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Billet de blog 28 novembre 2022

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Langue peur

La langue la plus parlée au monde est le peur. Des milliards d’individus l’écrivent et le parlent. Qu’est-ce que le peur ? Compliqué à définir. Une sorte d’espéranto mortifère partagé très largement sur toute la planète. Une langue plus puissante que lors des siècles précédents ? Nettement. Véhiculée beaucoup plus vite avec les nouvelles technologies. Comment apprend-on le peur ?

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Illustration 1
La peur © Asger JORN

           La langue la plus parlée au monde est le peur. Des milliards d’individus l’écrivent et le parlent. Qu’est- ce que le peur ? Une langue actuelle compliquée à définir. Comment dire ? Une sorte d’espéranto mortifère partagé très largement sur toute la planète. On commence à l’entendre dès l’ouverture de son radio-réveil. Une langue qui va se dérouler tout le long de la journée et occuper notre corps. Sans se rendre vraiment compte. Le peur se glissant mot à mot, image par image, sous notre peau pour s’y diffuser et coloniser nos cerveaux et nos cœurs. Rares celles et ceux réussissant à y échapper. Une langue plus puissante que lors des siècles précédents ? Nettement. Véhiculée beaucoup plus vite avec les nouvelles technologies.

Le peur génère souvent des dialectes locaux un peu partout sur la planète. Comme le haine. Elle aussi une langue parlée sur toute la surface du globe. Le haine est souvent plus localisée. Une langue de drapeau, de ville, de quartier, de village, de communauté… Le haine se parle toujours contre. Jamais pour dialoguer. Nul besoin d’oreilles. Un dialecte contre qui ? En général, quelqu’un de différent de soi, de sa manière de penser et de vivre. Le haine se parle entre miroirs. Contre tous les reflets différents du sien et de ceux de ses proches. Comment apprend-on le peur ?

Par exemple chaque matin avec son radio-réveil. Il vient de s’enclencher à la seconde. L'hiver se rajoute à la guerre. La neige commence à tomber sur l’Ukraine sous les bombes. On a encore trouvé des salles de tortures mises en place par l'armée russe. Une armée qui pillé de nombreux musées pour réduire à néant l'histoire d'un peuple. Un mouvement de grève prévu dans les hôpitaux. Pour protester contre de nouvelles baisses d'effectif. Les personnels sont très inquiets face notamment au grand nombre d'hospitalisations d'enfants atteints de bronchiolites. Avec en plus une éventuelle nouvelle vague de Covid .(Un comique, très bon, nous fait rire.). Nombre d’organisations écologistes sont extrêmement déçues de ce qui est ressort de la COP 27. La plupart d’entre elles tirent le signal d’alarme sur le réchauffement climatique. Doublé de M’Bappé. La France quasiment assurée d’aller en 8e de finale. Le sélectionneur est très confiant.( L’annonce d’un nouveau spectacle Inter. ). Dans un dixième de silence radio : Rien ne se passe, rien ne s'est passé au Yémen ( des bombes-vendues par la France aux princes saoudiens amateur de clubs de foot - détruisent depuis une dizaine d’année toutes une population : morts, blessés, et des millions de personnes menacés par la famine. La météo du jour. Il écoute pour choisir ses vêtements. Une journée à ressortir le gros pull et l'écharpe. Il éteint le radio-réveil et se lève.

Café devant sa tablette. Son index épluche le monde. Toujours la même langue dominante. À peu près les mêmes infos qu’à la radio. Mais l’actualité est découpée en strates verticales sur son fil tweeter. Comme sur des étagères, avec toute sorte de produits du jour n’ayant rien à voir les uns avec les autres. Une sorte de bazar national et internationale. Guerre, terrorisme, viol, rire, sport, jardinage, cuisine… Tout se mêle en direct. Mais le peur reste la langue dominante. Chaque fois, elle reprend le pouvoir ; balayant d’un revers de sang et de violence toute bonne nouvelle, la poésie, la beauté, une réflexion plus complexe que le buzz, et tout ce qui n’alimente pas la machine à trouille et méfiance. Quelle est la différence avec sa radio ?

La vitesse. Les infos défilent beaucoup plus rapidement qu'à la radio. Et les images rajoutent une couche de sombre et ambiance fin du monde à l’actualité du jour. En fait, à quelques détails près ; les mêmes infos que celles d’hier. Sans doute de demain. Parfois, comme une éclaircie dans le ciel numérique, une autre langue. De moins en moins utilisée. Laquelle ? En fait, il y en a plusieurs. Lesquelles ? Toutes les langues avalées par le peur. Confinées dans des espaces réduits. Les langues de l’espoir, de la beauté, de la poésie, de l’esprit, du débat ( pas le débâcle cathodique), de la contemplation, du doute, du rire, des contradictions, et de tout ce qui proposent du sens – sans occulter la réalité de l’époque. Leurs mots et silences viennent de temps en temps percer la masse sombre autour de chaque individu connecté ou non. Comme une lueur traversant une bogue obscurcisseuse. Des langues passagères. Et avec peu d'écho. Mais refusant de dire leur dernier mot.

