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Mouloud Akkouche

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Billet de blog 29 janvier 2015

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Cercueil de clown

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

           L’avion ne doit pas tarder à atterrir. Mon village a-t-il beaucoup changé? Dix-sept ans sans y remettre les pieds. Tour à tour enthousiaste et inquiet de  me retrouver dans ce petit patelin de Kabylie où j’ai débuté. La plupart de mes premiers spectateurs, sur une colline couverte d’oliviers, n’ont jamais quitté leurs maisons de pierres sèches. Sauf ceux massacrés par des mains sans noms. Mais au nom de leur Dieu braqué telle une arme.

        Une semaine auparavant, un coup de fil de mon frère m’annonçait la mort imminente de notre mère. J’avais  voulu prendre le premier avion.  Ma femme m’avait rappelé qu’un retour en Algérie tenait du suicide.

         Que faire?

          Sonné par la nouvelle, j’avais passé une nuit blanche, avec dans la main, la seule photo d’elle et mon père. Tous deux sur la place du village au milieu de nombreux cousins, après une circoncision. La mienne. Un cauchemar. Jamais je ne leur ai dit. Trop sensible,  ou tous les autres soumis à ce rite, ressentent la même chose? Difficile de savoir car personne n’en parlait. Faut le faire, c’est tout. Le gland garde-t-il la mémoire du prépuce perdu? Une interrogation née de la lecture du témoignage d’un poilu continuant  de sentir sa jambe sectionnée. En tout cas, les cris et la tension restent imprimés en moi.  Ce jour là, je n’ai pu sauver ma peau. Mais j’ai empêché le «rasoir divin»  de s’approcher des attributs de mes fils. A eux de décider de  se le faire couper ou pas.

        Le lendemain matin, mon fils aîné m’avait jeté un coup d’œil inquiet en sortant de sa chambre. Les yeux gonflés, j’étais affalé sur le canapé. Jamais il ne m’avait vu dans un tel état. Aussi désemparé. Incapable de masquer ma douleur par une pirouette verbale ou une clownerie. Il passa plusieurs fois devant moi avant d’oser briser le silence.

_ Papa, y faut que tu y ailles.

     J’avais secoué la tête.

_ Ce n’est pas possible, fiston.

_ J’ai trouvé un bon plan pour que tu puisses partir au bled sans aucun problème.

     J’avais écrasé mon mégot  en soupirant.

_ Et c’est quoi ton idée ?

_ Ben, tu y vas dans un cercueil comme tous les vieux qu’on enterre au bled.

     Ma femme lui avait fondu dessus.

_ Ca suffit ! File  dans ta chambre.

     En sortant, il m’avait jeté un regard grave. Mon gosse m’exhortait à me rendre au chevet de ma mère. Sa grand-mère qu’il ne connaîtrait jamais.

       Même dans le sketch le plus délirant, je n’aurais pu proposer  une telle scène : un homme en cercueil dans une soute à bagages pour se rendre au chevet de sa mère mourante. Pas crédible ton truc, aurait lâché n’importe quel producteur de spectacles. Pourtant j’allais jouer ce rôle, sans le filet de la fiction. Un ami m’avait fourni  les  papiers d’un faux mort et bricolé à la hâte un système d’aération sur le cercueil. Quant au reste, tout avait été organisé dans les règles  pour le convoyage d’un défunt.

          Au moment du départ, ma femme, immobile au-dessus du cercueil, n’avait pu réprimer un rictus. Totalement contre ce  voyage. Elle et mes fils m’avaient fixé à travers le hublot. J’avais grimacé un sourire.

          Et le couvercle s’était refermé sur la vitre.

          Quelle connerie !  Pathétique ! A Alger, j’allais arrêter cette pitoyable comédie.

               Le choc interrompt mes digressions. Le boucan a failli m’éclater les tympans. Je redresse la tête le plus possible  et tends l’oreille. Qu’est-ce qu’ils font? L’avion finit par ouvrir ses entrailles.  J’entends du bruit autour de moi. Le cercueil est déplacé. Puis plus rien. Au moins une heure que j’attends. Une voix,  puis une autre. Oreille tendue, j’arrive à saisir des bribes de conversations. « Le fourgon  est arrivé.On l’emmène.» Le cercueil s’élève lentement. Une voix en arabe invite des voyageurs à se rendre porte B. Sans doute passerons-nous par une porte discrète. Un court silence avant le brouhaha d’un lieu embouteillé. Des gens s’apostrophent. Nous devons nous trouver  sur  un parking de l’aéroport. Des grincements de portières. «Mettez-le là!» La porte claque très fort.  Deux hommes parlent, trop bas pour que je puisse comprendre. Des grésillements de talkie walkie les interrompent.

