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Billet de blog 28 janvier 2025

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Corps en ruines

Ruinés par d’autres corps. Ici, sur la planète. Une destruction sous nos yeux. Parfois en direct, sur nos écrans. Mais il y a aussi les images d’archives. Comparer l’abominable du passé avec celui d’aujourd’hui ? Non. L’abominable ne se compare pas. Il se vomit d’abord. Quel que soit l'abominable. Dégueuler l’indicible. Quand les mots ne peuvent que se vomir.

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Illustration 1
Un village en ruine près de Ham 1917 © Pierre Bonnard

            Ruinés par d’autres corps. Ils sont détruits par leurs semblables. Et ça se passe chez nous. Ici, sur notre planète. Très près de soi. Une destruction sous nos yeux. Parfois en direct, sur nos écrans. Quand des corps sont dévastés sous les mêmes étoiles que nous. En distanciel, nous assistons au massacre de certains de nos contemporains. Mais il y a aussi les images d’archives. Les horreurs d’un autre siècle. Et de ceux qui l’ont précédé ; la barbarie humaine n’a de répits qu’entre deux «plus jamais ça» ? Revenons au présent. Comparer l’abominable du passé avec celui d’aujourd’hui ? Non. L’abominable ne se compare pas. Il se vomit d’abord. Quel que soit l'abominable. Dégueuler l’indicible. Quand les mots ne peuvent que se vomir.

        Certains et certaines vont trier dans l’abominable. Pour établir une grille d’évaluation. Comme les membres d’un jury. Pour noter les corps en ruines. Quelles sont les meilleurs victimes de l’horreur ? Les jurés vont devoir voter. Éliminer des victimes et en sélectionner pour le palmarès final. Ce sera sans doute très serré. Chaque membre du jury aura ses «  victimes préférées » . Lesquelles ? Des victimes qui seront plus ou moins proches de son histoire. Potentiellement une mère, un père, une sœur, un frère, une copine, un copain … Des visages familiers du papier peint de son quotidien. C’est évident que le ou la jurée essayera de mettre ses «  victimes préférées » en pleine lumière. Même réflexe chez les autres jurés. Chacun et chacune se battra pour que ses «  victimes préférées » se retrouvent en haut du podium. Qui gagnera au palmarès du peuple qui aura le plus souffert ?

          Rien de nouveau dans cette hiérarchisation de la souffrance.  Toutefois,  j’ai l’impression que nous sommes de plus en plus dans ce genre de compétition morbide.  Une comptabilité très dangereuse  à terme pour tout le monde. Avec en plus une extrême  focalisation sur l’émotion. Rien de plus naturel que d’être dévasté face à l’abominable. Voire sidérés. C’est la preuve positive d’une humanité. Mais l’émotion devrait être mise de côté. Sans surtout jamais la nier. Les êtres - de tout bord- ayant perdu un ou plusieurs proches ne pourront en sortir. La plaie restera ouverte. Et une colère jamais apprivoisée. Mais d’autres hommes et femmes, souvent moins touchés directement, ne doivent pas se laisser happer par l’émotion.  Ou le moins possible ; difficile de ne pas être ému face à l’abominable. Pourtant se détacher de l’émotion c’est important pour  pouvoir finir par trouver des solutions. Avec toujours un objectif principal. Lequel ? La justice.

         C’est elle qui doit avoir le dernier mot. Pour tous les corps en ruines. Ceux d’êtres – une majorité de civils - détruits en masse par la guerre. Qui sont les bourreaux ? Qui sont les victimes ? Malgré les difficultés, la justice devra répondre à ce genre de question. Avec encore plus de complexité quand des victimes deviennent bourreaux. Une inversion qui traverse nombre de peuples ayant subi des persécutions. Comme - toutes proportions gardées - un gosse violenté peut reproduire ce qui a ruiné son enfance et polluera le reste de sa trajectoire. À ce propos, ne pas oublier les corps en ruines dans une autre guerre. Sans bombes ni drapeaux. Et la plupart du temps sans bruit. Voire même une guerre invisible.

