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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 28 mars 2015

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

    « Jamais elle n’avait aimé les perdants. Toujours préféré les hommes perdus. »

                                                             S Loudnig

                                                                                  Merci à Gégé Lefevre

Paris, 14 février, 18 h 05                                                                                                                                                       

                   Casque blanc à la main, Damien Lemarchand sortit du siège du Parisien. Un ado athlétique, visage poupon et piercing au nez. Regard inquiet.

  Il traversa la rue en téléphonant.

— C’est Damien.

  Un scooter était garé sur le trottoir.

— Ouais.

— C’est fait.

— Il t’en reste combien ?

Il tourna la clef de contact.

— Un.

— Fais gaffe à toi.

— T’inquiète pas, papa ! Ils me trouveront pas.

— Faut se méfier.

Un coup de klaxon.

— Je vais me planquer où on a dit. Tu peux me faire confiance. Personne connaît ma planque.

Soudain, la porte d’entrée du quotidien s’ouvrit. Un homme jeta un rapide coup d’œil à droite et à gauche puis se précipita sur Damien.

— Le standardiste se ramène !  Je me barre !

Le type lui saisit le bras.

— Reste là, le gosse !

      Montreuil, 20 h 09

          Jean-Pierre Lemarchand, assis dans la cabine de sa grue, suivait des yeux le flot de voitures sur le périphérique. Mal rasé, les traits tirés par plusieurs nuits blanches. Il actionna l’ouverture de la vitre. Le vent sifflait à travers les fenêtres des immeubles en construction : un chantier au cœur d’un quartier pavillonnaire. Des bruits métalliques à un rythme régulier. Il bâilla et promena un long regard sur les toits avant de refermer.

        Un micro-cravate accroché à son pull, il pianota sur un ordinateur portable. Son visage se fermait de plus en en plus. Il s'éclaircit la voix  puis commença à parler à voix lente :

« Ici, je suis le seul maître. Personne m’emmerde. C’est pas très grand mais toute la ville est à mes pieds. J’aime être en hauteur. Déjà quand j’étais gosse, je montais tout en haut du poirier de la cour de l’immeuble, juste pour regarder les gens passer dans la rue. Qu’est-ce que tu pouvais m’engueuler pour me faire descendre de mon perchoir. Tu...»

      Une quinte de toux l’interrompit.

   « En bas, tous sont tous pareils, pas de différence. Beaux, moches, riches, pauvres, heureux, malheureux… Tous les hommes se ressemblent vus de haut. »

Il versa du café dans un gobelet.

« Heureusement que j’ai le kawa pour tenir le coup, sinon… »

L’œil dans le vague, il but trois petites gorgées.

« Depuis ton entrée à l’hôpital, je dors plus. Des nuits à fumer en espérant, des nuits sans fin. »

    Il alluma une cigarette.

« Et tous ces salauds qui faisaient la fête. Ils me narguaient, j’en suis sûr. Moi je chialais comme un gosse et ils étaient juste à quelques mètres en dessous : dans l’usine. Des bagnoles avec chauffeurs et des photographes mitraillaient les gens qui descendaient. Tous hyper bien sapés à se goinfrer de p’tits fours et picoler du champagne alors que toi… toi, tu étais incapable de manger ou boire. Tu étais complètement ratatinée dans ton lit comme si tu allais te noyer dans les draps. J’étais impuissant. Juste capable de tenir la main d’un fantôme plein de tuyaux. »

     Un rictus tordit ses lèvres.

« Si j’avais pu, je serais rentré dans l’usine et j’aurais tout cassé à ce vernissage. Ils me dégoûtaient. Je… Je les entendais pas mais j’imaginais leurs phrases : ( il prend un ton snob très caricatural) c’est for-mi-dable, extraordinaire. Quelle collection. Magnifique ce fonds. Magnifique, cher ami. Nous vivons un moment très important. Vraiment une très belle rétrospective. Vous reprendrez bien une autre coupe, chère ma-da-me. »

    Il donna un coup de poing au tableau de bord.

« Et toi, maman, tu étais en train de crever ! »

      Un frisson parcourut ses épaules. Il ferma les paupières. Des images, récentes et lointaines, remontèrent lentement. Sans ordre apparent.  Le visage de sa mère revenait souvent. Elle souriait ou grimaçait.

« Le soir de ta mort, j’ai roulé des heures sans but. Je pouvais pas rentrer chez… nous. Sur l’autoroute, j’ai allumé la radio et un mec à la voix grave avait annoncé dans un flash spécial la mort de Martine Dejasko. Ça m’a fait un choc. Qu’est-ce que tu l’aimais cette actrice, maman. Tu avais vu tous ses films. Tu connaissais par cœur plusieurs de ses répliques. J’en avais même marre de t’entendre les répéter toute la journée. Comme une minette, tu achetais le même genre de fringues qu’elle. Tu avais mis son livre dédicacé sur la table basse du salon. Fallait surtout pas le changer de place. Le mec racontait la vie de Martine Dejasko… »

    Il s’éclaircit la voix.

« Et… et j’ai eu l’idée. »

    Son mobile sonna.

       21 h 08

       Une Clio s’arrêta au milieu de la rue Auguste-Blanqui, une artère pavée et mal éclairée. Le souffle des ventilateurs de l’usine de la Société parisienne de tranchage et déroulage ponctuait le silence. Les deux bâtiments, reliés  par une passerelle à une vingtaine de mètres au-dessus du sol, occupait entièrement la rue et une grande partie du pâté de maisons. Une demi-douzaine de camions bâchés étaient alignés sur le trottoir.