         Pourquoi ne démarre-t-il pas? Ont-ils repéré l’aménagement spécifique du cercueil? Dans ce cas là, ils ne devraient pas tarder à appeler des démineurs pour le faire exploser. Faut gueuler pour  leur signaler ma présence.  Le moteur se met à ronronner. Je pousse un soupir de soulagement. Le chauffeur démarre.

        Excepté Djamel, mon jeune frère, personne n’est  au courant de mon arrivée. Même pas ma mère. Jamais elle n’aurait accepté que je vienne la voir dans un déguisement de mort. Djamel se foutait de la manière dont je revenais. Il avait tout préparé pour réceptionner le cercueil. Très efficace.

        A la brusque accélération, je sais que nous sommes sortis de la ville. Si la circulation n'a pas changé, je sais que nous entamons un gymkhana. En Algérie et dans d’autres pays du Maghreb, le meilleur allié de l’homme est le klaxon, une bonne accélération de jambes, ou Dieu pour ceux qui y croient. Sur les routes sinueuses, le cercueil cogne contre les parois. J’ai une bosse au front. A chaque coup de freins, ma poitrine se serre. Je vais devenir fou. Surtout avec ces fourmis partout  sur mes membres impossibles à bouger. Je donnerai tout pour pouvoir me gratter.

       Pourquoi ne pas essayer de m’endormir? Le voyage sera moins inquiétant. Je ferme les paupières et respire lentement. Un nouveau coup de freins.

       A peine garé, des cris fusent. Les portières s’ouvrent. On tire le cercueil vers l’extérieur. Des bruits de pas et une bousculade. «Qu’est-ce que vous faites là?». Je reconnais la voix de mon frère.

        Soudain un cri, il ricoche de femme en femme.

        Silence.

_ Ce mort est pas du village, aboie un homme.

_ Sortez de chez moi!

         Le coup de gueule de Djamel a de l’effet. La  foule s’éloigne rapidement. A part les plus jeunes, je dois connaître la plupart d’entre eux. Notre famille est implantée ici depuis des lustres. Deux anciens maires et une rue portent notre nom.

_ On le met ou alors ? s’agaça l’un des convoyeurs. On doit repartir à Alger, nous.

            La lumière me fait cligner des paupières.  Je plisse les yeux. La face rondouillarde du frangin apparaît au hublot. Vieilli mais avec le même large sourire.

            Puis le visage de ma mère. Ses yeux rivés sur moi, sa main tremblotante sur la vitre. L’un et l’autre mal à l’aise dans cet étrange parloir.

_ C’est fini le frangin!

          Il m’aide à sortir. 

           Mes jambes flageolent. La pièce se met à tournoyer autour de moi. Je m’accroche au bras de mon frère pour ne pas tomber. Il a compris et me soutient.

             Les rideaux sont tirés sur les fenêtres du salon. Un halogène et des lampes murales offrent un bon éclairage. Je lève les yeux. Disparue l’ampoule nue pendue au plafond. Une vraie révolution à l’installation de la première. Tous, petits et grands, l'avions fixée, fascinés  comme devant un astre apprivoisé.

_ Je ne te demanderai pas si tu as fais un bon voyage, ajouta-t-il en me tapant sur l’épaule.

         Je lui adresse un clin d’œil.

_ A tombeau ouvert le frangin.

         Il me serre contre sa poitrine. A mon départ, j’avais une tête de plus que lui. Aujourd’hui, le contraire. Et sacrément costaud. La même corpulence que notre père.

         Ma mère, adossée au mur, me sourit. Je reste immobile,  incapable du moindre geste.

         Elle s’appuie sur une canne et fait un pas. Je l’accompagne du regard. Ses pieds nus glissent  sur le carrelage.  Elle marche pliée en deux,  l’autre main sur les reins. 

         Rétrécie par le temps.

_ T’es revenu mon fils.

          Elle se laisse tomber dans mes bras.