           Où se déroule-t-elle ? Le théâtre des opérations se trouve en général sous son propre toit. Mais ça peut être sur son lieu de travail, à l'école, etc. Partout où un corps peut en détruire un autre. Avec les mains ou les mots. Parfois les deux. Une guerre menée par des ennemis très proches. Quelques fois des êtres admirés et en qui on a mis toute sa confiance. Avant la destruction à petit ou grand feu. Jusqu’à devenir un corps en ruines. Une histoire fantôme dans une prison avec ou sans barreaux. Certaines dévastations sont planquées sous la peau. Parfois derrière un sourire mécanique. D'autres destructions sont incontournables pour le regard. Encore trop de chairs en ruines à domicile. Bourreaux et victimes portant souvent le même nom.  

         Des femmes et des gosses massacrés. Soumis à la violence de proximité. La justice devra aussi avoir le dernier mot pour ces êtres détruits. Même si tout bourreau est présumé innocent. Quoi qu’on pense de lui. Une présomption d’innocence qui est la marque de fabrique de la démocratie. Et tout bourreau, après avoir purgé sa peine, redevient un homme libre. Avec le droit de se réinsérer. Revenons à l'urgence:  les victimes. Et à leur réparation. C'est à la justice de faire - réellement - son boulot. Œuvrer pour toutes les victimes. Avec son dernier mot toujours en faveur des corps en ruines. Leur rendre tout simplement justice. Pour qu’il puisse relever la tête. Retrouver leur dignité. Et tenter de se reconstruire.

       Sans que les corps en ruines n'aient à dire merci. Sauf s'ils le souhaitent. La justice, c’est leur dû en tant qu'humains détruits. Une destruction visible et invisible. Des êtres spoliés de l’essentiel par des semblables. Détruits par des bourreaux de proximité ou inconnus. Mis plus bas que terre. Jusqu’ à ce que d’autres semblables leur tendent la main et les protègent. Un mur protecteur contre leurs destructeurs. Avant que commence le vaste chantier. Dont la réhabilitation dans leur essentiel. Faire tout pour que l'injustice soit réparée. Le plus vite possible. Les réparations sont plus ou moins réussies. Pas les mêmes effets sur tous les corps en ruines. Chaque histoire meurtrie est unique. Avec sa capacité de résister ou non aux ombres carnassières du passé. Elles peuvent être tenaces. Ne pas vouloir  lâcher leur proie. Parfois, les crocs du passé continuent de dévorer la chair du présent. Pourront-ils rebâtir sur un cœur en ruines ?  

          Chaque corps dévasté est l’humanité entière. Elle habite sous toutes les peaux. Même les pires. L’humanité ne fait pas de tri. Là où il y a un souffle, elle est présente. Une présence sous chaque poitrine. Pourquoi ne réagit-elle pas ? L’humanité aussi absente que Dieu face à l’abominable ? Une question que se sont posée nombre de croyants qui ont traversé l’abominable. Levant les yeux vers le ciel et son abonné absent. Une absence que nombre de corps en ruines d’aujourd’hui doit trouver très étrange. Jusqu'à peut-être générer de la colère contre leur créateur si puissant. Capable de créer le monde en une poignée de jours. Et incapable de porter ne serait-ce qu'un casque bleu. Qu’est-ce que tu attends pour venir nous secourir ? Terrible dilemme pour les êtres lui ayant accordé leur confiance.

         Avoir de l'indulgence pour Dieu ? Pour ma part, je ne serai pas aussi sévère que certains contre lui. Il a une excuse pour ne jamais intervenir dans l’abominable. On ne peut pas lui en vouloir. Quelle est son excuse ? Il n’existe pas. Contrairement à l’humanité. Et nous, ses représentants. Sans aucune excuse. Ni possibilité de se cacher derrière son petit écran en disant qu’on ne savait pas. Tout se déroule devant nos yeux. Et nos regards souvent impuissants. Néanmoins, notre impuissance n'interdit pas l'empathie. Si possible multiprise. Face à tous les corps en ruines. Quelle que soit leur origine. Toute cette foule immense de corps en ruines circule avec le même passeport. Partout sur la surface du globe.  Quel nom de pays sur le passeport ?

         Humanité en ruines.

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