     Un homme bedonnant sortit de la voiture et  courut vers l’usine. Front trempé de sueur, il tambourina à une  porte.

— Ouvrez !

Il entendit des bruits de pas. Un vigile en uniforme ouvrit et l’examina des pieds à la tête.

— C’est pour quoi ?

_ Je suis Mohamed Hadad.

Le vigile, l’œil sceptique, barra l’encadrement de la porte.

_ Qui ?

_ C’est moi qui dirige toutes les festivités dans l’usine.  Dépêchez-vous de sortir !

— Pourquoi ?

— C’est urgent ! Sortez de là !

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Suivez-moi.

Le vigile lui emboîta le pas.

— Regardez là-haut, fit Mohamed.

Pendue à la flèche d’une grue, un immense cube sombre au bord du toit de l’usine.

— Merde ! C’est quoi c’truc ?

    Des sirènes retentirent. Deux motards escortaient une 605, gyrophare sur le capot. Le véhicule à peine arrêté, un type s’empressa d’ouvrir la portière arrière.

     Une rousse en imper gris en sortit.

— Qu’est-ce que fout Hadad ? Faut me le rappeler tout de suite, ordonna-t-elle.

— Je suis là.

    Elle grimaça un sourire.

—Excusez-moi, cher monsieur Hadad… Josiane Dery, préfet de Seine-Saint-Denis.

Ils échangèrent une poignée de main et elle ajouta :

— Il y a encore quelqu’un à l’intérieur ?

— Non, je viens d’évacuer le vigile.

— C’est parfait.

— Que veut-il au juste ?

   Elle lui tendit deux feuilles.

— Lisez.

   Mohamed chaussa une paire de lunettes.

       21 h 15

        Jean-Pierre marchait à très petits pas  sur la contre-flèche. Au bout, une femme était assise de dos, jambes dans le vide. Épaules rentrées, elle chantonnait Les Amants de Saint-Jean.

— Qu’est-ce que tu fais là, maman ? C’est dangereux.

    Elle cessa de fredonner, se retourna et sourit, un sourire fatigué. Son visage était pâle, joues creuses et peau sillonnée de rides. Elle avait beaucoup de mal à respirer. Seuls ses yeux très vifs paraissaient résister encore aux coups de crocs du temps. Et à la maladie qui la bouffait depuis des années.

— T’inquiète pas, mon Jean-Pierre, je crains plus rien.

— Tu risques de tomber.

— Je te rappelle que j’ai quatre-vingt-deux ans. Tu vas quand même pas me faire la morale. Je suis plus une p’tite gamine.

   Elle pouffa.

— On aurait pu se voir ailleurs, maman.

     Il s’assit à côté d’elle, mains accrochées aux poutrelles métalliques.

— Depuis le temps que je voulais venir voir où tu travaillais. Si t’avais bossé à la poste ou sur les marchés, ça aurait été plus simple pour ta vieille mère. Un fils grutier, c’est pas tous les jours qu’on va lui apporter des p’tits gâteaux sur son lieu de travail.

— Maman, je…

Elle siffla d’admiration.

— En tout cas, chapeau : t’as une sacrée vue. Même les Lombard du sixième avaient pas une vue comme ça. Tu te souviens d’eux ? Lui était directeur commercial et elle… Je crois qu’elle était libanaise ou un truc dans ce genre. Ils étaient vraiment très gentils, pas bégueules du tout. Regarde là-bas, c’est… c’est la tour Eiffel !

Jean-Pierre la retint par l’épaule.

— Te penche pas. Tu veux que je…

— Je te dis que je suis bien, affirma-t-elle en repoussant la main de son fils. C’est toi qu’as pas l’air d’aller.

— Ouais, bof.

     Elle le fouilla du regard comme lorsqu’il était gosse. Gêné, il baissa la tête et plongea le regard sur la ville, loin, très loin. Et si proche. Un seul geste et tout serait terminé. Libéré à jamais. Finies les questions sans réponses, finie cette impression d’être inutile dès le réveil. Sauf dans sa grue.

     Il décrocha une main.

— Parce qu’elle t’a plaqué que tu fais tout ça.

— Non, pas du tout.

— Tu vas pas me la faire, je te connais bien, mon cœur. Écoute, mon Jean-Pierre, t' as que quarante-huit ans, tu peux refaire ta vie.

— Pas refaire ma vie que je veux, c’est… c’est la continuer comme avant. Avec elle.

   Il tritura un trousseau de clefs dans sa poche.

— Ça fait que huit mois, c’est normal que tu aies encore mal. Tu verras, avec le temps, tout se digère.

— J’y crois pas.

— T' es pas tout seul, je suis avec toi. En plus, t' as aussi Damien maintenant avec toi.

   Il raccrocha sa main et releva la tête.

— Il a failli mettre sur la gueule du nouveau mec de Sophie. Tu te rends compte : il lui avait demandé d’enlever ses piercings et d’arrêter la batterie. Damien a été obligé de déménager sa batterie dans la cave d’un de ses potes.

   Il soupira.

