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Ne pas désespérer Marianne. Surtout quand elle rêve, le nez en l’air. Les yeux posés sur le plafond de France. Un des toits du monde. Sous lequel elle vit avec presque 70 millions de colocataires. Une des toitures d’un vaste village en orbite. Chaque fois, ce regard lui remet du baume au cœur. Malgré toutes les divisions actuelles, Marianne continue de les voir. Rassurée de leur présence. Même si parfois, l’obscurité les occulte toutes les quatre. Une inquiétude s'installe alors dans le regard de Marianne. Pourtant elle sait que chaque fois, ils réussissent à percer les mauvaises nuits de France. Pour reprendre leur poste. Un quatuor éclairant qui lui est très cher. Indispensable. Sans doute pour eux quatre qu'elle continue de se lever chaque matin. Debout pour sa « Pléiade républicaine ».
Lui débiter la revue de presse du jour ? Chut, Marianne rêve. Ne lui racontons pas que son pays chéri a changé. De plus en plus durci et recroquevillé sur lui. Nul besoin de lui dire puisqu’elle le sait. Marianne est lucide. Consciente de la situation. Une époque tendue et trouble. De plus en plus souvent, Marianne ne comprend plus. Qui est qui ? Vrai ennemi ? Faux ami ? Sincère ou manipulateur ? Très difficile de répondre à ces questions en notre ère de mauvais mélanges. Avec des gueules de bois et parfois l’envie de gerber les sales idées versées dans notre verre républicain. Pas que Marianne a sentir paumée. Nous sommes nombreux dans ce cas. Trop naïfs ? Dans le déni de la réalité ? Idiots de la République ? Désespérés de notre connerie humaine ? Sans doute plusieurs raisons mêlées.
Avec l’impression d’être de plus en plus souvent à côté de la plaque. Incapable de trier le bon grain de l’ivraie de notre jeune siècle. Rien de plus naturel que nous ( celles et ceux avec peu de culture politique, exceptée celle du comptoir de bar et de la toile) soyons en ce moment « à la ramasse ». Difficile d’y voir clair dans une période si confuse - un brouillard avec en plus virage extrême. Quelle direction prendre ? Laquelle surtout éviter ? Plus de direction à prendre ? Encore plus inquiétant en constatant que des copains et des copines, avec une vraie culture politique, souvent très militants, n’arrivent plus non plus à analyser la situation contemporaine. Leurs difficultés sont beaucoup plus alarmantes que notre incompréhension de « politologues de zinc ». Peut-être qu’il n’y a plus rien à comprendre.
Et se contenter de vivre sur sa parcelle d’être. Concentrer toute son énergie à cultiver son petit espace vital. Le protéger le plus possible des pollutions de toutes sortes. Pour y rester en compagnie de quelques proches triés sur le volet de l’amour et de l’amitié. S’inviter les uns et les autres. Sachant qu'il sera possible de dialoguer, débattre, voire polémiquer, sans être contraint de se justifier de ne pas être ceci ou cela. Comme une principauté hors de notre ère de flics et de juges des échanges. Avec pour donner le change (pas complètement déconnectés) des conversations pour prendre la température du monde. Comme on s’inquiète d’un absent très malade et parti en convalescence. Pour des problèmes de santé physique ? Le corps vieillissant et en cours de fin ? Des problèmes mentaux ? On a su. Mais on ne sait plus. C’est flou. En espérant que l’absent en sale état va réussir à se soigner. Pour qu’il puisse revenir. Le monde à nouveau à table avec nous. Pour l’instant, un siège déserté. Notre repas avec un absent.
