voyages entre les différentes rues. Pour des échanges de points de vue.
Habitante aujourd'hui de la Rue de l’éphémère. De passage dans un hôtel où je m’offre le choix de renoncer à l’écriture. Alors que c’est le rêve de beaucoup de pouvoir s’écrire et interroger son époque. S’autoriser à donner sa vision du présent. Mes proches ont raison de parler de caprice. Je me la joue comme on dit. De la branlette de neurone. Un jeu pathétique au regard des vraies douleurs dans la chair de la planète et du coin de la rue. Indéniable que ma souffrance est un grand luxe. Même si, sous ma peau, au plus profond, se joue autre chose qu’une simple bouffée d’humeur nantie. La sensation d’être de nulle part. Après avoir fréquenté toutes sortes de rues. Pour devenir une sans langue fixe. Définitivement entre deux rues.
L’adresse de la poésie ?
Même le soleil semble heureux. Comme s’il était lui aussi déconfiné. Partout sur le globe, les masques tombent peu à peu. Le virus tué par des centaines de millions de piqûres. Pour combien de temps ? Personne ne le sait. Et tout le monde s’en fout à cet instant, sous un ciel d’été. Les bouches et les bras sont de retour dans les rues. Que d’accolades et embrassades. Comme pour récupérer tous les restés en suspens. Certains mêmes prêts à enlacer des inconnus ou des gens détestés en temps habituel. Priorité au présent sans barrière. Ici, contre moi. Tout contre moi, ici. Comme si d’un seul coup toutes les générations se retrouvaient dans un même espace. Une vaste cour de récré sans masques.
Sophie est assise sur un banc. Près d’une place avec des terrasses de café prises d’assaut. Sa «table d’écriture» est occupée par un couple. L’homme et la femme d’une cinquantaine d’années donnent l’impression de deux ados à leur premier rendez-vous au bistrot. Très fébriles. Ils ne cessent de se toucher et se rouler des pelles. Partout ou Sophie pose les yeux souffle un air de joie. Nul besoin de carton d’invitation. Des centaines de millions d’invités à la même fête. Comme une coupe du monde gagnée par la terre entière. Bref répit avant le retour des murs ordinaires ?
Attendre que sa table ou une autre se libère ? Sophie jette un coup d’œil à sa montre. L’heure du jacuzzi. Et de sa conversation avec la vieille femme. Passant du mutisme total au moulin à paroles. Elle aussi a décidé de disparaître des radars de proximité. Profiter de quelques mois avant son entrée en Ehpad. Sous la pression de ses enfants. Sa fugue organisée est la seule condition pour qu’elle accepte de finir sa vie ailleurs que son son toit. Une femme très drôle. Toutes les deux se marrent comme de vieilles copains. Sophie remonte l’avenue le long du fleuve. Souriante. Elle sifflote.
Contaminée par la joie.
Où serez-vous le 11 septembre 2021 ?
Le 20e anniversaire des attentats.
La douleur la plus médiatisée de tous les temps ?
Des milliards de Terriens à leurs fenêtres d’écran.
J’y assisterai aussi.
Dans un troisième hôtel ?
Une autre ville ?
À New-York parmi des milliers de fantômes ?
Dans un désert ?
Devant l’immeuble de la trahison ?
Je ne sais pas encore ou je serai.
Juste qu'il me faudra une connexion.
Pour envoyer mon dernier poème.
Avant la sortie.
Et de nouvelles entrées.
NB: Une fiction pour fermer ce blog. Cette fois ; une fermeture définitive. Fermer avant de s'enfermer dans le ronronnement et les certitudes. Un blog ouvert le jour du massacre de Charlie et qui se ferme sur les vingt ans d'un autre attentat. Mais ce jeune siècle n’a pas encore dit son dernier mot. L’espoir et la beauté non plus. Siècle à suivre… Que dire sur cette expérience sans trop s’étaler ?
Une très belle aventure de plus de cinq ans.
Un grand merci aux lecteurs et lectrices de ce blog !
Bonne continuation sur la toile et ailleurs.