
Avec Sam, nous formons un binôme parfait depuis des années. Lui au stylo et au micro, moi à la caméra. Un printemps, nous étions en reportage dans le sud de la France. Pour la réalisation d'un documentaire. Mon plus gros travail depuis que je filmais. Avec le reste de l'équipe, nous vivions dans une maison au bord de mer. Éphémères habitants d'une superbe cité balnéaire avec sa cascade de ruelles donnant sur l'océan. Très jolie ville cache-misère.
Sur la colline, les grandes «villas du haut », beaux restes d’une époque glorieuse, occupées que l'été. Et dans la ville basse, là où nous avions élu domicile, des bicoques et des immeubles fantômes décrépits ne désemplissant pas de l’année. Des riverains de longue date dans le quartier côtoyaient de nouveaux exilés venus perdre leurs derniers espoirs. Des dizaines de nationalités entassées sur un espace réduit. Le mètre carré délaissé par toutes les agences immobilières. Et par la mairie.
Au fil du temps, ce territoire fut récupéré par des marchands d'illusions tractant leur programme. Déguisés en sauveurs du peuple abandonné à son sort, ils passaient de porte en porte. Toujours sur le terrain. Inlassables. Leurs seuls concurrents directs dealaient une vie plus belle après la mort à de la jeune chair à martyr. Identitaires et intégristes barbus se partageant les bénéfices de la décrépitude.
Mano, le colosse bougon tenant le bar du Port, nous fut d'une aide très précieuse. Après nous avoir reniflés, repoussés les premiers temps, il avait fini par nous adopter. Rien de nouveau sous le soleil des absents de la République, ironisa-t-il à notre première rencontre. Persuadé que lui et tous les autres survivaient à bord d'un navire fantôme oublié du monde. Si j'avais le pognon je me barrerai de ce merdier, nous confia-t-il un soir. Jamais je ne l'avais senti aussi résigné. Puis, après un sourire, il rajouta : Putain ! Ce que j'aime mon rade et ce quartier! Il avait mal à sa ville.
Très critique sur notre démarche. Pour lui,nous étions des artistes hors des réalités. Parfois avec une pointe de moquerie. Mais on le sentait aussi fier de l'intérêt que nous portions à l'histoire de son lieu. Son quartier immortalisé sur la pellicule. Une revance sur tous ceux de l'élite qu'il haïssait. Ses pires insultes adressées aux politiques.Chez nous jamais d'abstention de la misère, nous confia-t-il un dimanche d'élection. Abstentionniste depuis plus de trente ans.
Il nous ouvrit toutes les portes visibles et invisibles dont on avait besoin. Sa famille, présente depuis des décennies, pesait lourd dans les relations licites et licites du territoire. Les rencontres pour nos portraits s'effectuaient le plus souvent dans son arrière-salle. Il veillait au grain pour que personne ne nous dérange. Notre bonne fée de 110 kg.
Un dimanche matin, nous avions rendez-vous avec un homme vivant dans un mobile-home. Une figure du coin que de nombreux habitants nous avait conseillé d'interroger. «Faut voir Max, lui pourrait vous dire des choses. C'est la mémoire du quartier. ». Il refusa de nous répondre et nous fit comprendre qu'un fusil nous accueillerait à notre nouveau passage chez lui. Comment l'apprivoiser ? Il me raccrochait au nez. Après plusieurs relances, Mano avait réussi à décrocher un rendez-vous. Max, la star de la ville basse,daigna nous rencontrer. Il nous imposa son heure.
A notre arrivée vers six heures trente, il était déjà accoudé au comptoir. Une cigarette fumait entre ses doigts. Un bonnet sur la tête, il avait le visage bouffé par une épaisse barbe. Il ouvrit la bouche mais ne prononça pas un mot. Sa denture était ponctuée de ponts manquants. Ses yeux rougis nous détaillèrent. La peau du cou tannée par le soleil. Il tapota le doigt sur son poignet sans montre et nous annonça d’emblée qu’il disposait de peu de temps. Et pas question de s’asseoir.
