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Billet de blog 28 juin 2019

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«C'est pas toi qui raconteras notre histoire»

Dix ans après les barricades des beaux quartiers. Notre 78 se déroula en périphérie. Certains arboraient le badge à la mode « No future ». Le mot d'ordre de quelques-uns d'entre nous était « Sex, drugs and rock’n’roll » pour provoquer les plus coincés du isme. Pas la moindre goutte de mer sous les pavés de Montreuil (93). Ni dessus. Mais un très bel automne.

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Illustration 1
" Gueule Ouverte", octobre 1978 © GO/Djamila

Pour Fred B, Eric R, Mickey C … Et aux vivants de la promo «No Future 78» du lycée- occupé - de Montreuil.

            Quelqu’un me frôle en scooter sur le trottoir. J'ai juste le temps de me pousser. Le type se gare quelques mètres plus loin. Il ôte son casque. Dix sept ou dix huit ans à tout casser. Le même âge que j’avais, au même endroit ; quarante années plus tôt. Il me fixe froidement. Je le le fouille du regard. Très agacé. Il me considère en faute, coupable d’avoir foulé son espace. Encore un jeune abruti pissant de l’essence pour marquer son territoire. Il danse d'un pied sur l'autre. Je le sens gêné aux entournures. Il ouvre la bouche pour parler et se ravise. La pression de ses couilles plus fortes que des excuses ? Prisonnier de sa fausse assurance de rues. Une boule de nerfs et de muscles, étranger dans son corps. Et dans celui du monde. Ce qui ne le dédouane pas de sa connerie. Contourner son scooter ou attendre qu’il le pousse contre le mur ? Début d’un étrange face à face. Avec un gosse qui a deux têtes de plus que moi.

    Comment étais-tu à son âge ? Autre temps, autre connerie. Je mets un peu d’empathie dans ma première impression. Il me regarde avec toujours un mélange de gêne et colère. Ses yeux reflètent-ils un mélange de lucidité inconsolable ? Le regard porteur des désillusions de ses aînés gavés de promesses non tenues ? Un fils de naïfs ? Les promesses n'engagent que ceux qui y croient, ricanent d’aucuns. Pas un scoop. Certes mais la parole non tenue continue de germer dans les têtes des générations suivantes. Personne, ni les politiques, ni les médias, ni les animateurs de quartier, ne pourront amadouer ce gosse en lui promettant des jours meilleurs. Il pose un œil sur une jeune fille, au look Woodstock revisité 2019, attachant son vélo. Aimanté par sa plastique. Son regard tranchant avec celui qu’il vient de me balancer. Ses épaules rétrécies, les joues au bord du rouge. Le caïd dans ses petits souliers sous sa poitrine et plus bas ? Elle regarde vers nous et esquisse un sourire. Panique à bord du grand fauve. Il reprend aussitôt son masque de «Nique l’Univers»et détourne la tête. Tous les deux ont environ le même âge. Nés dans le même pays. Deux jeunesses à des années-lumière.

    « Barre-toi de toi mec ! » J’ai envie de bouger ce gosse nourri de mirages à la chaîne sur l'écran de son quotidien. Le sortir de sa certitude d’être un super héros immortel. De quoi avait-il besoin ? D’un énième plan banlieue ? D’espaces verts ? De mon empathie ? De ma bienveillance ? Rien de tout ça. Que faire pour qu'il cesse de se heurter toujours contre la même vitre ? Baiser plus souvent ? Prendre un billet d’avion pour survoler son quartier, sa ville, le pays, l'Europe, la planète... ? Les deux ne sont pas incompatibles. Baiser et s'envoler pour voir de haut la cour de récré de son école maternelle, les rues de l'amitié, le centre commercial, tous ces lieux ou ses ennemis comme ses bienfaiteurs « l’aident » à se confiner. Tant d'ailleurs à découvrir. Très loin ou à trois rues de chez soi. Partir pour ne pas se perdre dans sa cage d’escalier. Barre toi de mon trottoir le donneur de leçons, pourrait-il me rétorquer. Qui suis-je pour lui dire ce qu'il doit décider de sa vie ? Son histoire lui appartient. Ce n'est pas à moi de l'écrire.

- T’as pas une cigarette ?