Ras-le-bol de toute cette merde, finit-il par se dire. Comme tous les jours. Sans changer ses habitudes. Addict à la première langue du monde ? Sans elle, il serait contraint d’apprendre un autre langage. Trop de choses à faire et penser pour se lancer dans l’apprentissage d’une autre langue et une nouvelle écoute de soi et du monde. Mais il espère pouvoir le faire un jour ; plus tard, peut-être, quand il aura un créneau, une fenêtre sans tir, la retraite… Il se ressert une tasse de café. Rapide coup d’œil à l’heure sur la tablette. Il la referme et passe sur un autre écran. Plus grand.La fenêtre de sa cuisine. Elle donne sur la rue. Une des artères principales du centre-ville. Il s’épaule à une des vitres. Le carreau est légèrement givré. Sa tasse chaude à la main. Le froid de l’hiver signe sa préface en novembre.

Un homme est assis sur un banc du square. Il le reconnaît. C’est un des SDF du quartier. Des années qu’il tourne dans le coin. Son caddie avec toutes ses affaires garé dans un parking souterrain ; l’accord tacite du gardien et propriétaires qui le connaissent. Leur SDF en quelque sorte «  apprivoisé ». Quasiment un voisin mobile. Rien à voir avec les nouveaux SDF, ceux qu’ils ne connaissent pas ; des irrespectueux des lieux, malpolis, et laissant toutes leurs saloperies dans leur sillage. Passera-t-il l’hiver ? Fera-t-il partie de la charrette de saison des dizaines de morts de froid ? Une femme court pour attraper son bus ? Encore vivante dans deux jours ? Une des femmes (environ 150 par an) tués par féminicide ? Un ado, juché sur sa trottinette, se dirige vers la gare RER. Toujours très en avance sur son train. Victime d’inceste et autres violences sous le toit familial ? Un noir grimpe sur son scooter. Il va nettoyer des bureaux. Arrivera-t-il à l’heure où contrôlé au faciès ? Le gérant de la supérette insulté ce jour par des « racailles »? La pharmacie braquée ? La caissière de la supérette harcelée par le gérant ? Un intégriste insultant une fille au décolleté aimantant son regard?L’école primaire cambriolée dans la nuit ?

La langue de la radio et de ses écrans habituels continuent d’occuper son oreille. Envahissante. Même quand il s’est déconnecté. Devant un écran sans l’écran des infos tournant en boucle. Pas très à l’aise devant la fenêtre. Impossible de pouvoir donner un coup d’index pour passer à une autre info. Paumé face à l’instant, le sien, celui des passagers du jour se levant dans sa rue ; un temps brut, non filtré par une langue unique. Qu’est-ce ? Il tend l’oreille.Tu ne m’entends même plus. Pourtant plusieurs années que j’essaye d’attirer ton attention. En fait, on se connaît. Même si tu ne me reconnaîtrais pas en me voyant. Pourquoi tu m’ignores ? En réalité, je sais. Suffit de voir comment tu vis jour après jour. Pas le seul dans ton cas. Comment veux-tu m’écouter avec un tel rythme quotidien ? Aspiré par une machine géante du réveil au coucher. Contre ton gré ? Non. Une course volontaire.

Tes journées entre ta radio et tous tes écrans. Dont un que tu trimballes dans ta poche. Partout avec toi, au fond de ta poche, sur le guéridon du resto, dans ton bus;   les mots de la langue mondiale. Tu te lèves peur, tu sors de chez toi peur, tu prends le métro peur, tu votes peur, tu jouis peur, tu penses peur, tu te couches peur, tu rêves peur… La même langue en boucle. Compréhensible que tes oreilles et ton regard soient verrouillés. Tu ne ressens même plus tes «  vraies peurs », celles venues de l’enfance ou de nouvelles, des peurs avec la langue de ton corps. Toujours aimanté par le même flux de sons et d'images identiques. Encore plus anesthésié quand l’info est très bruyante et se rapproche, comme une guerre moins éloignée de son toit que les autres en cours, et génère de l’inquiétude d’abord pour ses proches et soi. En effet, difficile d’entendre ma voix très fluette. Surtout en ville ou le silence et la nuit totale sont très rares. Qui suis-je ?