Je tordis le trépied souple du micro pour qu'il puisse bien tenir sur le bar. Lui et Marco posèrent les yeux dessus,intrigués par ce joujou. Puis, très vite, je plaçais la caméra et ajustais mon casque sur mes oreilles. Avec ce genre de type, il fallait opérer très vite. La moindre hésitation et il replonge dans coquille. Il se raidit. Je lui souris pour essayer de la rassurer. Il refusa d’être filmé. Marco me fit un signe discret pour que je n'insiste pas. J'affichai un air déçu.
Max m’adressa un sourire, le sourire retenu de nombreux édentés. Le sien avait encore quelques miettes de séduction aux commissures. Malgré son nauffrage, il essayait d'offrir de beau restes aux regards des autres. Ses yeux, avec une irréductible lumière, éclairaient sa façade usée par les désillusions et le tabac. Tu peux quand même faire un gros plan sur mes mains, marmonna-t-il en relevant ses manches. Je me précipitai aux chiottes. Abasourdie.
Impossible d’assurer l’entretien. Fallait l’annuler sinon ce serait un échec total. Je n’avais aucune autre solution. Sam, pas du tout du matin, allait faire la gueule de s’être réveillé si tôt pour des prunes. Mais il ne rechignerait pas. Dans notre couple boulot, j’étais un peu la patronne. Moins avec chacun de mes copains sans lendemain. Trouver très vite un argument imparable. Après deux ou trois prétexte, je finis par dénicher le meilleur. Imparable. Invoquer un souci technique.
Quand je revins, ses yeux sombres se posèrent sur moi. Il tapota sur son poignet. Je détournais le regard. Pas que ça à foutre, grommela-t-il. J’avais la gorge nouée. Que lui dire ? Le silence fut interrompu par trois types en bleu de travail qui le saluèrent et allèrent s’assoir. Il regarda l’horloge rivé au mur et plaqua un billet sur le comptoir. Je balbutiai une phrase incompréhensible et rivai mon œil à l’objectif. Sam commença l’entretien de sa voix très posée.
Les mains de Marco bougeaient à chacune des questions, s’interrompaient, puis reprenaient leur mouvement pendant qu’il répondait. Pas le tremblement de l’alcoolo habituel comme la plupart de ceux que nous avions interviewés. Chacun de ses mouvements très précis. Une partition parfaite.
Sam, pourtant un vieux de la vieille dans le métier, semblait étonné par la précision et la cohérence de ce qu’il retranscrivait. Presque du mot à mot. Sa voix grave, sans heurts ni détours, décrivait son parcours. Marco, lui aussi à domicile de puis trente sept ans, ayant vu des mecs et des nanas fracassés par l’existence, des plus pourris aux plus tendres et généreux, semblait sous le charme de ce barbu sec au buste droit, regard fier. Il se racontait simplement. Sans fioritures, avec parfois la truculence et artifice du conteur voulant captiver son auditoire. Même ses rares excès d’impudeur, stoppés dès la moindre pointe humide dans ses yeux, paraissaient sous contrôle. Parfait pour le film.
Que du classique rebattu de reportage en reportage. La misère même la plus glaçante intéressant aujourd’hui aussi les revues sur papier glacé. Fils de pauvres, les yeux plus gros que le portefeuille de ses parents, il voulait tout ce que la télé et les magasins lui proposaient au quotidien. Le jour, il rêvait devant les vitrines. Aimanté comme un insecte à la lumière. La nuit, il repartait avec les objets de ses rêves diurnes. Une fois, il avait cambriolé l' entrepôt d’électroménager où son père était magasinier depuis l’âge de 16 ans. Son nom était inscrit sur le planning. Il l'avait arraché le tableau du mur et brisé de rage. Jamais lui ne trimerait dans cette boîte pour un salaire de misère, pas question de croupir toute sa vie dans une zone industrielle. Max finit par se faire interpeller. Plusieurs allers-retours en prison avant de se ranger sous la même bannière que son père. Pas dans les entrepôts.