L’absence du monde à notre table devrait nous inquiéter. Voire même nous alarmer. Ce qui me semble pas le cas. Au contraire. Le monde absent ou présent me paraît être de moins en moins au centre de nos préoccupations. Même si bien sûr on éprouve de l'empathie pour lui. Un monde qui a pas mal trinqué entre les mains de notre espèce. Et il continue de prendre des coups. Mais ses souffrances disparaissent de notre zone d'intérêt après le deuxième apéro de couleur jaune, rouge, blanc, ou ambré. De bons mets et de bonnes bouteilles vous font vite oublier la chaise de l’absent. Priorité au présent qui ne patiente jamais. Toutefois, de loin en loin, on s'intéresse à l'absent. Comme lors d’une petite ou grande polémique sur le chaos contemporain. Mais la plupart du temps, surtout à certains âges ; on sait qu’il y a plus important que l’absent mal en point. Quel est ce sujet prioritaire sur le monde ? Son histoire. Et celles des autres à table.
Au fil du temps, nos histoires individuelles prennent plus de place. Pourquoi ? Sans doute parce que le générique de fin se rapproche. Chaque jour, les yeux, le dos, le cœur, les jambes … Le calendrier de l’avent de nos corps. Avec au ciel, de plus en plus d’étoiles dont on connaît le prénom. Tous nos proches qui s’éloignent et disparaissent de la surface de nos regards. Et notre ciel « étoilé d’absences » qui nous rappelle notre destination future : le bal des poussières. A chaque départ d’un être aimé, on pense toujours plus ou moins à notre dernier voyage programmé dans les tuyaux du temps. Une traversée sans billet de retour. Ce sont les préoccupations de chaque solitude passagère. Surtout dans la dernière saison. Les soucis du monde alors moins prioritaires que notre intime biodégradable ?
On ne peut répondre à la place des autres. Chaque être a sa réponse. Bien sûr différente selon sa situation sur la planète, son âge, son état physique et mental, et de nombreux autres éléments. Pour ma part, j’ai l’impression de me désintéresser de plus en plus de la chaise de l’absent. Avec de très rares visites dans la « chambre du monde ». Appréhendant de voir sa face défigurée par la souffrance infligée par notre espèce. Me sentant coresponsable de l’état où il se trouve. Parfois à me demander - comme pour un vieillard grabataire - s’il ne faudrait pas mieux en finir une bonne fois pour toutes. Cesser de le laisser souffrir autant. D’autant plus que notre monde donne des signes de sénilité planétaire. De plus en plus de preuves qu’il commence à vraiment mal tourner. C’est grave docteur pour notre monde ? Pour la réponse : ouvrez votre écran. Comment pouvoir euthanasier notre monde qui semble en phase terminale ?
Plusieurs problèmes d'ordre techniques se posent d’emblée. Notre vieux monde extrêmement malade, a-t-il laissé des directives anticipées ? Dispose-t-il toujours de toute sa tête pour prendre en toute conscience la décision de finir ses jours et ses nuits ? Qui s'occupera de mettre concrètement fin à ses souffrances ? De plus, c'est une décision très difficile à prendre pour sa famille. Très nombreuse et éclatée sur toute la surface du globe. Pas facile de trouver une date et un lieu pour pouvoir se réunir dans de bonnes conditions. Une telle décision sans retour ne peut être prise qu'avec toute la famille au complet. Très complexe de réussir à caser ensemble et à mettre d’accord huit milliards d’individus. Surtout avec toutes les divisions contemporaines. Famille nombreuse et pas heureuse ?
Encore une digression pour ne pas répondre à la question. Notre histoire passe-t-elle avant celle du monde ? Ne pas ressortir la carte « chacun sa réponse ». Mais donner la mienne. Ma réponse est positive. En effet, je crois que mon histoire passe avant celle du monde. Même si les deux sont indissociables. Indéniable que certains et certaines sont plus sincèrement que moi intéressés à l’état du monde. Et en plus engagés, les mains réellement dans le cambouis contemporain. Contrairement aux miennes peinardes sur un clavier, souvent à distance du réel. Observateur derrière une fenêtre réelle et d’écran. Parfois à me demander si, à travers mes points de vue sur le monde, la seule projection n’est pas in fine que mon histoire. Revenant systématiquement vers ce centre unique et universel qu’est le corps. Incontournable. Le poids de notre petite personne sur le pèse-éphémère.