— Quel connard ce mec-là, continua-t-il. Quand il te serre la paluche, t’as la trouille qu’il la garde pour la revendre. Jamais vu un rapiat comme lui. Ouais, c’est sûr, il a toujours la dernière bagnole sortie tout chaud de l’usine, un appart de la taille d’un terrain de foot, des idées intelligentes sur tout. Il l’a embobinée avec ses bonnes manières et son bagout. Et moi, elle me traite de minable. Tu sais ce qu’elle m’a balancé la dernière fois que je l’ai vue ?

— Quoi, mon cœur ?

— Elle… Elle m’a balancé devant Damien : t’es juste bon à faire joujou avec ton meccano géant ou aller à la pêche. Côté pêche, son mec est juste capable de choper les poissons du 1er avril. De toute façon, le minable les emmerde tous. Ils vont voir ce que je vaux.

    Elle lui tapota la cuisse.

— Arrête de penser à tout ces trucs-là, Jean-Pierre, ça sert à rien du tout. On est bien maintenant, tous les trois… Même si mon appartement est un peu p’tit.

— T’as raison, maman, faut que je l’oublie.

   Elle bâilla.

— Je suis fatiguée, mon cœur. Tu me ramènes chez nous.

— Je vais t’aider, maman.

  Elle se mit à trembler.

— N’aie pas peur, maman, tu crains rien avec moi.  Je suis chez moi, ici. Chez moi.

  Le moteur d’un hélicoptère le fit sursauter. La lumière du projecteur tournant l’éblouit.

« Qu’est-ce que je fous là ? »

   Il revint dans la cabine et referma la fenêtre.

« Je deviens complètement barge. »

     21 h 45

        Cinq minicars, vitres teintées, se garèrent dans la rue Blanqui. Des hommes vêtus d’uniformes noirs et cagoulés bondirent sur le pavé. Tous portaient des gilets pare-balles, certains armés de fusils. Ils prirent aussitôt position autour de l’usine. Trois s’approchèrent de Josiane et Mohamed.

— Bonjour, madame le préfet. Je suis Jacques Maury, chef de section du Raid.

— Il faut faire vite, dit Josiane. S’il lâche la chaufferie sur l’usine, cela va être une catastrophe.

— Pire que ça encore, renchérit Mohamed. Il y a des toiles et des sculptures d’une valeur inestimable, dont plusieurs œuvres étrangères confiées à la fondation. Il faut les préserver à tout prix. Je… Pourquoi mon responsable  des événements a voulu organiser notre fête annuelle ici ? Pourquoi ?

— Calmez-vous, dit Jacques. Nous allons…

— Me calmer, mais vous vous rendez pas compte.

Jacques, agacé, se tourna vers Josiane.

— Qui vous a prévenue, madame le préfet?

— Mes services ont reçu un appel du rédacteur en chef adjoint de Libération.

— Y a d’autres entrées ? demanda Jacques.

— Oui, l'entrée principale est rue de Lagny, répondit Mohamed. Que peut-on faire?

— Lieutenant Bénédicte Dufour, je suis la négociatrice du groupe. Avant d’agir, nous devons cerner la personnalité de cet individu. Quelles sont ses exigences ?

— L’individu a demandé à son fils de déposer un article dans plusieurs rédactions de journaux, expliqua Josiane. Il veut  qu’elles le publient en première page demain matin.

— Et s’il n’est pas publié ? interrogea Bénédicte.

— Il lâchera la chaufferie, soupira le préfet.

— Et réduira en poussière des œuvres d’une très grande valeur, s’énerva Mohamed. Ce serait une catastrophe et je…

— Pas d’agitation, cher monsieur, le coupa Jacques, de l’efficacité. Quel est le contenu de son article ?

— Sa mère est morte avant-hier, dit Josiane, elle est morte quelques heures après Martine Dejasko.

— L’actrice ? s’étonna Bénédicte.

— Oui.

— Quel est le rapport entre ces deux événements ?

 — C’était l’actrice préférée de sa mère, répondit-elle à Jacques. Comme elles sont mortes toutes les deux le même jour, il veut que les journaux parlent aussi de sa mère.

— Vous avez son  article ?

Elle tendit les feuilles à Jacques.

— Quelle est la décision des journaux concernés ? demanda Bénédicte.

Josiane haussa les épaules.

— Pour l’instant, tous refusent, mais on ne sait jamais : un papier de ce genre peut attirer énormément de lecteurs. Quoi qu’il en soit, accepter ce genre de chantage serait une porte ouverte à tous les déséquilibrés de ce pays. Au moindre petit bobo, chacun voudrait voir sa prose imprimée en première page.

 — Lis ça, Jeff, fit Jacques à l’homme resté légèrement à l’écart.

Après un bref échange avec Mohamed et Josiane, tous trois s’installèrent dans un minicar aménagé en bureau.

Bénédicte prit une bouteille de Perrier dans un frigo.

— Toi Jeff, fit-elle après avoir bu une gorgée, tu me listes le C.V de ce Lemarchand, ordonna Jacques. De sa première poussée d’acné à son dernier excès de vitesse.

Jeff déplia  un ordinateur portable.

   21 h 52

Jean-Pierre jeta un coup d’œil à l’écran de contrôle, tapa un numéro de code et se frotta les paupières.

