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Billet de blog 28 avril 2024

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Carrefour des impasses

Le carrefour est coincé. F a voulu passer. En même temps que L s’engageait. C’est moi qui ai la priorité. Non, c’est moi. Frottement de carrosseries.C, D, G se sont arrêtés aussi. Ils les séparent. Avant d’écouter leurs explications. Certains prennent la défense de F. Et d’autres de L. De nouveaux automobilistes s’arrêtent. De plus en plus de pour. Et de contre.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

           Coups de klaxon en cascade. Le carrefour est coincé. F a voulu passer. En même temps que L s’engageait. C’est moi qui ai la priorité. Non, c’est moi. Personne n’a voulu céder le passage à l’autre. Frottement de carrosseries. Portières claquées. Après les mots, les injures. Puis les mains qui veulent ponctuer la polémique. Rien de plus banal sous le ciel de l’humanité automobilisée. C, D, G se sont arrêtés aussi. Ils les séparent. Avant d’écouter leurs explications. Certains prennent la défense de F. Et d’autres de L. De nouveaux automobilistes s’arrêtent. Ils écoutent les explications rapportés par les témoins de l’accident. Puis ils  prennent à leur tour position. De plus en plus de pour. Et de contre.

          L’embouteillage grossit d’un seul coup. Comme la division. Les pour et les contre ricochent de véhicule en véhicule. Même celles et ceux, loin du carrefour, prennent position sans vraiment savoir ce qui s’est passé. Les commentaires fusent de toute part. Des réactions de plus en plus loin du carrefour. F a raison. Non, c’est L qui est dans son droit. Tu dis n’importe quoi. Vous êtes tous des antiF. C’est faux. Vous êtes tous des antiL. Idiots utiles des propagandistes de F ! Non. C’est vous, les idiots utiles des propagandistes de L. Nous allons nous créer une milice pour nous défendre. Nous aussi. Tous avec L. Rejoignez le combat de F. Nous avons raison. Nous aussi. Qui a commencé ? Vous. Non, vous. Et qui veut trouver une solution ?

       Silence.

       C’est L qui est en tort.

       Les torts viennent de F

        Tous contre tous !

Raseur de mémoire

       Depuis ses premiers pas, il marche droit. Obéissant à Papa, Maman, ses enseignants, Dieu. Et à toute parole d’autorité. Surtout si elle a eu le dernier mot. Comme celle qui lui a ordonné d’aller et de venir sur deux hectares au bord d’un village. Jusqu’à ce qu’il ne reste plus que de la terre mêlée à de la pierre concassée. Les chenilles de son engin broyant tout sur leur passage. Plus rien ne doit rester debout, lui a ordonné son chef. Tout doit être rasé avant le départ de l'unité de combat. Il fait son travail  très consciencieusement. Pas un mètre carré ne sera oublié. Casque sur la tête, il n’entend pas les craquements. Derniers cris des os réduits en poussière.

           Mission accomplie. Le cimetière est rasé. Il sort de son char. Son chef lui a dit d’attendre, car toutes les routes sont coincées. À cause du conflit entre F et L. Il décapsule une cannette de Coca bien fraîche. Une femme traverse le champ de ruines. Il ouvre des yeux ronds. Mais Maman, tu… Tu es morte. C’est bon, je suis au courant. Ça fait déjà six ans. J’étais peinarde. Plus personne sur le dos. Enfin tranquille. Pourquoi tu t’es réveillée ? C’est toi qui m’empêches de profiter de mon sommeil éternel. Qu’est-ce que j’ai fait ? Elle pointe l’index sur la terre. Regarde. Tu les vois les restes d’os. Ils n’ont pas d’identité. Des os sans couleur de peau, ni sexe. Pauvre ou riche, on n’en sait rien. Mais tous ces os ont tous une histoire unique. Comme la mienne. Mes os pourraient être parmi ceux que tu as écrasé. C’est comme si tu avais rasé le cimetière de notre village. Ou je suis. Ton père se trouve aussi avec moi. Et tous tes ancêtres sont dans notre cimetière. À quelques centaines de mètres de notre maison. Là où tu vis désormais. Mais Maman, c’est un ordre. Elle fronce les sourcils. Un vrai humain doit savoir désobéir quand il le faut. Tu es exactement comme nos pires ennemis. À reproduire les mêmes horreurs qu’ils sont venus commettre chez nous. Mon fils est comme eux. Je… Comment te dire ? Tu viens de me tuer une deuxième fois. Ne viens plus prier sur ma tombe. Il se précipite vers elle. Pour la serrer contre sa poitrine. Le fils tend les mains. Ses bras enlacent du vide.