Tout tourne autour de notre première et adresse de chair et d'os. Chaque corps est un centre. Et tout le reste en orbite. S’intéresser au monde n’est-ce pas toujours un prétexte pour revenir à soi, soi, encore moi ? L’humanisme plus ou moins en bandoulière, le militantisme, vouloir aider et soigner l’autre, se sont-ils pas les masques les plus réussis et incritiquables de notre égoïsme de mortel ? La question peut se poser. Mais cette fois, ma réponse est : parle pour toi et pour quelques autres. Fort heureusement, la majorité n’est pas comme nous : les plus ou moins centrés sur leur nombril. Pendant notre égotisme, une foule de mains répondent présentes sur le chantier du monde. Sans leur présence, tout s'arrêterait. Elles œuvrent au quotidien. Des mains actives dans des domaines fort différents. Quel est leur objectif ? Que le monde s'écroule moins vite.
Des mains qui œuvrent dans le même chantier que Marianne et ses rêves. Un travail sous les quatre étoiles accrochées au plafond de France. Elles brillent sur tout le pays. À plusieurs reprises, aux heures sombres de l'histoire de ce pays, elles ont pâli. Sans jamais s’éteindre. Parfois, elle a l’impression que le quatuor lumineux ne sert pas à grand-chose. Des étoiles sorties que pour l’apparat et aussitôt oubliées après les festivités. Des breloques ne servant qu'à décorer la vitrine officielle. Malgré les nombreuses périodes d’abattement, Marianne continue de s’accrocher à ce que toutes les quatre réunies représentent. Toujours prête à se battre à leur côtés pour défendre les mêmes idées. Un quatuor lumineux qui tient à cœur à Marianne. Mais aussi à Marie, Marine, Malika, Marouchka, Martin, Marcel, Mahmoud… Et toutes les lettres de l’Alphabet des prénoms de France et de la planète.
Un sourire sur le visage de Marianne. Comme à chaque fois qu'elle regarde le quatuor inscrit au plafond. Longtemps ça a été un trio. Une quatrième étoile les a rejoint. Comment se nomme cette nouvelle étoile de la Pléiade républicaine ?Sororité. Elle a été très vite adoptée par Liberté Égalité Fraternité. Bien longtemps que Sororité aurait dû se trouver avec eux. Une injustice qui est enfin réparée. C’est d'ailleurs un quatuor au féminin. Au fond, peu importe que ce soit masculin, féminin, ou un autre genre, si toutes les quatre éclairent le pays. Et par-delà les frontières. Pour un éclairage universel - un terme masculin pour chaque être et tout le monde. Important de dépatriarcaliser le langage. Non. L’écriture inclusive n’est pas l’urgence. Si. Non ! Si ! Laissons un instant de côté les querelles sémantiques. Pour les reprendre plus tard. Aujourd’hui, d’autres urgences à traiter. Sans oublier les petites et grandes joies au présent. Comme de lever les yeux avec Marianne. Pas interdit non plus de rêver avec elle. Nos regards posés sur le toit de France. Pour admirer le quatuor lumineux.
Marianne, tu sais que le monde va très… Lui rabâcher ce qu’elle sait déjà ? Remettre une couche de noirceur sur l'époque sombre ? Opter pour le silence et s’éloigner sur la pointe de pieds. S’installer plus loin dans l’herbe. Regarder dans la même direction que Marianne. Là où le quatuor en É se mêlent à nos constellations individuelles. Un carrefour où cohabitent des lumières différentes, nées ici ou venues d’ailleurs. Le quatuor côtoyant les étoiles dont on connaît le prénom. Avant que le nôtre soit aussi inscrit. En attendant, profitons de la vue. Sur un plafond avec toutes sortes d’histoires de France et de la planète. Une foule d’étoiles différentes. En écho les unes avec les autres. Elles portent des visages d’hommes, de femmes, d’autres genres, d’enfants. Sans oublier les autres espèces vivantes. Chaque face est irremplaçable. Que des étoiles uniques. Évoluant sous un plafond ouvert sur le monde. Entre ciel et terre.
Huit milliards d'étoiles de passage.