Sale gueule dès l’aube. Dans mon miroir et l’écran. Pendant mon sommeil, il a arboré la même face toute la nuit. Et le radio-réveil me donne de ses mauvaises. Contrairement à ses habitants et habitantes, jamais le monde ne dort. Affichant toujours la même face sombre. Il va tirer la tronche toute la journée. Difficile pour lui de pouvoir faire autrement. Sans doute aimerait-il avoir un autre visage : beau sourire aux lèvres, lumière dans le regard. Plutôt qu’un air sombre à chaque seconde. Mais il a la face que nous lui créons. Depuis la naissance de notre espèce. Un monde avec notre reflet.
Notre espèce n’a pas une très belle face. Déjà la même au siècle précédent. J’étais déjà là. Plus de six décennies que nous nous côtoyons. Sans doute que notre espèce à la tête des mauvais jours depuis avant la naissance de mes parents. Quel visage avait Lucy ? Être souriant ? Femme battue ? Le même visage que certaines femmes d’aujourd’hui avec al chair de leur chair sans vie contre leur ventre ? Seule elle et ses proches à avoir eu la réponse. Une chose est sûre : très rares les périodes où notre espèce a dû arborer une face resplendissante. La grande différence avec le passé est que nous n’avions pas en temps réel des nouvelles de la gueule tendue du monde. Désormais, chaque partie de son visage est visible. Du nord au sud.
Certaines parties de la face sont plus ravagées que d’autres. Souvent les plus basses. En quelque sorte, le sud du village. Même si au Nord et au centre, il y a aussi des ravages. Mais certains espaces sont quand même plus privilégiés. Sans guerre ni famine. En règle générale, ce sont des pays démocratiques et riches. On y vit globalement mieux qu'ailleurs. Guère un hasard si des habitants et habitantes des parties les plus ravages du visage émigrent vers le Nord. Parfois en y perdant leur vie. Nombre de semblables sans sépulture au fond de nos mers. Que la mémoire du monde en guise de linceul.
Après des nouvelles du monde, quelques-unes de mon histoire. Les miennes sont bonnes. Même si c’est mon dernier soir ici. Dans cette école. Trente-cinq années à y travailler et vivre. Que de saisons vues des fenêtres de mon logement de fonction. Demain, je serai parti. Une retraite avec tant de bons souvenirs. Et conscient de l’importance d’arrêter, avant de radoter et devenir pathétique. Important de transmettre les clefs de l’école à d’autres mains. Avant mon voyage de deux km. Pour rejoindre la maison de mes parents. Une bicoque de pêcheur louée les mois d’été pour payer l’entretien des murs et du reste. Je vais y retrouver mes premiers pas. Jusqu’à mon départ à 17 ans. En me jurant de ne jamais revenir.
Sous le toit de la violence physique et verbale. Rare une semaine sans. La plupart du temps, une violence alimentée par l’alcool. Et toutes les rancœurs des êtres n’ayant pas choisi entièrement de vivre ensemble. Ni de faire des gosses. Se contentant de perpétuer l’espèce, avant de disparaître. Partir pour ne pas leur ressembler. J’avais déjà eu plusieurs alertes. Dont le jour où, revenu éméché de fête, j’ai mis KO mon vieux. Personne n’en a jamais reparlé. Mais son image au sol ne m’a jamais quittée. L’homme à terre avait les mêmes traits que moi. Depuis, il est mort. Mais ses traits désormais dans mon miroir. Le jour de son KO, j’ai décidé de partir. M’exfiltrer du ring familial.
Sans imaginer que je l'emporterai dans mes bagages. Pour certains soirs de beuveries, cogner et insulter. Dont une femme avec qui j’ai vécu trois mois. Lui reprochant ce que reprochait mon père à ma mère d’être une sale bourge. Ma mère était factrice. Et ma compagne aide à domicile. Ni l’une ni l’autre avec des origines. Quand bien même c’eut été le cas, elles n’étaient pas responsables individuellement d’un monde divisé en écraseurs et écrasés. L’humiliation de mon vieux et moi n’excusait pas nos mots et gifles. Des années après que j’ai compris. Grâce à une rencontre. Celle d’un ouvrier à la retraite. Un ancien boxeur. Avec un bon direct de la parole.
