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Comme il aurait pu le dire. Ça va ? Oui, hélas. Qu’as-tu pensé de ce repas ? Très bon, hélas. Tu as fait une bonne année ? Excellente, hélas. Tu viens manger à la maison ? Avec plaisir, hélas. Très beau ton jardin. Oui, hélas. Cet homme aurait pu être un personnage de fiction. Mais bel et bien un être de chair et d'os. Je ne l’ai jamais rencontré. Son histoire m’a été rapportée par plusieurs personnes. Rare une de ses conversations qui ne soit pas truffée de hélas. Parfois, c'est justifié. Dans sa bouche, chaque instant, même joyeux, semble plombé de lassitude. Hélas en guise de ponctuation.
Son tic verbal est-il raccord avec notre époque ? Les uns et les autres sommes plus ou moins envahis d’images d’un « monde, hélas ». Suffit de glisser son index sur un écran. Difficile de ne pas tenir compte de ces images et textes diffusés sur le web. Des infos qui glissent dans nos yeux et oreilles et voyagent dans notre corps. Même sous la peau des êtres parvenant à établir des frontières entre leur intime et l’actualité. Pourtant, ils ont réussi à établir une sorte de cordon sanitaire autour de leur histoire. Sans doute compliqué à tenir à notre époque de chaînes d’info en continu et de la toile ouverte jour et nuit. Malgré ce flux permanent, certains et certaines réussissent à ne pas se laisser polluer par l’actualité. Sans pour autant être indifférents aux événements contemporains. Capable de basculer de On à Off. Et inversement. Ce n’est pas le cas de tous et toutes, hélas.
Pourtant se restreindre de vivre, limiter au maximum ses plaisirs, ne changera rien aux situations dramatiques. Ni de culpabiliser. Moins jouir ne donnera pas pour autant de la joie à un être dans le malheur. Ne pas manger n’empêchera pas un gosse de crever de faim toutes les onze secondes. Refuser de partir en vacances n’offrira pas des jours de congés à une famille confinée à domicile. S'interdire d' être aimé ou d'aimer ne donnera pas de l'amour à un être qui n'en pas à recevoir ou à donner. Avoir un toit sur la tête ne vous rend pas responsable des morts de froid dans la rue. La majorité d’entre nous (citoyen et citoyenne sans grand pouvoir) n’a pas la responsabilité de l’écrasement d’une partie de la population mondiale. Juste des voyeurs impuissants à la fenêtre de nos écrans, hélas.
Ni culpabilisé, ni indifférent. Ce serait l’idéal. Profiter du bel instant, sans oublier que d’autres ne peuvent pas faire de même - trop préoccupés à survivre au quotidien. Pas le même déroulé du temps pour tous et toutes. Grave maladie, violence de proximité, guerres, famine… La liste est longue de toutes les survies sur la planète. À chaque moment de bonheur ici, le malheur là. Une empathie en temps réel serait étouffante. Tant mieux que ce ne soit pas possible. Important de se déconnecter des petits et grands malheurs du monde. À moins de vouloir devenir un saint, une sainte, porter tout le malheur de l'humanité sur ses épaules. Ou par masochisme. Certains individus - souvent solitaires - restent branchés non-stop sur les drames humains. Jusqu'à parfois finir par sombrer dans la folie, hélas.
La capacité d’occulter me paraît essentielle. Voire même rester volontairement sourd et aveugle. Pour ne pas se laisser submerger par les images du pire qui tournent en boucle. Toujours un ou une proche, ou des « amis virtuels », pour vous transmettre des mauvaises nouvelles. Qu’elles soient de proximité ou à l’autre bout de la planète. Informer ce n’est pas étouffer l’autre de ses propres anxiétés sur le sale état de notre espèce et de la planète. En plus, c’est contre productif. À force, l’autre n’ouvre plus les messages des Cassandre numériques. Pour éviter de se prendre ou de se reprendre une sale nouvelle dans la gueule. Mais pas que des Cassandre numériques, hélas.
Une pollution aussi dans ce qu'on nomme désormais la vraie vie. Très souvent, ça se déroule lors des repas. Quand on est contraint de rester assis un long moment en bonne ou mauvaise compagnie. Oh, non, pas lui, ou pas elle. Et à cet instant débute le stratagème pour faire en sorte de se retrouver à table le plus loin possible du ou de la « casse-joie ». Celui ou celle qui va polluer le repas et les conversations autour de son couvert. Dans sa gymnastique verbale pour occuper le centre. Accaparer l'attention en évoquant la noirceur du monde. Pour in fine ramener tout à soi. Le bon moment foutu, hélas.
Les mauvaises nouvelles circulent très bien toute seules. Et de plus en plus vite. Traversant le monde entier d’un clic. Nul besoin donc de les aider à circuler. À moins d’être journaliste. Dans ce cas, c’est une démarche professionnelle. Ou les artistes qui, s’inspirant de tel ou tel malheur, réalisent des œuvres d’art. Toutefois, rien n’interdit aux autres de diffuser en permanence du sombre ; leur malheur intime, celui du monde, souvent les deux mêlés. Être les porte-voix des petits et grands malheurs. Si ça leur fait plaisir et alimente leur existence. Néanmoins qu’ils ne s’étonnent pas que leurs proches les fuient. Refusant de subir le déroulé de tout ce qui ne va pas. Surtout qu’ils ont déjà leur dose avec leur smartphone, hélas.
Dans tous les cas, rien n’oblige à lire les mauvaises nouvelles. Ni à les regarder. Libre à chaque individu de se connecter ou non au réseau. L’internaute bouffant de l’écran est la plupart du temps consentant. Plus difficile d’échapper a la parole de vive voix. À moins de ruer dans les brancards, balancer « tu fais chier de nous refourguer toujours ta vision négative », au risque de se fâcher avec un ou une amie « Casse joie ». Fermer les écoutilles et attendre que ça passe ? C’est possible. Mais la plupart du temps, on n'est pas entièrement imperméables. Une règle pour se protéger ? On fait tous et toutes ce qu’on peut dans ce genre de situation, hélas.
Parfois, c’est soi qui est « casse-joie », hélas.