« Tu sais, maman, tu as vécu une petite vie sans importance. Pas de métro, mais le boulot dodo et tout le reste sous le même toit : au rez-de-chaussée. Ni pauvre ni riche. Nous avons jamais manqué de rien et en plus il y avait la boîte de travaux publics de papa, un bien grand mot pour papa et son ouvrier à mi-temps. Aux étrennes, les autres concierges de la rue étaient jaloux de tout ce que tu recevais. Faut dire que tu les as toujours bichonnés les gens de l’i… de TON immeuble. Tu en parlais comme si c’était toi qui l’avais construit ce putain d’immeuble. Pour rien au monde tu aurais quitté ta loge et tous ces soi-disant contacts avec ces gens haut placés… et pas méchants. Sûr qu’ils mordaient pas. Ni toi ni eux, personne s’est rendu compte de l’humiliation d’un gosse de huit ans qui supportait pas comment tu t’écrasais devant eux et te pliais en quatre pour leur faire plaisir. Dès que j’entendais la sonnette de la loge, je me planquais et me bouchais les oreilles pour pas t’entendre leur parler. Parler ? Parler, tu parlais pas, tu bafouillais dès que l’un d’eux pointait son nez dans la loge, même leurs gosses te faisaient perdre tous tes moyens. Tu arrêtais pas de dire “pas de problème” et “merci beaucoup, c’est très gentil”. Et moi, assis en larmes sur le bidet des chiottes, je m’étais juré que moi aussi je serais un jour haut placé et que, ce jour-là, je t’offrirais un grand appartement avec une vraie vue et je t’emmènerais dans une de ces îles comme celles des cartes postales punaisées sur l’armoire de ta loge. Jamais ils oubliaient de t’envoyer des souvenirs de leurs vacances pendant que tu t’occupais sagement de leurs plantes et leurs chats. J’ai rêvé de devenir moi aussi haut placé pour... »

    Il ricana.

« Finir haut perché. »

    Son regard s’assombrit.

« Et cocu. »

     Il leva les bras et les laissa retomber.

« Finalement, c’était peut-être toi qui avais raison, maman ; peu importent tous ces trucs de classes sociales qui me foutent encore en colère. Bref, là où tu es maintenant, il y a plus de haut ou de bas. En tout cas, petits ou grands, abrutis ou grands intellos, tous verront ton nom et ta dernière adresse dans le journal tout à l’heure. Le dernier hommage d’un fils à sa mère. Pourtant j’ai jamais été un fils idéal, j’ai fait pas mal de petites conneries… Vols de mobylette et d’autoradio. »

   Ses yeux se posèrent sur la chaufferie.

« Je me souviens encore de ce fameux jour de juillet 71 comme si c’était hier. Jamais j’oublierai ta honte quand les flics sont venus fouiller la loge et m’embarquer avec les bracelets. Première fois que je t’ai vue pleurer en public. Grâce à l’avocat du troisième qui m’a défendu gratos, je m’en suis sorti avec du sursis… et puis papa m’a pris avec lui sur les chantiers. »

    Son mobile sonna.

« Tu vois, maman, je t’ai jamais fait de cadeaux, ni pour ton anniversaire ni pour la fête des Mères, mais aujourd’hui… »

Il colla le téléphone à son oreille:

— Ouais.

— Bonjour, Jean-Pierre. Je suis Bénédicte Dufour, du Raid, je serai votre interlocutrice pour…

— Vous voulez quoi ?

— Je suis négociatrice du Raid.

— Ça veut dire quoi Raid ?

— Recherche Assistance Intervention Dissuasion. Jean-Pierre, je souhaiterais que nous parlions calmement pour trouver ensemble une solution.

— La solution est très simple : demain, mon fils me remontera les journaux et si… S’il y a pas mon article, je bousille votre putain d’expo.

— Écoutez, je comprends votre chagrin.

Il serra les mâchoires.

— Je vous demande pas de me comprendre.

— Jean-Pierre, vous traversez une mauvaise passe, comme ça peut arriver à tout le monde. La mort d’une mère est très éprouvante mais il faut vous ressaisir.

— Rien à foutre de vos salades.

— Écoutez, Jean-Pierre…

— C’est vous qui allez m’écouter ! Si quelqu’un met un pied dans cette usine, je bousille tout !

— Jean-Pierre, soyez raisonnable.

    Il éclata de rire.

 — À demain pour les nouvelles fraîches.

    23 h 13

— Chef, dit Jeff, Sophie Lemarchand vient d’arriver.

Jacques, penché sur un plan de l’usine, grommela :

— Fais-la entrer.

Une blonde très maigre, la quarantaine, cheveux ébouriffés, grimpa dans le minicar.

— Bonjour, madame, dit Jacques. Le lieutenant a dû vous expliquer le problème.

— Pourquoi vous venez me réveiller en pleine nuit, râla-t-elle. Je travaille, moi, demain.

— Nous avons besoin de votre aide pour interpeller Jean-Pierre Lemarchand, dit Jacques.

 Elle eut un geste dédaigneux.

— Ce raté est plus rien pour moi, à peine le père de mon fils. Je veux plus le voir, vous comprenez. Il a gâché les meilleures années de ma vie. Jamais là, toujours sur les routes. Je lui avais demandé de changer de métier mais monsieur n’en pinçait que pour ses grues, surtout depuis qu’il est avec celle là. Je savais bien qu’un jour il finirait par faire une connerie. En plus, avec sa mère qui l’appelait trois fois par jour et lui faisait sa gamelle pour le chantier… Mon cœur par-ci, mon cœur par-là. Cette pouffiasse, je vais pas la regretter.

— Madame Lemarchand, intervint Bénédicte.

— Pas pour longtemps, ironisa Sophie, croyez-moi.