Bon vendeur mais très porté sur les filles, l’herbe et la bière. Fétard toutes catégories. En plus, il méprisait la hiérarchie et était très fâché avec le règlement intérieur. Une attitude pas du goût de son père mort de honte ; lui s’enorgueillissait de ne jamais être arrivé en retard et pas le moindre blâme depuis son arrivée dans la boîte. Malgré leur agacement, ses patrons ne s’en seraient séparés pour rien au monde. A lui tout seul, le chiffre d’affaires de trois vendeurs.
Un après-midi, la fille d’une des « villas de là haut » voulait s’acheter une chaîne Hi-fi. Son œil de commercial repéra tout de suite qu’il y avait un bonne com à se faire. Lui refourguer la plus chère. Et son autre œil reluquait le beau cul des villas de là-haut. Juste pour le plaisir des yeux, se dit-il, persuadé d’être invisible pour elle. Inatteignable. Pas comme les minettes du quartier où des étrangères de passage croisées en boîte de nuit. Beau gosse de la ville basse. Le lendemain, elle revint avec la notice pour un souci technique. Juste une erreur de branchement. Au bout de trois pannes imaginaires, ils burent un verre au pluriel dans une brasserie en centre-ville. Elle passa une grande partie de son mois de vacances en basse-ville. Dans une chambre meublée près de chez les parents de Max où il vivait encore. Tous deux fous amoureux.
Septembre mit fin à leur aventure. Plus tôt que prévu. Un matin, elle l'avait appelé l'aéroport pour lui annoncer son départ. Sa résidence principale était à 900 bornes. Max, abasourdi, ne comprenait pas sa volte-face. Pas un instant, elle n'avait mis en cause leur projet de vivre ensemble. Il réussit à trouver son numéro et apprit qu’elle était partie passer un diplôme dans une fac américaine. Pas qu’un cul de plus pour Max. Le début de sa dégringolade.
Max se tut et recommanda sans nous demander notre avis une tournée de caféine. Mon œil qui n’avait pas décollé de l’objectif me faisait mal. Je le détachai et baissai les yeux. Sam me demandait si ça allait. Je répondis d’un hochement de tête. Puis j'avalai une gorgé de café brûlante. Je la reposai d'un geste sec. Max eut juste le temps de saisir ses feuilles. Et lui de soulever le micro. Marco passa aussitôt la lavette et me proposa un autre café que je refusai. Prétextant des réglages techniques, je me réfugiai derrière ma caméra. Pas du tout envie de croiser son regard.
Pendant ce temps là, Sam parlait avec Max, sans l’interviewer. Il lui dévoila une partie de sa personnalité que je ne connaissais pas du tout. Un parcours très chaotique. Puis, très vite, il se rendit compte de "son lâchage" et alluma une cigarette. Chacun accroché à son mégot. Les fêlures préfèrent-elle le silence ?
On reprend !
Tous deux ouvrirent des yeux étonnés, comme revenus d’un long voyage. Sam, très pro, nota l’heure de reprise. Une habitude que je n’ai jamais comprise car jamais il ne s’en servait dans ses textes. Max me dévisagea froidement. Puis, avec un petit rire étouffé, m’autorisa à filmer son visage. Il posait comme un ado. La p’tite derrière ton deuxième œil, plastronna-t-il avec un clin d’œil, je te présente le profil du siècle. Sam se marra. Je souris.
Sa main droite se posa sur la gauche, puis l’inverse, plusieurs fois jusqu’à ce qu’elles s’écartent de quelques centimètres. Toutes deux bien à plat. Des doigts fins, les ongles propres et bien coupés. Comme si, dans son désastre, il avait choisi de ne sauver qu’elles. La gauche commença à bouger aux rythmes des paroles de Max. De plus en plus vite.
Après le départ de «Josie», il sombra dans l’alcool. Aussitôt, il précisa ne plus boire depuis quinze ans. Puis reprit le fil de sa chute. Encore de la prison. Un engagement dans les paras trois ans. Puis retour au quartier. Une existence de petits boulots. Le nez collé à un mur invisible. Une histoire que j’avais entendue des centaines de fois. Des êtres et des lieux très différents, la même descente.
