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Billet de blog 29 avril 2025

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Solitude du chaos

Chaos du monde. On dirait un bulletin météo. Venant nous donner au quotidien la température mondiale. Le chaos du monde est une expression qui revient souvent dans les médias. Encore entendue ce matin à la radio. Une météo familière à la majorité d’entre nous à être équipée de radio-réveil et d’écrans. Avec le plus souvent, les mêmes prévisions sombres. Le monde entier est chaos ?

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          Chaos du monde. On dirait un bulletin météo. Venant nous donner au quotidien la température mondiale. Le chaos du monde est une expression qui revient souvent dans les médias. Encore entendue ce matin à la radio. Cha… os du… monde. Prononcer le plus lentement possible pour faire plus intelligent. Une formule qui est aussi beaucoup utilisée dans des conversations en famille ou entre copains. Aussitôt, celui ou celle qui la prononce a quasiment d’emblée une forme de supériorité sur le reste de la tablée. Dans tous les cas, c’est une météo qui est familière à la majorité d’entre nous à être équipée de radio-réveil et d’écrans. Avec le plus souvent, les mêmes prévisions sombres. Le monde en chaos ?

         Bien entendu, plus pour certains que pour d’autres. Donner des exemples ? Nous les avons en boucle sur nos écrans. Une mère tient en enfant contre sa poitrine. La caméra se rapproche. Pour nous donner à voir l’ enfant dans ses bras. D’un geste machinal, elle le berce. Trop dévastée pour avoir oublié qu’il est mort ? La caméra s’éloigne. Pour un autre angle de vue. Une mère regarde son enfant. Gros plan sur la chair de sa chair amputée d’un ou plusieurs membres. Pour elle et d’autres, femmes, enfants, ou hommes écrasés de douleur, ce n’est pas le chaos. Les mots sont un luxe. Les cris et le silence aussi. Rien à dire, ni à taire. Juste un être à terre. Et l’humanité KO.

        La dernière lettre du mot est importante. En effet, pas un seul chaos. Il y en a de toute sorte. Du plus petit au plus grand. Ce couple vit le chaos de sa rupture. En entendant cette phrase, j’ai failli éclater de rire. Fort heureusement, je me suis retenu. En effet, peut-être que ce couple en crise vit une forme de chaos. Qui suis-je pour juger du degré de douleur de deux êtres ? Et quelle stupidité de ma part de vouloir rabaisser ou relativiser une douleur au regard d’autres soi-disant plus importantes. Une hiérarchisation sans intérêt. Notre tendance à vouloir absolument comparer telle douleur à telle souffrance. Parfois ramener tout à sa blessure ou celle de ses proches. Chaque souffrance pèse son poids d’humanité.

           Et toujours la solitude. Celle d’une femme errant dans son quartier en ruines, d’un secouriste assis au sol avec ses vêtements tachés de sang, d’une actrice violée qui témoigne, d’ombres humaines sidérées après un attentat, d’un couple de vieillards immobiles pour laisser passer un char, d’un enfant amputé et au regard dans le vide,… La même solitude entre toutes ces paupières. Quel que soient le lieu et l’horreur vécu, elle est toujours présente. Une solitude qui isole toute chair blessée du reste du monde. Inatteignable. Comme débranché de l’espèce. Imperméable à l’autre. Et en planque dans un abri invisible. Le danger n’est pas dehors. Ni ici ou là. Le danger sous sa peau.

         L’animal a pris le dessus sur l’humanité. Tout représentant de l’espèce humaine devient un bourreau potentiel. Surtout l’homme. Même si fort heureusement tous ne sont pas des bourreaux, nombre d’entre eux causent beaucoup de dégâts aux corps et esprits. Désormais quelques femmes soldates ou non commencent à imiter le pire de l’autre sexe. Tout est inquiétude pour l’animal à visage humain. Traquée et blessé, il va essayer de survivre. Certains, trop usés, en finiront au plus vite, ou le feront à petit feu. Pour celle et ceux qui vont décider de continuer, commence alors un long chemin. Pour se remettre debout et accepter de revenir sur l’autre rive. Celle qu’on leur a fait quitter en les détruisant. Revenir côté humanité.