— Votre mari traverse une profonde crise, dit la négociatrice. La mort de  sa  mère a réveillé en lui toutes sortes de frustrations.

 — Il a qu’à se faire soigner. Je veux plus l’aider.

— Ce n’est pas votre mari qui a besoin de vous, affirma Bénédicte, c’est nous.

— Que voulez-vous que je fasse, moi ?

— Juste l’appeler, fit Bénédicte.

— Sûrement pas !

— Sophie, insista Bénédicte, vous êtes la seule personne qui peut le ramener à la raison. 

— Plutôt la seule personne qu’il rêve d’étrangler.

— Nous nous sommes renseignés auprès de  ses proches, il donnerait tout pour revivre avec vous.

  Sophie, surprise, lâcha :

— Qui vous a raconté ces bobards ?

— Votre père.

— Évidemment, il l’a toujours adoré parce qu’avec lui il pouvait aller à la pêche et regarder le foot.

— C’est quand même votre mari, dit Bénédicte.

Sophie pointa un doigt en l’air.

—  Le grand gosse perché dans sa cabane.

— Écoutez, Sophie, Jean-Pierre Lemarchand a deux femmes qui comptent dans sa vie : sa mère et vous.

 — Il peut me rayer définitivement de son carnet d’adresses.

— Son geste de désespoir n’est pas du tout dédié à sa mère, expliqua Bénédicte d’une voix plus douce, c’est à vous qu’il est destiné. Il veut vous prouver qu’il n’est pas un nul. Il veut retrouver votre estime.

— Je… Je vais quand même pas lui jouer la scène de la femme adultère qui revient à la maison.

— Vous entendre peut le calmer, lui redonner espoir.

Sophie hocha la tête.

— Hors de question de lui parler.

       23 h 45

    Des badauds, surtout des jeunes à pied ou en scooter, affluaient de tout le quartier. Un cordon de flics les empêchait de passer. Des riverains s’agglutinaient aux fenêtres ou sur les balcons. Un petit moustachu s’adossa à côté du bistrot Le Petit Cuvier. Le rideau de fer baissé. Il fumait coude à coude avec une silhouette blanche peinte sur un mur de briques.

Mohamed, mobile à l’oreille, faisait les cent pas.

— Oui, monsieur le ministre. Je sais que l’enjeu dépasse le cadre purement culturel. Il en va évidemment de notre crédibilité auprès des autres pays. Je vous assure que nous faisons tout pour résoudre ce très grave problème.

— Régularisez la situation et rappelez-moi.

— Je …

Le ministre avait raccroché.

— C’est grave ? demanda le vigile.

— Bien sûr que c’est grave ! C’était le ministre de la Culture. Tout le monde est déjà au courant. Le directeur de cabinet du Premier ministre a réuni une cellule de crise.

Le vigile vrilla son index sur sa tempe.

— N’importe quoi. Ils font tout un bordel comme ça pour ce qu’y a là-dedans alors qu’il y a des mecs qui crèvent de froid dans les rues. Ça me débecte.

  Mohamed lui jeta un regard hautain.

— Ces trucs, comme vous dites, sont des œuvres d’une très très grande importance.

— Arrêtez, s’il vous plaît. Mon fils qui a trois ans en fait autant.

— Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous dites. Vous n’y connaissez rien du tout.

Le vigile se renfrogna. « Commence à faire chier, ce blaireau de mes deux », se dit-il avant de s’éloigner.

— Où allez-vous ? Vous êtes payé pour…

— Pas pour écouter vos conneries. Je vais me pieuter dans ma bagnole.

   23 h 52

      Bénédicte, Jacques et Jeff avaient les yeux rivés à un écran : Sophie grimpait à la grue. Il avait accepté de la voir. Seul le bruit de son ascension ponctuait le silence du minicar.

— Qu’est-ce qu’elle est bien roulée c’te gonzesse, siffla Jeff. Je comprends pas ce mec-là. Entre les deux grues, j’aurais pas hésité, moi. Normal que sa gonzesse l’ait plaqué, il est tout le temps fourré dans les nuages. Jamais là. Fallait bien qu’elle trouve un mec de rechange pour grimper au septième ciel.

Bénédicte, irritée, demanda :

— Combien de temps que t’as pas vu ta femme ?

— Pourquoi tu me poses c’te question ?

Elle ne put réprimer un sourire.

— Pour rien.

Jeff plissa le front.

— Arrête, Béné. Je te connais bien, tu penses à un truc et tu veux pas me le dire.

Elle détacha les yeux de l’écran.

— Au fond, on est comme ce pauvre type dans sa bulle là-haut. À force d’être sur les routes, d’obéir à un bip qui te fait quitter ta couette à n’importe quelle heure, faut pas s’étonner quand tu retrouves un jour ton lit désert. Et que tu prennes ton p’tit déj en tête à tête avec ton frigo. Et une putain envie de chialer.

— Parle pour toi, frima Jeff, moi, avec ma femme, c’est du solide. Je suis pas comme ce naze.

— Aucune tête n’est à l’abri des cornes.

— Qu’est-ce que t’insinues, Béné ?

— Ça suffit vos conneries vous deux, s’interposa Jacques. Mets le son plus fort, Jeff. Je veux les entendre.

Sophie entra dans la cabine.

— Pourquoi t' es venue ? bredouilla Jean-Pierre.

— Je… Je sais pas. Il faut que…

— Il faut quoi ? »

  Sophie s’éclaircit la voix.