_ T’es revenu…

         Elle se pousse légèrement  et lève la tête vers moi. Je garde ma main sur sa hanche, de peur qu’elle ne tombe à la renverse. Première fois que je la sens si fragile. Gosse, je pensais qu’elle était indestructible et que, tant qu’elle se trouvait dans les parages, je ne craignais rien. Après  l’âpreté du labeur pieds nus dans la rocaille et les champs, les pluies de bombes, les accouchements accroupie dans une maison sans eau ni électricité, le froid de l’hiver, les canicules,  les mauvaises récoltes, elle avait vécu une autre guerre invisible -plus longue, quotidienne et répétée de génération en génération-, celle de l’assujettissement à  son père, ses frères,  son mari, ses fils. Double ration d’injustice et malheur subie par les femmes de toutes les couches populaires. En avait-elle souffert?

           Réelle souffrance ou projections  d’un fils filtré par un autre monde? Elle et les autres villageoises  ne se sont jamais plaintes de leur condition. Peut-être en cachette, entre elles. Et, depuis une décennie, la folie d’autres hommes, encore plus dures avec elles.

           Jamais de répit.

_ Oui, maman.

           Elle désigne le cercueil:

_ T’aurais pas dû venir dans… dans…. Ca se fait pas mon fils, c’est une honte.

         Je soupire.

_ Pas moyen de faire autrement.

          Les yeux noirs de colère, elle  se met à m’engueuler comme quand j’étais gamin. Chaque reproche ponctué d’un remerciement à Dieu d’avoir ramené son fils à la maison, son premier fils. Un flot de paroles qui brasse des anecdotes  datant d’une quarantaine d’années et des détails d’un quotidien récent. Elle  critique tour à tour  le maire du village, les gendarmes, l’imam, le  président de la République, les ministres ;  débarrassée de  son  habituelle  révérence qui m’avait toujours agacée. Comme si, au seuil de la mort, elle n’avait plus honte d’elle. Débarrassée du devoir de réserve des êtres soumis et sans alphabet, la bouche chargée d’excuses. Plus rien ne lui faisait peur. Ni les  hommes, ni Dieu.

_ Maman, je…

_ Tais toi! Laisse-moi te regarder.

       Telle une propriétaire, elle me fouille du regard. Pourquoi cette inspection plus proche du contrôle de police  que des retrouvailles avec un fils? J’ai hâte que cesse ce moment. Cherche-t-elle à retrouver ce  qui lui appartient encore,  ce que l’exil  n’a pu dérober? Elle retombe dans mes bras.

_ Je suis si heureuse de te voir Mohamed.

          Son corps frêle, visité par un souffle chaotique,  pèse des tonnes. Elle sanglote. Jamais restés aussi longtemps serrés l’un contre l’autre. Ses ongles labourent mon dos comme pour y inscrire des empreintes indélébiles.

_ Mon Mohamed, tu es revenu, répéte-t-elle avec de plus en plus de difficultés pour respirer.

         Djamel m’adresse un signe discret avant de la diriger d’autorité vers sa chambre. «Tu repartiras plus» murmure ma mère. Elle se retourne plusieurs fois.

            Je promène les yeux sur le salon. Beaucoup plus meublé que quand j’y couchais. Mes deux frères, mon père et moi dormions à même le sol sur des matelas déroulés chaque nuit, ma mère et mes quatre sœurs dans une autre pièce, ma grand-mère et une tante dans une chambre servant aussi de réserve pour les jarres d’huile d’olive. Parfois, les jours de grand froid, le chien se joignait à nous. Je ne me souviens pas avoir été gêné par cette promiscuité – semblable à celle de tous les autres foyers du village. Une famille comme les autres. Le canapé apporte un gain de place.

           Je souris. La grosse malle  métallique où j’entreposais mes premiers costumes de théâtre est posée contre un mur. La malle de « Momo le rigolo» transformée en banc. 

             Une cigarette à la main, je regarde par la fenêtre. Un troupeau de moutons paisse près d’un pylône électrique, de nombreuses habitations ont poussé sur les champs de mon père. Un soir, adossé à son tracteur, il m’avait fait promettre  de continuer de les cultiver et  transmettre la terre de ses ancêtres  à mes futurs gosses. Je lui avais juré de laisser tomber le café-théâtre et reprendre l’exploitation agricole; ma fuite déjà programmée deux mois après. Je pose le regard sur le sommet de la colline.

           Il repose dans sa terre rouge.

_ Ne te mets pas devant la fenêtre, on peut te voir.