   Même tutoiement que certains flics qui le contrôlent en boucle. Notamment ceux de la BAC qui fit ses premiers pas à Paris et en Seine-Saint-Denis. Avec comme grand patron le premier préfet du 93. Un haut fonctionnaire ayant déjà sévi en Guadeloupe. Le 93 comme premier labo d’expérimentation. Des gosses de 10 ans, ainsi que leurs grands frangins, voyant soudain débarquer des cow-boys sur leur terrain de jeux. Certes pas que des jeux licites. Ni que des saints chez les séquano-dionysiens. L’arrivée de ces cow-boys n’a rien arrangé. Au contraire; une population, jeune et moins jeune, encore plus tendue et remontée contre les flics. Pas le temps d’expliquer tout ça au super héros. Je réponds que je ne fume pas. Il fronce les sourcils. Puis, d’un geste discret pour ne pas s’avouer vaincu, il pousse le scooter. Je passe la douane invisible et m’éloigne. Un vélo avec un porte-bébé barre le trottoir. Je le contourne et me retourne un peu plus loin. Le super héros est assis sur la selle de son scooter, une clope au bec. Faire une économie de frais nicotine ou échanger avec un ancien ?

    Je pousse la porte du premier bar sur ma route. Boire un demi bien frais avant mon rendez-vous. Le bistrot se trouve à une centaine de mètres du lycée où j’ai passé trois ans. Plus assidu sur les pelouses et au baby-foot qu’en cours.

- Vous voulez boire quoi ?

  Je désigne la pompe à bières.

- La moins forte.

« Faut qu'on s'enchaîne aux grilles. ».

        Je ne peux réprimer un sourire. Des lycéens, derrière moi, ont décidé de faire grève. Je me retourne. Ils ont l’air grave. Très méfiants. Chuchotant comme pour le casse du siècle. Des clones d'autres lycéens en colère plusieurs décennies auparavant. Mêmes mimiques et certitudes. Le doute attendra l’expérience. Seuls les fringues et les téléphones sur les tables indiquent un changement d’ époque. Plus quelques expressions. Ils débattent de leur plan d’action. Plutôt efficaces ces jeunes en colère. Et intéressants. Je leur tourne à nouveau le dos et tends l'oreille.

              Dix ans après 68: l’occupation du lycée Jean Jaurès. Un bahut de la ceinture rouge avant qu'elle rosisse, s'intégrise, se brunise dans les urnes... Toujours au top des départements les plus pauvres de France. Emmitouflés dans des couvertures, les lycéens se dirigeaient vers le bar «Le Pélican bleu», le bistrot militant et baba près du lycée. Nous avions dormi dans le gymnase et le bâtiment de l'administration. À peine dans la fumée des chocolats et des cafés, les plus réveillés évoquaient les opérations de la journée. Ils semblaient flotter dans des discours trop larges pour eux, leurs discours mimés sur ceux des plus âgés: grand-frères, père, mère, ou profs. Plus coincés que les aînés. Les rôles sont distribués. Gaston, le patron du bistrot, portrait craché de Staline ou de Brassens selon les regards, nous observait de derrière son comptoir, le regard amusé en triturant sa moustache. Occupation, nous n’avions que ce mot à la bouche. Il était inscrit en lettres géantes sur la banderole accrochée aux portes du lycée. Comme la signature d’une société nouvelle débarrassée des erreurs de la précédente et de toutes les autres. Déterminés à changer le monde, on ne voyait pas celui, très proche, qui nous entourait: Gaston, les clients au comptoir, parmi eux un vieux jazzman dont j’apprendrais plus tard qu’il se nommait Kenny Clarke. Occupation avait une toute autre signification pour eux.

       Après voir bloqué les grilles d’entrée du lycée, nous tentions de convaincre les lycéens non-grévistes de rejoindre le mouvement. Pas facile. Souvent prêts à en venir aux mains. Le noyau dur ne réussissait guère à s’élargir. Plus de lycéens en cours qu’à faire le pied de grue dans le froid mordant. Peu à peu, les grévistes vaquaient à leurs occupations militantes tandis qu’une poignée d’entre eux gardaient toujours le portail. Portiers aux yeux cernés du monde nouveau. Nous humions à plein poumons, les seuls sans doute à le sentir, l' air d’insurrection qui soufflait sur l’Hexagone et aller rebattre les cartes du monde. Ayant décidé de fusionner avec les étudiants, nous avions organisé une coordination nationale dans l’enceinte du lycée. Un établissement qui, paraît-il, vu du ciel, donne l’impression d’une faucille et d’un marteau. Les étudiants ne seront pas au rendez-vous. Des dizaines de CRS encerclaient le lycée. Seuls les riverains et lycéens autorisés à circuler en montrant une pièce d’identité. Les meneurs de l’occupation parlementèrent avec les officiers de police. En vain. Quelques insultes fusèrent et s’ensuivirent des bousculades entre flics et lycéens. Sans blessés. Dans l’après-midi, le proviseur, apparemment envoyé dans les lycées de France les plus à la pointe de la révolte, piqua une colère. Flanqué de ses adjoints, il tenta de reprendre le contrôle du bâtiment administratif squatté jour et nuit. Impossible de déloger les élèves bien décidés à rester. Rouge de colère, le proviseur perdit les pédales, ses assistants en panique. Peu après, des pompiers l’évacuèrent. La camionnette escortée de nos regards victorieux. Des Che Guevarra de cours de récré.