— Faut qu’on parle.

— Toi qui dis ça. Des mois que tu me raccroches au nez et maintenant tu veux qu’on parle !

  Elle ramena ses cheveux en arrière.

— Tu crois que c’est simple pour moi aussi ? Depuis des années, je te dis que ça va pas et tu veux pas m’entendre.

— Je sais, je sais : tout est de ma faute.

— Fais pas de conneries JP.

— C’est eux en bas qui t’ont envoyée ?

— Non.

— Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

— Je… Ben disons… Vachement de choses. Je sais pas par quoi commencer.

— Laisse béton tout ça.

— JP, tu as raison : on a joué au con tous les deux. Et Damien a trinqué. Je pense que, pour lui, il faut absolument qu’on fasse quelque chose. Il passe son temps à fumer des pétards et à boire de la bière avec ses copains.

— Je te crois pas, je l’aurais su.

— Comment tu t’en serais rendu compte, t' es toujours à droite et à gauche sur tes chantiers ?

— C’est mon taf.

— J’ai peur qu’il fasse quelque chose de grave.

— Je vais lui parler.

Il alluma une cigarette.

— T' as repris ?

— Ouais. Mon haleine gêne plus personne maintenant.

   Elle le dévisagea.

— T’as maigri, toi. T’as une de ces têtes.

— Je suis crevé. J’en peux plus. Tout va trop vite. Toi qui t’en vas et puis maintenant maman qui est plus là. Je sais plus quoi faire, je suis au bout du rouleau. Il faut… Je…

  Il éclata en sanglots.

— Il a craqué, s’enthousiasma Bénédicte, très bien pour nous. Il relâche la pression.

— Tu as besoin de te reposer, fit Sophie en le prenant dans ses bras.

  Elle lui caressa la tête.

— Le grutier rattrape le temps perdu, rigola Jacques.

     23 h 53

    Le vigile pénétra dans l’usine. Au même moment, la contre-flèche pivota. Puis la chaufferie commença à s’enfoncer dans le toit. Un long craquement traversa la nuit. Des tuiles volèrent en éclats. Les badauds reculèrent. A quelques mètres de l'entrée, des pompiers casqués s’apprêtaient à intervenir.

     Jeff coursait le vigile à travers des nuages de poussière.  Une pluie de briques et poutres  s’abattait sur  le rez-de-chaussée aménagé en galerie d’Art.  Il évita de justesse une vitre.

— Sortez de là. Tout va s’écrouler.

 Jeff  lui saisit l’épaule.

— Lâche-moi, toi !

  Il bouscula Jeff qui trébucha.

— Tu l’auras voulu, mec.

  Jeff l’aspergea de lacrymogène.

— …

   Le vigile tituba et s’effondra.

     15 février 2005, 0 h 12

    Sophie, assise dans le minicar, sanglotait.

— Ce connard m’a giflée. Tout ça est de votre faute. J’aurais pas dû monter, je le savais.

— C’était indépendant de notre volonté, s’excusa Bénédicte.

— Facile à dire, pas vous qui êtes montés là-haut.

 Jacques adressa un geste excédé à l’un de ses hommes.

— Ramène-là.

  Sophie se leva.

— J’ai pas besoin d’un chauffeur. Un nul ce mec. Il a qu’à rejoindre sa mère. Je vais pas chialer.

— Tout ça à cause de ce con de vigile qui a pété un plomb pour récupérer son chien, fit Jacques dès qu’elle sortit. Heureusement que Béné a calmé le grutier. Cette histoire commence vraiment à me courir.

   Bénédicte se redressa sur son siège.

— Ça va être dur de rattraper le coup. Il se méfie de nous maintenant. Il s’est refermé. J’ai passé le relais à d’autres hommes du groupe pour reconnecter avec lui, mais il raccroche à chaque fois. Je crois que… la négo ne me paraît plus possible. Dans sa cabine, il se sent invulnérable et en plus il est persuadé de faire un beau geste. Difficile de rendre la raison à un enfant de quarante-huit ans qui fait un dernier cadeau à sa maman adorée.

   Jacques se tourna vers un type avec un chapeau.

 — Et vous, vous avez vraiment pas une idée pour arrêter cette grue ? Je sais pas, moi… On peut pas demander à EDF une panne de courant de tout le quartier ?

L’homme soupira.

— Elle a une autonomie de deux jours. Je vous ai déjà dit tout à l’heure que nous avons affaire à une grue ultra perfectionnée, comparable au niveau de la technologie à un satellite. En tant que chef de chantier, je n’ai jamais travaillé avec un matériel d’une telle puissance. En plus, Jean-Pierre Lemarchand est un de nos meilleurs grutiers. Je suis…

Le mobile de Jacques meugla.

— J’écoute.

— Alors ?

— Madame le préfet, la première opération a échoué, mais nous en préparons une autre.

— Dépêchez-vous ! Quand même pas la mer à boire que de déloger un grutier de sa grue.

Jacques fit le geste de se raser.

— Fait chier celle-là, grogna-t-il après qu’elle eut raccroché. Elle a qu’à aller le chercher, si elle est si forte.

 Jeff bomba le torse.

— Chef, j’ai une solution, MOI

Il se racla la gorge mais resta muet.

— Tu attends la péridurale ou quoi ? s’impatienta Jacques.

— Marco est notre meilleur tireur, affirma-t-il. Une seconde, et basta le grutier.