         Je relâche le rideau.

_ Tu as raison, faut pas que je vous mette en danger.

_ Je peux t’en prendre une ?

        Nous restons un long moment côte à côte à fumer sans un mot. De l’autre côté du mur, des parties de foot, des cabanes,  des pièges à cailles, la pêche à la main dans  la rivière …

          Ils ont tranché ma vie en deux, pas ma mémoire.

_ Tu sais, on te voit souvent à la télé.

        Mon exil est surtout lié aux menaces de mort des intégristes qui haïssaient mes sketchs et étaient  prêts à m’abattre. Les autorités d’alors, quasiment les mêmes qu’aujourd’hui, m’avaient aussi dans le collimateur. Surtout après mon refus d’effectuer les coupes qu’ils me demandaient de faire dans mes textes. Du jour au lendemain, plus un seul de mes spectacles ne trouva de producteurs, les portes des télés et radio fermées. En restant, j’avais le choix entre finir égorgé  ou crever de faim dans un taudis d’Alger. A moins de reprendre la ferme familiale. Survire et mourir à petit feu de silence. Et de la frustration de ne plus monter sur une scène.

_ A la télé algérienne?

       Il secoue la tête.

_ Non, sur les chaînes françaises. Avec la parabole et Internet, ils peuvent pas tout filtrer.

         Son sourire édenté me rappelle celui de notre père. Incroyable ressemblance. Même regard lumineux. Je regarde ses mains. Lui aussi  refusé de les plonger dans la terre.

           Canne blanche à la main, je jette un coup d’œil à gauche et à droite et m’engouffre dans l’étroit chemin derrière la maison. Personne ne peut me voir de la ruelle. Vêtu d’une djellaba, je porte une barbe postiche et des lunettes noires. Pour la voix,  je suis habitué à la  transformer au gré des personnages interprétés.  Mise en scène aussi pitoyable que le  voyage en cercueil? Ma mallette à déguisements et maquillages a repris du service.

          Une cinquante de mètres plus loin, j’emprunte un autre chemin  donnant sur l’artère centrale du village. L’odeur des figues titille mes narines. J’en cueille une et la mange.

           Très vite, je croise plusieurs personnes que je connais. La plupart me saluent avec une imperceptible interrogation dans le regard. Qui peut bien être cet aveugle? Même droit au salut du fayot me balançant aux maîtres d’école et qui, plus tard, déversa sa bile sur moi à la gendarmerie. Le brigadier chef, inconditionnel de mes sketchs, n’avait pas hésité à me prévenir. Le même homme qui m'avait  poussé à m'enfuir.

           Des lotissements entourent désormais le village. Seul le centre, avec la mairie et l’école, n’a guère subi de transformations. A part la mosquée qui s’est agrandi.

           Sans hésiter, je grimpe une sente rocailleuse bordée de murets de pierres. Arrivé en haut, essoufflé, je m’adosse à un olivier et promène mon regard. Toujours autant de bâtisses inachevées, avec ces dalles hérissée de fers à béton; des ados s’y planquent-ils encore pour fumer en cachette ou juste collectionner des étoiles filantes? Les silhouettes des montagnes se découpent sous le soleil couchant. Cet instant face au Djurdjura est mon seul drapeau.

          Personne ne pourra m’obliger à l’honorer ou le brûler.

         Je pousse le portail. Ma canne toujours à la main, je me dirige, guidé par les explications de Djamel, vers la tombe de mon père. Une dalle simple avec son nom, prénom et deux dates. D'autres disparus portent le même nom que moi. Je fais le tour. Un grand nombre de morts jeunes depuis une quinzaine d’années. Notamment celle de Karima  devenue institutrice à Bougie. Son entourage et le mien avaient décidé qu’on se marierait. Mais ni elle, rebelle crainte même par les hommes, ni moi n’étions d’accord. Pour qu’ils nous foutent la paix, on a joué leur jeu et laissé croire que ça se ferait. De quoi pouvait-elle être morte? Une femme  invoilable.

        Je passe devant l’école. Des gosses jouent dans la cour de récré. Je lève les yeux vers la fenêtre ou j’ai tant attendu le son libérateur de la cloche. Puis je m’engage dans une ruelle, longe un ruisseau et traverse un pont  de bois.

        La ferme est très bien entretenue. Je m’approche de la bergerie. Un chien se rue sur moi et aboie en tapant des pattes sur le sol. Par réflexe, je prends un caillou.