       Cette histoire se déroulait en automne 1978. C’était la première fois de son histoire que le lycée Jean-Jaurès de Montreuil était occupé. Nous étions quelques-uns, politisés ou juste rêveurs nourris aux Clash et Sex Pistols. 10 ans après les barricades des beaux quartiers. Certains arboraient le badge à la mode «No future». Notre mot d’ordre était «Sex, drugs and rock’n’roll» pour provoquer les plus coincés du «isme». Mon badge: un bout de miroir sur mon blouson de cuir. Il avait fait rire la lycéenne attablée au «Rallye», l’un des autres cafés en face du lycée. Nicole A, une blonde aux cheveux courts, vêtue, des pieds à la tête, de la même couleur que ses yeux. Je l’avais surnommée «la fille bleue». Elle ne l’a jamais su. «Tu préfères une deux-chevaux ou une jaguar ?» La fille bleue avait levé le nez de son classeur et esquissé un sourire. «Une Jaguar. Je te paye un café.». Sa proposition m'avait laissé sans voix. Déstabilisé d’être dans ce lieu. Qu’est-ce que je foutais là ? C'était le bar des profs et des lycéens sérieux. Je me sentais très étroit dans ce lieu. Pas mon bar. En plus je sentais le regard nerf de bœuf du patron mécontent de ma présence. Le patron prêt à défendre sa lycéenne studieuse et ses autres clients. Rien à voir avec les grévistes, voyous, junkies, et autre racaille des débits de boissons les plus proches. Une erreur d’aiguillage que j'allais réparer de ce pas.

      Assis d’un seul coup. Comme si une main m’avait contraint à m’asseoir et une voix me disant : arrête de te branler du cerveau. Son regard avait balayé mes atermoiement. Commença alors une longue série de cafés conversations. Toujours à la même heure. Dialogue en accéléré. Qu’est-ce qu’on pouvait se raconter ? J’ai oublié. Peu importe. La langue de l’instant ensemble plus important que tout le reste. Comme si nous savions que le pain blanc des années lycée ne se congèle pas. Parfois des aînés de mon quartier, avalant un sandwich au comptoir avant de reprendre le boulot sur un chantier, me faisaient des clins d’œil en levant un pouce discret. Tour à tour heureux pour moi et jaloux de devoir reprendre la route du ciment. Elle ne laissait pas la gente masculine indifférente. Dont plusieurs profs. Voulait-elle coucher avec moi ? Je n’en sais rien. Bouffé de timidité et fort complexé physiquement. En plus trop pollué de romantisme par la lecture du Rouge et le Noir. Qu’est-ce qu’il m’a fait rater ce Julien Sorel. Pareil pour Florence C qui m’attirait beaucoup. Un copain trouvait qu'elle ressemblait à Françoise Hardy. Nul en conclusion, j'étais toujours doublé par d’autres pour me retrouver in fine dans la peau du confident. Un vague flirt avec Florence avant qu’elle choisisse les bras d’un plus réactif pour les jeux entre les draps et ailleurs. C'était, je l’ai compris récemment, mon premier chagrin d’amour. Banales histoires de lycée de tous temps. Le cœur et le sexe dans leurs débuts de travaux pratiques. Des corps, nourris d’immortalité, se frottaient là où ils pouvaient se poser. Avec le Bac en option.