Il imita le bruit d’une détonation.

— Bravo, applaudit Bénédicte. Si tu en as encore d’aussi bonnes, fais-les breveter.

Jeff fit la moue.

— Pourquoi on le descendrait pas ?

— Réfléchis un peu. Tu imagines un seul instant l’onde de choc dans l’opinion publique ? Je vois déjà les gros titres : « Un homme éprouvé par la mort de sa mère abattu par le Raid pour protéger des œuvres d’art ».

— Elle a toujours réponse à tout, celle-là, abdiqua Jeff, vexé.

— En plus, intervint l’homme au chapeau, même si vous réussissiez à l’abattre, il y a la touche DHM.

— En français ça donne quoi ? s’impatienta Jacques.

   Dispositif Homme Mort. Cette grue est équipée d’un dispositif homme mort, une touche que le grutier actionne toutes les minutes. Au cas où le grutier aurait un malaise et ne puisse plus diriger les commandes, tout le système passe alors en pilotage automatique. Il a dû le programmer pour lâcher la chaufferie sur l’usine. Nous n’aurons pas le temps de monter dans la cabine pour déprogrammer.

_ Combien pèse la chaufferie ?  demanda Jeff.

_  Vingt-trois tonnes.

   1 h 16

     Jean-Pierre se massa la nuque.

« Vivement que tout ce bordel se termine et que je dorme. Fermer les yeux et oublier, tout oublier. À mes pieds, la ville commence à s’étirer avant de se lever. Elle, elle a jamais d’insomnies. Personne ne la trompe, et pas de mère à enterrer. Sur le périf là-bas, les travaille-tôt croisent les fêtards et les mecs qui terminent leur service de nuit. Il y a aussi ceux qui fêtent plus rien, ont plus de taf, ceux qui attendent… Quoi ? Ils s’en rappellent plus mais savent plus faire autre chose. Bref, trêve de philo à un euro. Bientôt, maman, des centaines de milliers de gens te connaîtront, tu seras plus une anonyme. Ton nom sera en première page. Pour accompagner l’article, j’ai mis ta photo, celle que tu aimais bien : sur les marches de la mairie de Fontenay. Tu étais vraiment très belle dans ta robe blanche. J’ai écrit ton histoire, je suis pas très doué et c’est pas très bien écrit, mais… Tu seras à côté de Martine Dejasko. Je sais que tu serais très heureuse. »

    Il secoua la tête.

« J’ai choisi Le Parisien, Libération, Le Figaro et France Soir. Je sais bien que tu aurais préféré être en photo dans les journaux que tu lisais, avec les vies des gens encore plus haut placés que ceux de ton immeuble. Tu sais, maman, même si ton histoire est banale… »

   Il laissa passer quelques secondes.

« Elle est unique. »

 D’un geste lent, il se tourna vers la contre-flèche.

« Maman, tu vois, je… Je te parle depuis des heures et j’ai l’impression que c’est la première fois que tu m’écoutes jusqu’au bout. Faut dire qu’avec ton débit je pouvais pas en placer une. Tu parlais autant que tu astiquais ton immeuble, ou le contraire. Chaque fois que tu raccompagnais nos invités sur le trottoir, papa, plutôt du genre près de ses mots, me disait chaque fois : “Ta mère va leur dire la même chose que sur le seuil de la porte, mais les passants vont en profiter aussi.” »

 Ses lèvres tremblaient.

« Plus personne en profitera. »

 Il expira et laissa retomber sa tête.

« Je suis vanné. »

    2 h 50

   Sous une pluie battante, Jeff gravissait très lentement les marches de la grue. Bénédicte et Jacques  suivaient sa progression sur  un écran relié à une caméra à infrarouge

    L’enceinte grésilla.

— Ici Jeff.

— Béné à l’écoute, on te reçoit.

— Il me reste une dizaine de mètres.

— Fais gaffe.

— Pas de blème, Béné. Je veux pas déserter mon pieu, moi.

Il se marra.

— Concentre-toi, bougonna Jacques.

— Il dort encore ?

— Ouais, répondit Bénédicte.

— Je vais me le faire.

  Soudain, un bruit métallique.

— Qu’est-ce qui se passe ? s’inquiéta la négociatrice.

— Ce connard m’a repéré.

— Redescends ! gueula Jacques.

— Je peux pas, la grue arrête pas de bouger

   Jacques  regarda à la fenêtre et vit la chaufferie qui écrasait une autre partie du toit. La passerelle de l’usine tremblait comme un pont suspendu et menaçait de s’effondrer.

— Appelle-le, Béné.

  Elle pianota sur le mobile.

— Jean-Pierre, c’est…

Jacques lui prit le téléphone des mains.

— Commandant Jacques Maury. Arrêtez.

— Rappelez votre Ninja.

— Il va redescendre.

— Je lui donne trois minutes pour dégager de ma grue. Vous avez entendu ?

—   C’est entendu.

—   La prochaine fois, je détruis tout. Je ferai un gros pâté de Picasso, de

Miró et des autres. Compris ?

     4 h 50

    Damien gara son scooter  devant un kiosque. Avec des gestes lents, un type  installait des journaux sur les présentoirs. À la radio, une voix de femme déclinait  l’horoscope.

— Je voudrais…

 Sans interrompre sa tâche, le kiosquier grommela :

— Minute.

 Son rangement achevé, il dévisagea Damien.

— T' es bien matinal, toi.

