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Le temps est un voyage. Avec un seul habitant par solitude carrée. Un espace doté de peu ou beaucoup de fenêtres sur l’autre. C'est un voyage unique et éphémère. Différent d’une solitude l’autre. Mais avec toujours un point commun. Lequel ? Une solitude avec deux frontières. La première qui est la sortie d’un ventre. Son arrivée – désirée ou subie - au monde. Un sac de chair et de sang qui pousse un cri en se cognant contre le rideau d’air vital. Sans s’inquiéter du réchauffement climatique, des guerres, et de la connerie humaine. C’est le premier passage de frontière. Poids, sexe, nom, prénom, date et lieu de naissance, nationalité… À peine débarqué et déjà identifié. Titulaire de son passeport pour ici-bas.
La seconde frontière finit par apparaître. Tôt ou tard. Une apparition lente ou soudaine. Un cap de son histoire plus ou moins agréable à passer. Certains êtres aimeraient traverser cette frontière le plus tard possible. Tandis que d'autres précipitent le moment de traverser. Dans tous les cas, ce n'est jamais un moment anodin. Mais aussi incontournable que la sortie d'un ventre. Personne ne peut éviter l'une et l'autre. Indissociables. Quel est ce deuxième passage de frontière ? Son départ du monde. Avec sa date de fin de séjour sur son passeport. Une troisième frontière ? Pour les mortels croyant en l’au-delà. Dans tous les cas, pas de retour. Ni de récit de voyage de l’au-delà. Excepté dans certaines fictions. Et les contes des religions.
Des questions qui me taraudaient quand j’étais gosse. Elles continuent sous d’autres formes. Certes pas le seul à me les poser. Des interrogations vieilles comme la mortalité. On fera quoi en l’an 2000 ? Le ballon se fige sur le sol, la clope en suspens, la vanne la plus drôle de l’univers attendra… Tout s’arrête. Chaque fois, un silence après cette question de collégien. Quelques échanges de regards avec une pointe d’inquiétude. Comme soudain extrait de l’immortalité de la jeunesse. « Moi, je ferai... » L’un d’entre nous prenait le risque de se projeter. Puis chacun donnait sa version du « temps d’après ». Une projection dans un quart de siècle. Même pas l’âge que nous avions à ce moment-là. D’un seul coup, un poids lourd sur certaines épaules se rêvant plus large que le lieu de leurs premiers pas. Avec le désir de partir. Dans quel but ? Pour tenter entre autres de semer le temps. Ne pas laisser sa main lourde, de plus en plus lourde, nous obliger à baisser le buste comme tous les anciens autour de nous. Hors de question de vieillir à domicile. Se natchave de là, comme on disait à l’époque. Une fuite vaine. Un voyage sans destination possible.
Eux ont de la chance. C’est ce que je me disais. Ils ont réussi à semer le temps. Même les plus vieux d’entre eux. Je les enviais. Des hommes, des femmes, et des gosses qui avaient réussi ce dont on était plusieurs à rêver. En quelque sorte des « évadés du temps ». Une feinte de corps réussi, diraient des amateurs de foot ou de rugby. Avec dans son sillage pressé, le temps cloué sur le terrain. Et pour celui ou celle ayant réussi la feinte, une trajectoire délestée du poids, des secondes, des minutes, des heures, des jours, des nuits, des saisons… Exfiltration réussie du calendrier de certains voisins et voisines. Comme ceux que je trouvais chanceux.
Nous habitions dans la même rue. Nos parents se connaissaient. Et tous les gosses fréquentaient les mêmes écoles. Avant que le terme pote ne devienne un slogan. Et une frontière. Nous expulsant d’une enfance républicaine avec personne qui ne choisissait à notre place notre pote au pluriel. Tous les adultes et les gosses flottaient dans le même panier percé. De la couleur pauvre. Courant du matin au soir pour un salaire de misère. Avec un objectif quotidien : ne garder qu’un genou à terre. Une course avec des pauvres en double peine : les femmes. Mais eux ; même avec nous, ils étaient très loin. Détachés des horloges. Qui étaient nos voisins « hors temps » ?