Pris dans ma jeune face pleine d'assurance. Pourquoi tu chiales jamais ? Sa question m’avait surpris. Surtout venant de lui. Un vrai dur au visage impassible. Le jour où tu chialeras, tu seras vraiment un homme. Avant, tu n’es qu’une bite qui se croit la boussole de l’humanité. J’en parle en connaissance de cause. Moi aussi, j’ai cette boussole. Elle a perdu beaucoup de mecs. Dont moi. Sa phrase balancée un soir d’été en terrasse. Je le sentais qu’il m’en voulait. Avec l’envie de secouer mon arbre à larmes. Celui d’un arbuste qui se prenait pour un chêne centenaire. Roulant des épaules et balançant mes bras comme deux branches dans les rues. La caricature du jeune coq. Sur ses ergots et avec une grande gueule cache-enfance.
Ses yeux ne me lâchaient pas. Me mettant mal à l’aise. En fait, rajouta-t-il, ton daron et toi, vous reprochez pas à vos compagnes d’être des bourgeoises. En plus, elles ne le sont pas. Vous leur reprochez d’être heureuses. Pour vous le sale bourge, c’est sale heureuse. Parce que vous n’arrivez pas approcher le bonheur. Et que les gens heureux vous dérangent. Pourquoi eux et pas moi ? Pense à ça mec avant de fermer le poing ou de balancer une insulte. Le lendemain, il me demandait de l’accompagner. Sans m’indiquer la direction. Je te confie le gosse, apprends-lui à chialer. Trois jours plus tard, j’enfilai une paire de gants de boxe. Pour toujours les garder à proximité. Mon prof m’ a servi de nouveau vieux. Un père de rechange très dur. Souvent en colère. Mais jamais de haine.
C’est lui qui m’a poussé à reprendre mes études arrêtées à 15 ans. J’ai vu comment t’es avec les plus petits. Tu sais transmettre. Ça, c’est ton truc, mec, rate pas le coche. Après son conseil, j’ai secoué la tête, un sourire en coin. Il raconte n’importe quoi, me suis-je dit. Tout en ne cessant d’y penser. Jusqu’à ce qu’un visage me revienne de l’enfance. Un homme auquel j’ai rêvé de ressembler. Le contraire de mon père. Calme, souriant, attentif aux autres. C’était mon instit de l'école primaire. Tout le contraire du visage de l’homme à domicile. Passant de l’un à l’autre quasiment tous les jours. D’un visage ensoleillé à une face de ténèbres. J’ai essayé de lui ressembler. Imitant ce maître dès mon premier poste. J’ai réussi à lui ressembler. Mais ce n’est pas du tout naturel. Juste une imitation d'une belle image.
Mon sourire est de façade. Je m’oblige à le porter dès le réveil. Toujours sur moi en public. Accroché pour l’offrir aux gosses et à ce que j’ai aimé et que j’aime. Tout faire pour verrouiller les démons. Ce qui a permis le verrouillage a été mon métier. Transmettre ne m’a pas guéri. Les blessures de l’enfance ne s’effacent jamais. Mais elles peuvent être qu’une carte postale épinglée dans un coin de sa mémoire. Un paysage de mauvais souvenirs à entourer le plus possible de beauté. Décrocher la carte postale ? Ça ne changerait rien. Au contraire : important de localiser les tempêtes de son histoire. Dans quel but ? Au moins pour essayer d'établir un cordon sanitaire autour de certains démons toujours prêts à reprendre du service. Savoir où est sa souffrance, pour ne plus la nourrir. Et créer de nouvelles cartes postales. De beaux paysages humains à laisser dans son sillage.