_ Dégage!

_ Qu’est-ce que vous faîtes là.

         Un homme maigre d’une cinquantaine d’années est assis sur un banc en bois.

_... Je… Je me suis trompé de chemin.

         Il s’approche de moi. C’est le fils d’un gros cultivateur de la région. Mon père détestait cette famille. Il s’était promis de ne jamais leur vendre la moindre parcelle de terre.

         Sourire aux lèvres, il me propose un verre d’eau. Je décline son invitation et tourne la tête. D’un geste discret, j’essuie mes yeux embués de larmes.

         Me tenant par le bras, il me guide en silence jusqu’au village. Ses vêtements puent l' odeur de l'étable. La terre du père est entre de bonnes mains.

           Djamel ne veut pas en démordre.

_ Momo, tu repars tout à l'heure.

         J’avais décidé de prolonger mon voyage. Parler ou pas avec ma mère mais être près d’elle, me charger de sa présence. Essayer d’emporter le plus possible d’elle, de Djamel, de mes sœurs qui ont réussi à venir manger avec nous. L’une d’elles a repris le flambeau de cuisinière de ma mère, surtout pour la galette plate cuite sur le Kanoun[i]. Autant je me nourris de chacun de leurs gestes, regards, autant les sœurs, surtout la plus jeune, n’osent croiser mes yeux. Et quand  l’une d’elles m’observe en coin, j’ai l’impression qu’elle dévisage un étranger.

       Plus de leur famille.

_ Non, je veux rester plus longtemps.

         Il secoue la tête.

_ Pas possible. Mourad  a tout préparé avec  un mec du consulat de France. Tu partiras avec  les papiers d’un coopérant français mort d’une attaque cardiaque… T’es pas en sécurité ici. Ils finiront par savoir que tu es revenu.

        Mon absence et les drames ayant ébranlé la famille lui avaient donné-infligé?- l’assurance d’un aîné, celle que je n’avais jamais eue. L’expérience en accéléré du malheur, même si celui-ci n’offre souvent qu’une fausse et éphémère maturité, lui avait distribué  un nouveau rôle. Il me protège. Et je suis infoutu de lui offrir la moindre parole de réconfort.  

        Minable.

_ Momo, on va manger.

       Après le repas, j’entre dans la chambre plongée dans l’obscurité. Je reste un instant immobile. Elle dort. A tâtons, je vais m’assoir sur la chaise  à côté du lit. 

       Elle respire lentement, doigts agrippés au drap.

_ Pars pas ?

_ Ne t’inquiète pas.

       Elle prend le poignet.

_ Y faut pas que tu laisses Djamel tout seul.

         Je baisse les yeux.

_ Tu sais que je suis…

        Elle relâche mon bras.

_ J’espère qu’un jour, tu pourras revenir dans notre maison autrement que dans un cercueil.

       Une quinte de toux secoue son corps.

_ Ce jour-là viendra, reprend-elle après avoir craché sur le sol. Un jour, notre pays sortira de cette nuit de sang.  C’est sûr. Tout à une fin, même l’horreur…

        Elle se remet à tousser.

_ Essaye de dormir un peu.

       Je lui prends la main. Des frissons traversent ses épaules. Elle repousse ma main et se recroqueville. Je bredouille une phrase incompréhensible.

       Elle grimace et tourne son visage contre le mur.

_ Je le verrai pas ce jour-là, moi. Je serai au cimetière à l’ombre des cyprès… avec les miens.

        Peu avant mon départ, je suis assis dans la cuisine. Djamel, attablé en face de moi, vérifie une énième fois les documents pour le retour.  Qu’allait-il devenir? Le faire venir en France et l’aider à s’installer? Je lui propose. Il hausse les épaules et pointe l’index sur  les photos de toute la famille sur la cheminée. Je n’insiste pas. «En vacances, oui», sourit-il. Je regrette ma proposition. Sentant mon malaise, il dirige la conversation sur un autre sujet.

      Rien ne ralentit les aiguilles de la vieille horloge bourrée à craquer de dix-sept ans  d’absence. Des images du passé remontent, sans ordre apparent. Ne plus s’arrêter de parler, repousser l’arrivée du  silence, suivi de toussotements gênés, et le «Bon, faut y aller maintenant.» Inévitable.

_ Momo, je peux t'en prendre une dernière.