Les gens du voyage. Déjà, j’enviais la dénomination de leurs origines. Qu’est-ce que j’aurais aimé qu’on dise en me voyant : il est des gens du voyage. Quand même mieux que d’origine immigré. Un mot que j’ai très vite détesté. Immi-mal-gré ? Un terme souvent prononcé à voix basse telle une malédiction. Une sorte de maladie héréditaire. Surtout ne pas montrer que nous avions contracté le virus à la naissance. D’autant plus que des affiches et des discours contre nous fleurissaient un peu partout dans le pays. Avant de s’enraciner dans des urnes. Un enracinement avec l’aide d’une poignée d’apprentis sorciers : les mêmes ayant créé une nouvelle carte de France : le pays des potes et le pays des non-potes. Revenons à nos hors-temps. Rien à voir donc avec des immigrés certains d’anciennes colonies – contraints de s’exiler pour remplir un ou plusieurs estomacs. Leur Du voyage » sonnait comme une particule. Vivant dans une aristocratie n’obéissant qu’au souffle du vent. Les frontières, c’était pour les autres équipés que de racines. Eux, même sédentaires, avaient des ailes dans le regard. Pour un voyage sans fin. Leur corps jumelé au monde.
Le fantasme d’ado - de l'herbe plus poétique chez le voisin de misère- est retombé. Après plus d’information sur la réalité de leur histoire. Notamment à travers des lectures. Pas du tout la vie rêvée que je croyais. Et pas tous des saints. Ce qui est tout à fait normal. La même proportion de gens bien et d’ordures que partout ailleurs. Pourquoi seraient-ils condamnés à la perfection ? Des êtres doués d’imperfections comme les individus de toutes les origines, et des races qui n’existent pas. Pas meilleur ni pire que tous les autres mortels. Mais avec une récurrence les concernant. Laquelle ? Toujours emprisonné dans une étiquette. Depuis des temps que les smartphones n’ont pas connus. . Beaucoup les surnommaient aussi les « voleurs de poules ». Bien qu’il y ait très peu de poulaillers notamment dans notre quartier. Et certains se trouvaient dans le jardin des gens du voyage. Une étiquette de voleur de poule encore collée sur eux.
Jeter la pierre aux amalgameurs ? Nous avons tous des à priori - dépassés ou non. Pas de voleurs chez les gens du voyage ? Si. Autant que dans toutes les autres populations. Pas plus, pas moins. Combien de gens du voyage parmi les élus, les ministres, les financiers, les industriels, ayant détourné des fonds publics et escroqué toute la population française ? Et s’il y en avait, ils ne représenteraient qu’eux. Pas tout un peuple. Désolé d’enfoncer des portes ouvertes. En plus de radoter et de pisser dans un violon. Mais certaines portes ouvertes ont besoin parfois d’être éclairées. Surtout en notre ère à penchant obscurantiste et ultranationaliste. L'un se nourrissant de l'autre. Les deux mâchoires de la même machine à haine.
Pourquoi écrire aujourd’hui sur ce sujet ? Un texte né en croisant le visage d’un homme. Assis sur le quai d’une gare, les yeux dans le vague. Son visage, son regard, sa silhouette m’ont replongé dans ma ville natale. Plus exactement dans le square de la bibliothèque municipale. Avec le retour en mémoire d’un homme ressemblant comme deux « gouttes de voyage » à celui assis sous le ciel de Toulouse. L’un en civil. Et l’autre, sous le ciel séquano-dionysien. Le premier parlait au téléphone. Dans une langue que j’ai fréquentée durant ma jeunesse. Dont certains mots continuent d’habiter mon langage. Le second (fils d’une famille de gens du voyage de la ville) allait et venait dans un uniforme aux couleurs de la ville. Il œuvrait dans les squares municipaux. Sur tout le territoire communal. Baptisés par certains « le gardien de la bibliothèque ». Alors qu’il travaillait dans d’autres espaces de la ville. Plus prestigieux de « garder des livres » ? Deux « gens du voyage ». Sous un ciel du monde. Et deux histoires uniques.