     « Les filles qui te branchent sont toutes les deux juives.». C’était un partenaire de baby-foot qui me l’avait fait remarquer. J'ai oublié son prénom et son visage, pas son propos. Amoureux en effet d'une séfarade et d'une ashkenaze. Sans sa remarque inutile, je n'y aurais pas prêté la moindre attention. C’était le cadet de mes soucis. Pour ma part, elles étaient juste des filles qui me plaisait. Surtout Nicole A. De nos jours, un lycéen d'origine maghrébine ( désormais qualifié d’emblée – par les autres souvent par lui- de musulman) ou d’Afrique noir pourrait-il fréquenter une juive ? Et inversement. Sans doute. Même si c'est plus difficile. Notamment à cause du poids de l'actualité internationale mêlé à celui des communautés. Sans oublier le retour en force du religieux. En France il y a quatre décennies, Dieu ne s’occupait que de ceux qui le regardaient et croyaient en lui. Quand les luttes ( pas un tapis de roses la fin des années 70 ) avaient plus de classe, loin de celles en cours; tournant autour de la race ou de la religion. C’était avant que certains nouveaux marchands du temple de la «vitrine diversité» , manipulant des militants sincères, n’encaissent la vente des produits dérivés d’une verroterie faussement solidaire. Après avoir divisé pour mieux leurrer. Mettant sous les feux éphémères de la rampe une population immigrée déjà très fragilisée. Jusqu'à la transformer- encore plus - en un enjeu sociétal. Pour, après avoir engrangé les bénéfices dessus, la laisser retomber dans l'ombre des zones urbaines. Ces apprentis-sorciers générèrent jalousie et frustration des " p'tits blancs"; les « touche pas », eux aussi en grande galère, qui se sentirent exclus de la communauté des potes. Se tournant vers qui on sait... Avions-nous besoin de conflits supplémentaires dans les milieux populaires ? Rajouter une pincée de confusion et haine dans la cocotte-minute ? Fin de l’époque bénie où un con ou une conne était juste un con ou une conne, sans se soucier de ses origines, ni de son sexe. On ne refera pas le match. Contrairement aux nouvelles générations sur le terrain. Coup d'envoi de leur match. Quel meilleur cadeau à faire aux jeunes d’aujourd’hui ?

       De les laisser être leur âge. Sans les contraindre à se référer sans cesse à leurs aînés  "mieux avant". Ni à leur origines. De souche auvergnate ou méditerranéenne ? Ni l’un ni l’autre, M'sieurs-Dames. D’origine jeune 2019. Qu’ils profitent de l’âge des déraisons et de l'horizon à portée de mains. Pote avec qui ils le décident. L’amitié ne s’impose pas, même avec de beaux discours et concerts. Un présent guère reluisant pour la jeunesse en cette période de reconstruction des murs. Même les cerveaux de penseurs, brillants intellectuels noyant leur esprit dans la soupe d’ego et du buzz à tout pris, semblent aspirés dans une spirale en-fermante. Mal barré si les têtes bien pleines se contentent d’une « pensée sous vide » à proposer et consommer. Comme si chacun d’entre nous, à son niveau, s’habituait peu à peu à ne voir le monde que derrière un sac de sable rassurant. Faisons confiance à la jeunesse. Souhaitons lui de gagner son match. Pour elle. Pour nous. Celles et ceux à venir. Et pour notre planète qui étouffe. Des histoires d'amour persistent et signent sous la couche d'ozone à bout de souffle. Le cœur et le cul plus forts que tous les verrous ? Qui vivra verra, ou pas.

        Un siècle à suivre…

          Qu’avons-nous perdu en 78 sous Giscard d’Estaing ? Des illusions et leurs sœurs jumelles désillusions. Mais pas d’œil, ni de mains. Que reste-t-il de cette queue de comète des trente glorieuses ? Un beau papier-peint de jeunesse. Celle d’une décennie après 68 où la capote servait à ne pas donner la vie. Et avant les années où elle a servi à ne ne pas donner la mort. Un entre deux plutôt agréable. J’ai vécu une bulle de liberté en 78, c’est ma plus belle année, m’a affirmé un ami revu récemment. Une meilleures aussi pour ma part dans le palmarès de mon rétro. Avec toutefois de grosses galères pour certains : des over-dose et autres morts violentes. Génération plombée. Mais pas que du sombre à tous les étages. Avec le recul, la plupart de nos soucis étaient ceux de toutes les générations. Pour chaque histoire individuelle, une accumulation de petits bobos. Plus ou moins douloureux. Dont un des miens qui vient parfois me retitiller; surtout en période de doute. Et page blanche.

 «Faut pas que tout ce qu’on est en train de vivre, l’occupation et tout le reste de notre histoire d’aujourd’hui, soit effacé. Il faut le conserver quelque part. Je vais l’écrire un jour et...». Une des meneuses de la grève m’avait interrompu. « Non. C'est pas toi qui racontera notre histoire.». Nous étions un petit groupe assis sur les pelouses du lycée. Une autre herbe passait de main en main. Tandis qu’une contrebasse et une guitare dialoguaient un peu plus loin. «Si quelqu’un doit écrire notre histoire, c’est moi.», ajouta-t-elle. Une plaisanterie ? Pas du tout. Elle pensait être mieux placée pour témoigner. Un réflexe naturel. Nulle animosité de sa part. Pas non plus l'ombre d'une pensée raciste. J'aurais pu me prénommer Pierre, Paul ou Jacques. Juste pas la bonne couleur de peau sociale. J’étais comme elle en première littéraire dans un lycée d’enseignement général. Déjà un très bel os à ronger.Pourquoi vouloir plus ?