Depuis mes « cours de larmes », je n’ai fait que deux rechutes dans ma trajectoire. Sacrément secoué par deux événements. Le premier, c’est la mort de mon fils. Écrasé par un chauffard ivre. Ceinturé devant la porte de sa chambre d’hôpital avant de commettre l’irréparable. Fou de rage. Je n’ai pas commis l’acte qui m'aurait fait basculer à jamais. Mais ma machine à coups et insultes s’était remise en branle. Mes cours de larmes et le reste ne servant plus à rien. Redevenu mon père. La machine à détruire arrêtée par des mains guérisseuses. Ma deuxième rechute deux années plus tard. Au suicide de ma compagne. Nouveau plongeon dans la destruction. Des autres et de moi. Plus rien à perdre depuis la mort de mes deux béquilles. Plus de raisons pour résister aux ombres du passé ? Sans quelques individus, je ne serai jamais remonté. Sauvé encore par les mêmes mains.
Chaque fois, le désir de transmettre m’a relevé. Sans le savoir, ce sont les gosses qui m’ont aidé à ne pas sombrer. Les retrouver dans « notre école » m’a sorti de ma nuit et de l’appel des démons. Sans eux, le vol des oiseaux, le ressac de la mer, et d’autres cadeaux du monde, j’aurais fini comme mon père : né dans la violence, vécu dans la violence, mort sans avoir rien transformé de mon passage sur terre. Instit dans un petit village ne pèse rien sur la balance de notre époque. Mais je sais quel poids ça représente pour moi. Celui d’un homme qui n’a pas reproduit. Certes sans avoir transformé le monde. Mais j’ai essayé de le délester de miettes de pire.
Un nanti avec nombre de cadeaux. Comme d’apercevoir une petite lumière entre deux paupières. Dont certains gosses ayant vécu le même enfer d’enfance que moi et d’autres. La lumière du premier jour, quand tu n’as besoin de personne pour lire l’histoire entre tes mains. Tel ou tel livre. Souvent un des contes que je laissais à disposition sur une table. Ce premier livre lu n’était pas que de papier et d’encre. Parfois une lecture qui n’ira pas jusqu’au bout du texte. Mais une frontière a été franchie. C’était un livre de chair. Celui d’un gosse qui avait franchi un cap. Peut importe qu’il devienne grand lecteur ou pas. La page imprimée ne lui est plus étrangère. Elle est intériorisée. Désormais, le livre, c’est lui. Ses pages à écrire et lire.
Ma remplaçante a tenu à faire une visio. Je déteste cet outil. Pas du tout mon élément. Mais j’ai fait un effort pour le passage de relais. Tout de suite, j’ai vu que son sourire n’était pas artificiel. Visiblement pas de démons ou repousser. Ou peu agressifs. Elle a environ le même âge que moi quand j’ai pris mon poste. Visiblement bourrée d’idées et d’énergie. L’école va se retrouver entre de bonnes mains. Dans quelques jours, elle s’installera dans le logement de fonction. Plus que ma chambre a déménagé. Le reste déjà rangé dans ma tête. Avec deux étagères. L’un pour les mauvais souvenirs d’une histoire d’homme. Et l’autre les bons. L’une des étagères est bourrée à craquer. La deuxième. Une troisième est pour l’instant vide. À alimenter…
Un pot de retraite ? Ma réponse négative a laissé sans voix la maire. Nulle envie de me retrouver avec des gens - même sympathique - pour mon départ. Préférant me retrouver avec eux. Tous les gosses invisibles défilant dans la cour. Certains visages plus présents que d’autres. Parmi eux, celui d’un ouvrier ancien boxeur. L’homme qui m’ apprit à pleurer. Des larmes qui ont changé le cours de ma trajectoire. Mais d’autres sont présents dans la cour. Comme tous les soirs à la fin des cours. Et les jours fériés. Que font là ces quelques visiteurs ailés ? Venus manger des restes de goûter.
Et picorer des miettes d'enfance ?
NB : Cette fiction est inspirée d’un homme « fracassé » comme il se définissait. Ma plus grande fierté, c’est de ne jamais avoir levé la main sur ma compagne et mes gosses. Pourquoi nous a-t-il dit ça à une bande d’ados, entre deux balles de baby-foot ? Personne ne lui a posé la question. Concentrés sur la partie en cous. Une des transmissions reçues au cours d’une histoire. Notre école hors les murs.