        Il balance sa cannette et se met à sangloter. Tu ne seras plus jamais seul. Il se retourne. Qui a parlé ? Tu ne seras plus jamais seul. Nous serons toujours avec toi. Le champ s’est soudain peuplé. Comme des arbres ayant poussé en accéléré sur la terre. Des hommes, des femmes, des enfants. Tous immobiles à regarder dans sa destination. Il se frotte les yeux. Sans doute les effets de la fatigue. Vivement que la guerre soit finie. Pour reprendre son travail de vendeur dans un grand magasin. Retrouver son quotidien. Et ses jeux vidéo. Il rouvre les paupières.

          La  « forêt d’os » est toujours là. Une sorte de mur de regards l'emprisonnant sur les ruines du cimetière. Vous allez voir ce que je vais faire de vous bande de sales morts ! Il remonte dans le char. Les yeux injectés de colère. Pour tous les écraser. Aucun ne bouge. Son char traverse la forêt. Mais il ne va pas très loin. À cause de l’embouteillage. Il abandonne son véhicule et s’enfuit à pied. Première désobéissance.

        Plusieurs nuits à errer avant de regagner son village. Il a été exclu de l’armée. Grâce à un oncle bien placé, il a évité la prison. Chaque nuit, la « forêt des os » renaît autour de sa maison. Tu ne seras jamais seul résonne dans ses oreilles. Il ferme les volets. Ça finira par passer, se dit-il. Le temps effacera les fantômes de la guerre. Au matin, il se lève. Le visage froissé par l’insomnie. Il ouvre avec inquiétude les volets. La forêt à disparu. Il pousse un soupir de soulagement. Prêt à attaquer sa journée de travail. Comme tous les matins, il prend le train. Pour rejoindre la grande ville. Et son poste de vendeur d’électroménager.

        La «  forêt des os » défile sur la vitre.

La flamme et la main

        La femme sur le pont affiche un large sourire. La flamme olympique est enfin sur le bateau. Son voyage est suivi par le monde entier. Elle est responsable du déplacement de la flamme à bord du voilier. Une très grosse responsabilité sur ses épaules. Elle sait qu’elle n’a pas le droit à l’erreur. Son avenir professionnel dépendra de la réussite de sa mission. Des milliards de regards suivent la trajectoire de la flamme olympique. Plusieurs jours et nuits à voguer sur la Méditerranée.

        Le bout de sa cigarette en écho lumineux en écho avec les étoiles. La nuit est très belle. Même pourtant si les prévisions ne sont pas bonnes. Nous ne devons pas dévier de notre trajectoire. Ni nous arrêter. Demain, ça ira mieux. Mais cette nuit, on doit rester vigilant. Le capitaine a prévenu tout l’équipage. Elle n’a pas compris son inquiétude. La mer a l’air si calme. Mais elle n’est pas une professionnelle de la navigation. Juste une directrice d'opération. Choisie parmi de très nombreux et nombreuses candidates. Depuis, elle a fait la tournée des télés et radios. La nounou de la flamme, a écrit un journaliste.