    Le mépris social et sa variante condescendance, comme le sexisme, ont un point en commun: difficilement détectable car ancrés dans la chair collective depuis très longtemps. Pourquoi elle me balance ça devant tout le monde ? Je ramais dans ma tête alors qu’elle était déjà passée à un autre sujet. Sûrement un instant dont elle ne se souvient plus. Ou avec un angle de vue différent du mien. Chacun refait l’histoire à sa sauce intime, souvent piquante pour les autres, très douce pour soi. Dans tous les cas, il y a prescription 40 ans après. Quelle avait-été ma réaction à sa répartie ? Des zones de la scène se sont floutées avec le temps. La mémoire oscille entre réalité et fiction. J’avais dû encaisser sans montrer ma tristesse. Trop pudique pour afficher le masque de la tristesse en public. Un grand spécialiste de la fuite en souriant. Touché coulé dedans.

     Elle avait raison: quelle prétention de me croire capable d’écrire un livre. Si naïf, si mal dégrossi, si gros sabots, si… Sans les codes ni la partition sociale qu’elle avait eu entre les mains dès ses premiers pas. Devenir écrivain ? Tu rigoles ou quoi ? Regarde ta tête dans ton miroir et ta salle de bains sans eau chaude. Pas une gueule d’écrivain. Oublie. La fille de profs avait de fait plus de légitimité que le fils de prolos. C’était déjà pas mal de pouvoir traîner avec elle et ses amis. Ils m’avaient accepté dans leur micro remake de 68. Fallait quand même pas exagérer. Me croire admis à part entière dans le cercle des re-faiseurs de monde. Je suis rentré ce soir là chez moi, une boule au ventre, les larmes aux yeux. D'abord me sentant humilié puis en colère. Une colère s'effaçant au chant du merle et de la fatigue. Pour me réveiller résigné. Le principe de réalité avait infusé durant la courte nuit. Je devais me rendre à l'évidence: éviter de rêver plus haut que ses parents. Ou juste le strict minimum pour faire plaisir aux statistiques et laisser la forêt noyer d’autres arbres. Éducateur, instit, prof, joueur de foot…. Faut pas rêver de devenir écrivain quand on est pas... L'écriture ne s'offre pas à n'importe qui. Priorité aux gosses de profs comme ma camarade lycéenne. Elle est légitime de raconter notre histoire. Légitimité partagée avec d'autres aux mêmes bibliothèques à domicile. Normal de céder sa place à qui de droit. Quand on a pas du tout le pedigree d’un écrivain.

     Pas mort d'homme. Ni de quoi faire pleurer dans les chaumières. Juste une petite blessure narcissique de jeunesse qui passerait. Un simple coup d’œil autour de moi, dans mon quartier, pour constater qu’il y avait pire qu’une petite vexation. Encore plus sur certains territoires de la planète saignante. Un lycéen nanti au regard de tant d’autres individus sur le globe. De plus, je n’étais pas un innocent. Parfois hautain et méprisant, volontairement ou sans m’en rendre compte. Avec ma part du gâteau de la connerie ambiante. J’avais dû aussi en humilier des filles et des garçons de mon âge. M’aurait-elle rendu la monnaie d’une de mes pièces oubliées ? On n'est pas tendre à 17 ans. La pilule de la vexation fuit avalée très vite. Sans être totalement digérée 40 années plus tard. Je m’étais senti indigne de raconter notre semaine d'occupation du lycée. Un sentiment laissé dans l'ombre jusqu’à ce texte. Illégitime.

     Et incapable de ne pas écrire

NB: Ce texte est extrait d’un roman en friche et sur liste d’attente dans un tiroir. Avoir 20 ans entre Daniel Cohn-Bendit et Bernard Tapie. Une jeunesse coincée entre bof génération et boss génération. Ce roman a-t-il un quelconque intérêt ? Une tarte à la crème d’encre et de numérique de plus ? Raconte pas ta vie, junkie, junkie, chantait Bernard Lavilliers. La place de ce roman est peut-être de rester au fond du tiroir ? En tout cas pas la priorité des manuscrits en cours de chantier.

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