Des très nombreuses années à se croiser dans les rues de la ville. En allant à la bibliothèque ou dans tel ou tel square de la ville. Salut. Ça va. Ouais, ça va. Et toi ? Une poignée de mains, quelques mots. Peut-être que le « comme un lundi ou un vendredi » se glissait dans notre échange de bord de trottoir. Rares quand nous brisions la glace de notre timidité commune. De temps en temps, nous évoquions tel ou tel événement local, national ou international. Mais toujours très vite, dansant d’un pied sur l’autre. L’orgueil de la pudeur mal placé des « mâles » de l’ancien monde ? Peut-être. Ne pas bouffer le temps de l’autre ? C’est possible. Regretter de ne pas avoir poussé la conversation plus loin ? Non. Parfois, nul besoin de convoquer les mots. Suffit du regard, d’un sourire, de deux ou trois silences, pour se rencontrer. Comprendre sans une explication que nous étions du même voyage. Comme tant d’autres dans leur panoplie - choisies ou imposée - de mortel en transit. Entre un ventre et une étoile.
Peut-être un regret. Ne pas lui avoir dit que j’admirais sa force. Pourtant un tout petit bonhomme. Très effacé. Surnommé P'tit avec respect et tendresse. Droit dans ses bottes d’employés des « parcs et jardins ». Une forme d’admiration de sa trajectoire. Sans aucun doute, avait-il des défauts. Mais c’est le problème de ses proches. De plus, je ne suis ni flic, ni procureur, ni psy… Quel était l’objet de mon admiration ? Son militantisme. Issu du même monde d’écrasés (pote ou non-potes), il avait décidé d’offrir une partie de son temps à essayer de changer le monde. Sans en faire des tonnes devant un micro. La plupart du temps légèrement en retrait. Pas une grande gueule. Une volonté farouche chevillée à sa discrétion. Celle de ne pas lâcher l’affaire. Toujours du côté des écrasés. Quelles que soient leurs origines. Irréductiblement contre les injustices. Sans jamais demander l’ADN de la veuve et l’orphelin. Un résistant du quotidien.
Cet homme aura-t-il une rue ou un square à son nom dans SA ville de Montreuil ? Je ne crois pas. Pourtant, il me semble que ce serait mérité. Au moins autant que des politiques, des artistes, des sportifs, et d'autres personnalités publiques en lien avec Montreuil. Certains - dont je fais partie - ont leur nom sur la page Wikipédia de la ville. Avons-nous plus œuvré concrètement pour les habitants et les habitantes que lui ? Me concernant ; ma réponse est non. Juste un usager de cette ville. Même si je suis resté fidèle à mes premiers pas. Une ville qui m'habite ici et ailleurs. Moins prestigieux d’inscrire le nom d’un gardien de square sur une plaque officielle ? Sans doute qu’il y en a, ici ou là. Mais est-ce au fond une si bonne idée . Lui, si discret, aurait-il apprécié d'être affiché de la sorte ? De plus, son nom déjà sur une plaque.
Certes invisible des passants et des passantes de la ville. Mais une plaque plus essentielle que n’importe quel gri-gri urbain officiel. La plaque gravée sur le cœur et la mémoire des gens qui l’ont connu et aimé. Peut-être aurait-il été contre une officialisation de son œuvre quotidienne. Et pas du tout apprécié ce billet. Mais les mots se sont imposés. Comme pour briser une timidité passée. Certes trop tard. Nombre de conversations interrompues au-dessus des cimetières. Quel est alors le but de ce texte ?
Tenter - maladroitement - d’honorer la mémoire d’un mec bien. D’autres, ses proches, ont dû lui rendre un hommage à la hauteur de ce qu’il a été. Un homme qui, malgré les imperfections de tout être, a essayé de s’élever sans cesse à l’étage de l’humanité. Même avec des ascenseurs en pannes. Et des promesses tenues le temps d’un micro et une caméra. Une leçon de vie dans son coin. Pas un être ordinaire, ni extraordinaire. Juste humain. Comme des milliards d’individus. Chaque histoire de passage.
Huit milliards du voyages.
NB : Donner son nom ? Ça ne parlera qu’à quelques-uns et unes. Et son nom ne me semble pas le plus important. Contrairement à sa « trace humaine ». Ses pensées et ses actes. Juste un de ces visages qui font tourner les villes et villages. S’occupant des espaces publics pour nos voyages quotidiens. Plus d'autres petits ou grands travaux publics. Les petites mains du Square mondial » en orbite.