         Qu’est-ce que c’est ? Elle se penche et pointe sa torche sur la mer. Une ombre sur les flots. Un corps flottant sur une planche. Elle blêmit. Une main s’agite. Un migrant, pense-t-elle aussitôt. Que faire ? On doit foncer sans s’arrêter avant l’aube. Les paroles du capitaine tournent en boucle dans sa tête. Elle est désemparée. Porter secours à un individu à la mer ou privilégier le voyage de la flamme olympique ? Jamais elle ne s’est sentie aussi seule. Faut prendre une décision très vite. La main continue de s’agiter. Arrêter ou continuer ?

         Elle coupe sa lampe-torche.

    L'homme au clic d'or

         L’aube vient de se lever. G a déjà avalé deux tasses de café. Il a les yeux rivés sur son écran. G était directeur financier d’un grand groupe. En retraite, il est devenu consultant extérieur de son ancien employeur. Il émarge aussi dans de nombreux conseils d’administration. Passé dans le privé dans la foulée d’une carrière de haut-fonctionnaire. Du pantouflage ? Il déteste ce terme. Car il travaille énormément. Un dirigeant ne dormant que quelques heures par nuit. Une bête de travail

       Très heureux ce matin. Il vient de faire exploser les dividendes de plusieurs des boîtes qu’il administre. Un vrai renifleur de bonnes affaires internationales. Guère un hasard si les patrons et actionnaires l’employant le paye une fortune. Son travail pour les autres étant achevé, il va s’occuper de ses propres affaires. Augmenter sa très grosse fortune personnelle. Un héritier transmettant à ses héritiers. Sans jamais se poser la question : si je suis si riche, c’est parce qu’il y a des pauvres si pauvres. Pourtant grand croyant en Dieu et se qualifiant même d’humaniste. Du cynisme de sa part ?

        Peut-être mais inconsciemment.  Car c'est un homme sincère. Persuadé d'être dans « le bon ». Néanmoins, il est  incapable de penser contre lui et son milieu. Toujours prêts à critiquer les incivilités de toute sorte des autres. Notamment les malversations des gens pillant les minima sociaux. Jamais il ne critiquer les «  magouilles dorées » de sa famille. Pour lui, c’est normal. Considérant que lui et ses proches travaillent beaucoup. Contrairement au type touchant le RSA pour en plus aller jouer aux courses. Sans pouvoir imaginer un seul instant que son cercle - vivant sans rien produire sur de l’argent invisible - agit plus ou moins de la même façon. Certes pas avec un RSA ni à miser sur des canassons. Son travail est centré sur l'augmentation du compte en banque de ses employeurs. Et le sien. S'enrichir toujours plus dans un monde s'enfonçant toujours plus dans la misère et la guerre ne l'empêchera pas de dormir. Ni de se lever à l'aube. Pour accomplir sa tâche quotidienne. Jamais il ne verra sa part active à l'injustice planétaire et à la destruction du vivant. Excellent robot-autruche du haut du panier ?

            Il fonce les sourcils. Miser ou non sur cette action  qui a le vent en poupe ? Il se gratte la joue. Son épouse voudrait agrandir la cuisine d’été au bord de la piscine. Il jette un coup d’œil à sa montre. Bientôt l'heure de sa méditation. Sa main se pose sur la souris.

        Un clic à combien de milliers d’euros ?

         Droit de rêver

           19 de moyenne général. C’est la meilleure élève de la classe. De très bonnes notes, mais pas les bonnes clefs en poche. À quoi bon avoir mon bac, soupire souvent la lycéenne. Traversée de très nombreuses bouffées de résignation. Chaque fois, elle se ressaisit. La lycéenne veut se battre. Prouver que, même rien, elle peut être tout. Et sans renier son idéal. Et celui transmis par ses parents. Grimpe très haut si tu le souhaites, mais n’écrases jamais tes semblables, lui disait son père : un poète luttant dans son pays et mort en prison. Je voudrais aussi avoir le droit à rêver, avait-elle dit à un conseiller d’orientation. Le sourire des élégances blessées. Elle refuse de noyer les autres élèves de sa douleur. Faisant tout pour être comme ses camarades de classe. Très peu connaissent sa blessure profonde. Et sa situation de sans-papiers. La déléguée de classe  ne décolère pas.