_ Garde le paquet, c'est un cercueil nous fumeurs.

         Il éclate de rire.

        Le  corbillard  à peine garé dans la cour, Djamel précipite les adieux.

        Ma mère me dévore des yeux. Elle me sourit plusieurs fois.  J’essaye de lui rendre la pareil. Sans succès. Je l’embrasse sur les joues en évitant son regard.

_ Reste mon fils.

_ Faut y aller, ordonne Djamel en me poussant dans le cercueil.

        Soutenue par l’une de mes sœurs, ma mère se penche très lentement. Elle  embrasse le hublot. Son visage grimaçant de douleur soudé au  rectangle vitré. Je réussis un maigre sourire. Une main la tire en arrière.

          Djamel  referme le couvercle.

_ Et moi j’suis Omar Sy!

      Pourquoi avoir éternué? Ils avaient  lâché le cercueil et s’étaient enfuis à toutes jambes. Une voix grave demandait aux voyageurs de ne pas s’approcher de la zone d’arrivée à cause d’un bagage suspect. Si je n’avais pas été déjà dans ma dernière demeure, ce bagage suspect m’aurait fait sourire.  Puis, après un long moment, des chiens avaient aboyé et tourné autour du cercueil. J'avais gueulé «  Je ne suis pas un terroriste !». Deux hommes du Gign m'avaient examiné à travers le hublot avant de l’ouvrir. Un flingue braqué sur mon visage, ils m'avaient  fouillé puis sorti du cercueil. J’avais le tournis. Devant des grappes de regards curieux, les flics de la Paf  me traînèrent au pas de course dans une pièce en sous-sol.

      Et depuis deux heures, je raconte mon voyage dans le moindre détail. Tous ceux qui m'ont interrogé pensent que je mens. Qui pourrait croire une telle histoire?

_ Je vous assure que c’est vrai que je suis Mo...

_ C’est bon, on a assez écouté tes conneries.

         Leur chef leur fait un signe et enfile  son blouson de cuir. Les autres l’imitent et tous sortent du bureau.  Menotté à mon siège, je dois me tordre le cou pour regarder par la fenêtre. Sur un parking, les flics fument en bavardant.

         Leur pause terminée, deux d’entre eux rentrent. Ils m’expliquent que mon cas est en cours d’étude.

_ Etude longue ou courte?

         Ils n'apprécient pas mon humour.  Le plus jeunes me détache mais me tient par une espèce de chaine.  Sans un mot, ils m’escortent dans un couloir jusqu’à une porte vitrée. Un homme en faction s’efface pour nous laisser passer.

         Dans une salle, une vingtaine de noirs, maghrébins, asiatiques,  pakistanais, sont assis sur des sièges, dans un silence total.  Certains ne lèvent pas la tête à notre arrivée. Une odeur de pieds règne dans l’étroit espace sans  fenêtre.

_ Vous… vous êtes Mohamed Archaoui le comique de la télé, s’écrie l’un des maghrébins.

         Mes cerbères échangent un regard stupéfait.

_ Désolé mais … Vous auriez dû vous présenter et…

         Je hoche la tête.

_ Ce monsieur doit confondre.

         Je m’installe sur une chaise  près de la porte.

_ Ecoutez, je…  Je connais tous vos…

_ Je lui ressemble mais ce n’est pas moi.

         Déçu, il regagne sa place.

         Tous les types consignés  là, entre misères, espoirs, rêves-souvent-écrasés sur des vitrines lumineuses, aimeraient être à ma place : avoir des papiers.

         Leur portefeuille vide enfin habité par une identité, même renouvelable tous les ans.

           Contrairement à eux, je ne risque pas grand chose. Quand les flics me relâcheront, j’écoperai dans le pire des cas d’une amende, plus un éclairage médiatique qui me servira. Pourquoi ce divertissement de star pour se faire peur ?

            Sans doute le signe d’une très grande fatigue. Celle d’un homme usé à force de convertir la boue et le sang en rire. Un fantôme  attendant devant la porte de son histoire.

             Et la clef coincée à l’intérieur.

1) Fourneau bas, en terre ou en métal, apparenté au brasero, utilisé en Afrique du Nord pour le chauffage ou la cuisson des aliments 

                                                                                                        Annexe:

Cette nouvelle est parue dans le numéro 312 du CCAS infos et dans la Revue des Ressources.


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