"La vie c'est comme les soldes: ni repris, ni échangé." Pierrot.
Ça sonne. Je me demande depuis combien de temps. Personne passe chez moi à cette heure là. Ni à d’autres d’ailleurs. Je réponds pas. Ils finiront par partir. Aucune envie de parler avec des inconnus. Ca sonne encore. La personne s’énerve sur la sonnette. Je pose mon fer et je vais à la porte.
Je regarde par l’œil. C’est une jeune fille. Elle doit avoir environ trente ans. C’est qui ? Elle s’arrête de sonner et sourit. Je colle mon oreille à la porte. Elle m’appelle par mon nom? Jamais vu cette gamine. Comment elle me connaît alors ?
Pas une vendeuse. Ca se voit à sa tête et à sa manière de se tenir. Elle est pas très à l’aise. En plus, les vendeurs ont toujours des dossiers et des gros sacs. Elle a juste son sac à mains. Qui c’est ? Quelqu’un de l’administration ? Qu’est-ce que j’ai pas payé ? Je réfléchis très vite. Non. Je dois rien, à personne. Un sondage ou un truc du genre ? Pas de temps à perdre. Je vais lui dire que je suis occupée.
J’ouvre la porte. Elle sursaute. Qu’est-ce qu’il a ? Je peux plus respirer. Elle me parle. Pourquoi elle parle aussi vite ? Elle doit sentir que je suis inquiète. Elle me fait signe avec ces mains qui y a rien de grave. Qu’est-ce que j’ai eu peur qu’il soit arrivé quelque chose à un de mes gosses. Je suis tellement heureuse que je l’aurais presque embrassée. Je souffle un grand coup.
Elle attend un peu et se remet à parler. Je comprends pas grand-chose. Elle me le répète en parlant moins vite. Patiente la gamine. Je finis par comprendre qu’elle veut que je vienne à la fête de la mairie ? Je souris. Une blague. Elle fronce les sourcils. Elle me dit que je suis attendue. C’est la fête pour les vieux du quartier. Je secoue la tête. Pas pour moi ce genre de choses. Elle est bien gentille mais j’ai mon repassage. Je vais pour refermer. Elle a l’air contrarié. Je sais pas quoi faire. Elle insiste. Elle a l’air si triste. J’accepte pour lui faire plaisir.
Elle veut qu’on parte tout de suite. Pas y aller comme ça quand même. Elle sourit et me dit que je suis bien comme ça. Hors de question. Faut que je me prépare pour sortir. Pas sortir avec cette vieille robe. Elle regarde sa montre. Je lui demande si on prend le bus ou le tram. Son auto est garée en bas. Je lui dis que je la rejoins. Elle se frotte la joue. Je ferme la porte.
Qu’est-ce que je vais me mettre ? Pas tous les jours que je vais à une fête. Demander à la voisine du troisième ? Elle est toujours très gentille. La seule de l’immeuble qui vient me souhaiter la bonne année. Sûre qu’elle me prêterait une robe. Quelle idiote je fais. On a pas le même âge. Je vais pas me déguiser en jeunette. Pas beaucoup de choix. Celle là ? Non. Elle usée au col. Je préfère celle à carreaux. Mais j’ai pas de chaussures qui vont avec. Tant pis. Est-ce que sais encore danser?
Me maquiller ? Des années que j’ai pas mis de rouge à lèvres. La dernière fois c’était pour le mariage d’une nièce. On voit que dalle dans cette salle de bains. Faut dire que j’y passe pas beaucoup de temps. Juste le minimum pour être propre et présentable. Voilà ! Pas un peu trop voyant ? Toute façon, j’en ai pas un autre. Ca me fait un drôle de visage. Allez, un petit effort : souris. Un plus grand. Merde ! J’avais complètement oublié.
Avec le temps, je le voyais plus. Je m’y suis habitué. En plus, pas beaucoup l’occasion de parler et encore moins de faire des grands sourires. Y vont voir que ça. Avec les chaussures, c’est la première chose qu’on regarde chez quelqu’un. Y verront que mes trois dents qui manquent. Ridicule. Je suis vraiment ridicule. Bon, allez, enlève ce maquillage. Ca te va pas du tout. Pourquoi je lui ai dit oui à la gamine ? Pas faire la fête avec trois dents en moins.
Je vérifie si le fer est bien débranché, les feux de la gazinière éteinte, les fenêtres fermées. Je boucle la porte à double tours et la pousse pour être sûr qu’elle est vraiment bien fermée. Puis je descends et me retourne. Toujours l’impression d’avoir oublié quelque chose.
Je sors de l’immeuble. Où est la jeune fille? Je vois personne. Elle sort de son auto et vient vers moi. J’espère qu’elle est pas trop fâchée du retard. Elle me sourit mais je la sens pressé. Nous marchons très vite sur le trottoir. Sa voiture est toute petite. Y a un siège bébé à l’arrière. Elle m’ouvre la portière. Je m’assois et ferme la portière. Elle me regarde bizarrement. Pourquoi on part pas ? Elle me dit quelque chose. Je comprends pas. Elle répète. Toujours pas compris. Elle déroule ma ceinture de sécurité. Je suis vraiment empotée. Ca commence bien.
Elle démarre.
Elle roule vite. Trop vite. Je suis pas habituée, moi, à l’auto. Je vais me tenir à la poignée au-dessus de la portière. J’espère qu’elle va pas le prendre mal. Croire que je trouve qu’elle conduit mal. Pas envie de la vexer.
Toutes ces rues que je connais pas. Ses immeubles que j’ai jamais vus. Comme si on traverse une ville inconnue, à l’étranger. Pourtant c’est ma ville natale. Faut dire que je sors rarement. Encore moins à mon âge. Même gosse, on restait toujours dans le quartier. On se connaissait tous, nos parents aussi. Moi, j’ai toujours été bien ici.
Je vis dans le même T2 depuis 47 ans. Je vais jamais très loin. Pour le la sécu, la poste, les commerces, on a tout dans le quartier. Même un centre de santé très bien. Pourquoi se déplacer ailleurs ? Si loin de soi.
Fermer la bouche ou sourire ?