Max revenait toujours à « Sa Josie ». Les seuls moments où ses propos étaient particulièrement confus. Tout se mélangeait. Fou amoureux, il lui avait proposé de partir avec elle. Vivre ensemble dans sa ville à elle. Décidé à tout plaquer. Il avait annoncé la nouvelle à son père qui s’effondra, ne comprenant pas qu’il allait laisser tomber son boulot pour se mettre à la colle avec une inconnue. Une de là-haut qui le jetterait comme un kleenex. Max, malgré les larmes de sa mère, avait pris une décision irrévocable. Selon ses dires, Josie était très amoureuse. Même s' il avait senti qu’elle devait le trouver étrange ; pas comme ses copines et copains de là-haut. Il était prêt à faire des concessions, changer ses habitudes pour Josie.
Son œil s’embua. Il cessa de parler. Sa tasse de café à la main, il resta un instant le regard dans le vague. Je règlai mon viseur sur son visage. Qu’est-ce que tu es devenue Ma Josie ? Il murmura plusieurs fois cette question.
Surtout, me taire. Je me mordis les lèvres. Mon regard ne quittait pas sa main gauche. « Josie à la vie » tatoué sur la poignet. Un tatouage après un pari arrosé avec des copains. Une erreur fatale.
Ces mots ayant fait fuir ma mère. Max était devenu de plus en plus pressant. Elle avait eu très peur et s’était enfuie. Coupant tous les ponts avec Max. Jusqu'à changer de destination de vacances. Elle m’avait raconté tout ça un soir où j’étais en larmes après mon premier plaquage. Sans me donner d'indication de nom et de lieu. Sa voix, en me racontant, tremblotait. Comme lui aujourd’hui en nous révélant« Sa Josie ». Étrange de recevoir de cette manière l’autre version de la même histoire. Cousu de fil blanc, dirait l’un de mes amis scénaristes. Pourtant pas de la fiction.
Connaître l’autre partie de leur aventure amoureuse me gênait. Et de cette rupture qui l’avait bousillé et continuait d’habiter ses ruines. J’avais l’impression d’être une voyeuse. Tricher avec cet homme. L’humilier une seconde fois en gardant le secret. J’ôtai mon casque et retournai aux chiottes.
A mon retour, Max était parti. Tu bosses trop,me rabroua Marco. Je haussai les épaules. Sam feuillettait ses notes sans un mot. Garder ou pas ce portrait ? Comme d’habitude, je savais que j’aurais le dernier mot. Mon interview la plus dure. Sam sortit son portefeuille. Marco lui prit le bras.
Max avait réglé la note.
Mes parents insistèrent pour venir à la projection. Pourtant, j’avais volontairement retiré leur adresse mail de la liste d’envoi des invitations. Vraiment très naïve de penser qu'ils ne seraient pas au courant. Mon père était très vexé. Si je ne le retenais pas,lui serait du genre à venir me filer des conseils sur mes tournages. Sans aucun doute sa frustration de réalisateur raté devenu directeur de production. Ma mère, pourtant elle aussi dans l’audiovisuel, côté enseignement, me foutait une paix royale. Jamais elle ne m’imposa un quelconque horizon. Quand elle apprit le lieu du documentaire, elle m’expliqua que son père y avait loué plusieurs années une maison de vacances. De beaux étés en famille.
Tous deux étaient assis dans la rangée derrière toute l’équipe et les officiels. Le film avait commencé depuis un quart d’heure. Mon père ne cessait de me parler au creux de l’oreille. Presque à m’engueuler. Ma mère soupirait.
Plus que deux minutes avant le portrait de Max. Je me retournais. Ma mère leva un pouce enthousiaste. Comment réagirait-elle en le voyant? Le reconnaîtra-t-elle?
Son premier amant.
Le tire de cette nouvelle est insipiré du " Soleil des mourants " de Jean-Claude Izzo.