         Une lycéenne au combat. Elle a de meilleures notes que moi et pourtant c’est moi qui vais pouvoir continuer mes études et trouver un travail. C’est injuste. Je trouve que c’est super et normal d’accueillir avec cœur les réfugiés ukrainiens attaqués par un dictateur. Mais elle aussi a fui la mort et les bombes. Elle a réussi à arriver chez nous avec sa mère et ses deux jeunes frères. Pourquoi on ne l’aide pas ? Pourquoi personne ne parle d’elle et des gens comme elle dans les radios et les télés ? Parce qu’elle et sa famille de nous ne ressemblent pas ? Parce que les médias choisissent les souffrances leur rapportant plus d’audimat ? Ça me fout les boules cette hypocrisie de notre part. Les médias n'en parlent pas. Moi, je vais le faire. La déléguée de classe est une excellente avocate. Un duo de combattantes.

         Et une irréductible amitié.

          Carrefour des solitudes

            Embouteillage de certitudes. Le continent est coincé. Plus la moindre circulation dans aucun pays. D’après certains journalistes, la rencontre de F et L a généré des conséquences sur tous les autres continents. La planète entière sera bientôt embouteillée de certitudes. Avec partout des pour et des contre. Plus personne ne s’entend, ni ne s’écoute. Pour ou contre. Pas d’autre alternative. Tout ce qui n’est pas pour est contre. Et inversement. Le doute a fait ses valises. Il a quitté récemment la planète. Nous laissant entre les mâchoires du pour ou contre. Avec ceux qui ont raison. Et les autres qui ont aussi raison. Leur fuite en compagnie de la poésie et de la pensée complexe. Désespérés par la bêtise de l’espèce humaine, le débat et le dialogue les ont rejoints. Le meilleur de notre humanité a fui. Reviendra-t-il nous réenchanter ?

          F et L ont eux aussi disparu. Où se trouvent-ils ? Personne n’a la réponse. Les premiers et premières à avoir été présents sur le lieu de l’accrochage ne cessent de se poser des questions. Voire même de se demander s’ils n’ont pas eu des œillères. Avoir pris position trop vite. Et si tout n’était pas aussi simple que ça n’en avait l’air ?  Des interrogations les habitent. Sans pour autant essayer de voir ailleurs que pour ou contre. C’est désormais leur équilibre. F et L se sont réconciliés et enfuis ensemble ? Pas de réponse non plus.  Tous deux partis en abandonnant leur véhicule. Laissant derrière eux un chaos planétaire.

          Et deux mots qui semblent régir les relations humaines de notre jeune siècle. Avec de moins en moins de débat et de frottements d'idées. Chaque individu ou groupe replié sur son pré-carré idéologique. Un repli avec anathème et malhonnêteté intellectuelle en bandoulière. Toujours avoir raison même en ayant tort. Une position rassurante pour ne pas penser plus loin ? Deux mots qui ne sont pas inintéressants. Sans eux, pas de combat ni d’engagement. Mais dépourvus de sens quand ils ne débouchent pas sur d’autres mots. Et enfermant chacun dans sa solitaire certitude.

           Pour ou contre ?

NB : La scène de «  Droit de rêver » est inspirée de l’émission «  Interception » de ce matin à la radio. Après l’avoir écoutée, on se dit qu’il n’y a pas d’autres solutions que l’espoir. Notamment après les propos de deux lycéennes. Une leçon de vie pour tous et toutes. Merci à toutes les deux de réclamer «  le droit de rêver ». Pour elles et le monde entier.

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