— Je viens pour… pour les p’tites annonces de boulot.

— T’as raison, mon p’tit gars : le chagrin fait jamais de grasse mat’. Tu peux te servir.

Damien  se rua sur les journaux que son père lui avait demandés. Il  plaqua un billet  sur le comptoir  et s’éloigna.

— Sacré pourliche pour un chômeur, sourit le kiosquier.

    5 h 10

— Papa, c’est moi.

— Alors ?

— Il est passé.

— Dans les quatre canards ?

— Ouais.

Le visage de Jean-Pierre s’éclaira.

— Ta grand-mère serait si fière de toi. Merci, Damien, toi, tu me comprends. Viens vite me rejoindre. Je suis pressé de voir la photo de maman  dans des journaux.

— J’arrive, papa.

— Damien ?

— Ouais.

— Sois prudent en bécane, il flotte.

     Son visage était détendu. Comme si cette victoire avait balayé défaites et  humiliations. Enfin quelqu’un aux yeux du monde. 

     Plus un minable.

         « Elle a peut-être raison Sophie : faudrait que je lui parle un peu plus au fiston. J’espère que les juges vont pas trop le charger, lui. Je raconterai au juge que je l’ai obligé. D’ailleurs… Je… À vrai dire, je lui ai un peu forcé la main au fiston, il était pas trop chaud à cause du scandale.  Faut dire que, côté scandale, il en a soupé avec sa mère et moi. »

Il surveilla les rues détrempées du quartier.

« Ah ! V’là le fiston ! »

Sa joie fut de courte durée.

« Les fumiers ! »

Il appuya sur la touche rappel de son mobile.

— Laissez-le entrer sur le chantier sinon je casse tout !

— On va le laisser passer, répondit Bénédicte, mais…

— Lâchez-le !

— Qu’est-ce qui nous assure que vous ne mettrez pas votre menace à exécution ?

— Chez les Lemarchand, on n’a qu’une parole. Je lis les articles et je colle la chaufferie là où elle devrait être.

— J’en avise mon chef de groupe.

Rage au ventre, Jean-Pierre ne pouvait détacher les yeux de son fils coincé rue Cuvier.

— Magnez-vous, les Ninjas, ou je bousille tout.

— C’est bon, acquiesça  Bénédicte, on laisse passer votre fils.

« Maman, tu peux reposer en paix et… Si tu croises là-haut Martine Dejasko, vous pourrez comparer vos nécros. En réalité, je sais que tu m’en voudrais de tout ce ramdam. De toute façon, il est trop tard et, comme tu disais toujours après ton ménage : ce qui est fait n’est plus à faire. »

  Jean-Pierre aperçut le casque blanc de Damien. Sourire aux lèvres,  il composa un numéro.

— Tu m’entends, Damien ?

— Ouais, ouais.

— T’as pas le vertige, j’espère.

— Non, papa, bredouilla-t-il.

   Trois minutes plus tard, Jean-Pierre ouvrit la porte de la cabine et leva les pouces en l’air.

— Bravo, fiston ! Montre-les-moi.

 Le coup de poing au ventre lui coupa le souffle. 

— …

  Une main le plaqua au sol.

_ Jacques Maury, chef de section, pour vous servir.

_ Où est Damien ?

 Il le menotta puis ôta le casque.

— Bien décoré  le couvre-chef de ton gosse, mais pas très pratique. Je préfère son blouson.

— Où est Damien ?

— Pas de panique. Il est au chaud dans notre minicar. Les collègues l’ont serré y a à peine une demi-heure. Nous avons mis des rondes autour des kiosques, en priorité ceux ouverts le plus tôt.

— Et l’article ?

— Désolé, ta mère devra se contenter de son épitaphe.

 Jean-Pierre, assis  à l’arrière d’une voiture qui démarrait,  jeta un coup d’œil à sa grue.

    5 h 24

    Le dernier badaud quittait la rue Blanqui quand la flèche de la grue se mit à pivoter. Concentrée, la mère de Jean-Pierre actionnait les touches de commande. L'air agacé.

« Les gosses, on peut jamais les laisser seuls. Même à quarante-huit ans. Il a encore fait une grosse bêtise. Jean-Pierre a toujours été un grand sensible.      Et un grand révolté. Plutôt un grand soupe au lait, mon p’tit cœur. »

   Elle haussa les épaules.

« Dire que je peux même pas témoigner au procès. Si les juges m’avaient entendue, je suis sûre qu’ils auraient été indulgents… avec un bon fils. Pour les aider, je veux bien passer le balai dans l’usine et dépoussiérer leurs toiles… mais ils voudront jamais que j’y touche à ces trucs si précieux. Dire qu’y avait que les peintures de l’agenda de La Poste à la maison… Bon, je vais quand même essayer de réparer un peu ce qu’il a fait. »

   Elle bougonna.

« Même morte, il faut que je repasse derrière lui… comme pour sa chambre quand il était gosse. »

   La chaufferie s'éleva au-dessus du chantier.

«  Je vais mettre cette chaufferie à sa vraie place : sur l’immeuble. Personne pourra dire que mon fils a pas terminé son boulot. »

   Elle esquissa un sourire.

« J’y suis presque. Faut que je la mette un peu plus à gauche maintenant. Impeccable. Qu’est-ce qu’ils sont moches les immeubles de maintenant. Je préfère vraiment MON immeuble. »

     Elle se frotta les mains.

« Ce qui est fait est plus à faire. »

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