En fait, comme j’essaye de te dire ; on se connaît depuis longtemps. Je suis toujours présent tôt le matin. Sur le fil des nuits d’hiver. Tu ne te souviens pas de moi ? Rappelle-toi quand tu étais étudiant. Des heures passées dans une cuisine. C’était chez tes parents. Tu préparais des concours d’entrée. Si je ne me trompe pas ; tu voulais intégrer une grande école. Sans d’idées précises de ce que tu voulais faire. Un de tes profs t’avait dit que Sciences Po ouvrait toutes les portes. En réalité, tu avais une idée de ton orientation – l’adulte que tu voulais devenir- et même un rêve dur comme fer : changer le monde. Bossant jusqu’à l’aube pour parvenir à intégrer cette école si prestigieuse. Et si loin de chez toi-de l’autre côté du périphérique, ou de la rocade pour d’autres " éloignes des centres" dans ton cas. Tu avais un témoin de ta lutte pour traverser les frontières invisibles jusqu’à, temple des temples : Sciences Po Paris. J’étais présent. À quelques mètres de toi. Dans les coulisses. Et c’était même moi qui te signalais le moment d’éteindre les lumières et fermer tes paupières. Avec tous ces indices, tu devrais savoir qui je suis. Ouvre ta fenêtre et tu en sauras plus. Même s’il gèle. Fera pas plus froid que dans ta radio et tes écrans.

Merci de ton geste. Penche-toi à ton balcon. Ne regarde pas ta montre. Le patron de ta boîte ne va pas te virer pour quelques minutes de retard. Ferme un instant tes oreilles à la langue de peur. Tu ne crains rien. Tourne la tête sur ta droite. Un peu plus. Tu vois l’immeuble en face ? Celui de trois étages. Je suis là. Tu ne me vois pas ? C’est impossible. Moi, j’arrive à te voir. Comment on va faire si tu ne vois pas ? J’ai une idée. Ferme les yeux. Fais pas cette tête. Ça ne va pas durer longtemps. Après, tu pourras te jeter sous la douche, ravaler un café, dévaler tes escaliers, consulter tes notifs dans le métro, reboire un café avec tes collègues, et plancher sur un nouveau slogan pour la grande marque qui t’emploie. Sois pas désolé de ne pas avoir changé le monde. Une tâche compliquée. À croire même que c’est impossible. Toutefois pas interdit d’essayer. Et pourquoi pas: réussir à améliorer notre monde. Merci d’avoir fermé les yeux. Et maintenant, ouvre grand les oreilles.

Tu reconnais ce chant ? Tu entends ou non ? Pas facile avec tout ce bruit. je vais chanter plus fort. Un chant unique et universel. Le mien. Le chant du merle du jardin de tes parents. Je venais chaque jour sur les branches du lilas. Face à la lumière de la cuisine. La seule pièce où tu pouvais t’isoler et travailler. Pendant que le reste de la maisonnée dormait. Impossible que ce soit moi ? Les merles ne vivent pas aussi vieux ? Arrête de vouloir tout expliquer. Et si j’étais le merle exception qui confirme la durée de vie de notre espèce ? Laisse toi aller à «  il était une fois ». Ça te changera de peur peur et encore peur. Écoute une histoire différente du « il était une fois » de ta radio et de tes écrans préférés. J’ ai donc été ton compagnon de nuit. Des années durant invisible à tes côtés. En fait, un très bref instant. Quelques minutes, juste avant l’aube. Le contraire de ton radio-réveil.

Une invite sonore à aller te coucher. Je ne m’envolais pas tout de suite. Attendant sur la branche que l’ampoule de la cuisine soit éteinte. Pour ricocher de branche en branche. À ce propos, fait que j’y aille. Un ailleurs m’attend. Si tu as envie de changer de langue quelques instants, je reviens ici chaque jour. Toujours au même moment. Sur une branche d'arbre. Mon chant face à la fenêtre d'une solitude rêveuse. Prête à créer son histoire et essayer de bonifier le monde. Comment m’écouter ? Suffit d’éteindre ta radio et tes écrans. Quelques instants changer de langue du jour. Bonne journée.

Et à peut-être demain.

NB: Merci au merle qui m'a accompagné pendant l'écriture de mon premier roman. Une fiction écrite à 17 ans. Avec un compagnon fidèle sur sa branche. Et aussi un grand merci à François-Xavier Dorigné de l'avoir tapé sur une machine à écrire. Mon premier roman ( La Nuit du jour) sous forme de tapuscrit. Un  mauvais texte. Mais le premier à ouvrir le chantier à venir.... Des débuts au rythme d'un beau chant d'hiver.

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