          Mon travail est de redevenir un homme. Les propos tenus par un exilé. Ayant fui un territoire où il avait vu et vécu des horreurs. Je veux réapprendre à conjuguer le verbe aimer, rajoutait-il en essayant de sourire. En vain. Le sourire resta dans le visage figé. Réapprendre à conjuguer le verbe aimer peut paraître une phrase grandiloquente, voire extrêmement puérile. Ce qui est parfois vrai. Qui n’a pas balancé sa petite phrase « tarte à la crème ». Mais la moindre grandiloquence dans la bouche de cet homme. Ni dans celles des autres évoquant leur traversée de l’enfer. Une femme, à ses côtés, disait la même chose que lui. Avec d’autres mots. Et une même volonté.

         Haine contre haine. Étaient ils passés par le désir de vengeance ? La question avait généré un silence pesant. Échange de regards gênés sur le trottoir, devant une salle de conférence. Tous les deux ont répondu par la positive. Personne n’a insisté. La conversation a continué. Vous étiez dans la culture dans votre pays ? La femme a esquissé un sourire. Moi, j’étais vendeuse dans un grand magasin. L’homme expliqua qu’il était cantonnier dans un village. Des êtres blessés ne pesant rien sur la balance du monde. Si ce n’est leur volonté de conjuguer à nouveau un verbe essentiel. Plus fort que la haine. D’abord celle qu’ils ont subie. Et qui restera gravée à jamais dans leur mémoire. Plus fort aussi que leur haine. Résister pour ne pas passer dans le camp des bourreaux. Retrouver le fil de l’humanité. Pour s’y accrocher.

           Étrange mélange sous le crâne. Dans le shaker mental, une formule entendue ce matin sur les ondes mêlée à une scène qui a quasiment vingt ans. C’était au salon « Étonnants voyageurs », à Saint-Malo. Lors d’un échange entre auteurs et public. Très classique à l’intérieur de la salle. Certes intéressant, mais cadré, et même - terme attristant - modéré. Rien à voir avec ce qui s’est dit à l’extérieur. Et pas que des exilés voulant réapprendre à conjuguer le verbe aimer. Au contraire. La rage et le désir de vengeance inscrits sur certains regards et dans des paroles qui se lâchent d’un coup. Surtout la fermer et ne pas donner de leçons. Juste ouvrir les oreilles. Ce que n’a pas fait un homme. Donnant une leçon de « bonne attitude » à avoir. Le couple à qui il s’adressait s’était contenté de le regarder. Sans un mot. Que la rage dans leurs yeux. Le même regard posé sur leurs trois gosses tués devant eux. Encore quelques échanges. Puis dispersion par l’heure du repas.

          Les auteurs se dirigeant vers la salle du repas du salon. La démarche plombée par ce qu’on venait d’entendre et d’écouter. Notre parole semblait vaine. Comme nos mots de papier d’encre. Pendant ce temps, les gens ayant assisté à la conférence rentraient eux aussi à domicile pour déjeuner. Peut-être avaient-ils opté pour le restaurant et traîner dans les rues. Sans doute, nombre d’entre eux étaient chargés par certains témoignages ; quelques-uns très crus. Les exilés ont aussi été déjeuner. Avec leur verbe à reconquérir ou un désir de vengeance. Pendant ce temps, le monde n’avait pas cessé de tourner. L’horloge du ciel marquait midi et des poussières. Un monde en orbite autour d’estomacs à remplir. Le ventre prioritaire sur le reste ?

        Comment conclure après ça ? Revenir à son petit chaos est pathétique, voire indécent. Pourtant pas à négliger. Chaque chaos me semble unique et différent. Bien sûr, quelques-uns sont plus lourds à transporter que d’autres. Comme le chaos de l’abominable et l’horreur. Celui visible en boucle sur nos écrans en temps réel. Toutefois, des images similaires au pire de notre espèce au siècle dernier à ceux  les tranchées, les camps de la mort, Hiroshima, les goulags… ) qui l’ont précédé. Mais il y a aussi tous les petits chaos. Sans grande dangerosité. Mais nécessaire à chaque histoire humaine.

    Cette part chaotique en soi qui nous permet de ne pas être le voisin. Ne pas accepter l’image parfaite ( masque à se coller pour ne pas faire de vagues) imaginée par les parents, les profs, les psys, les politiques, les journalistes, les religieux, les coachs, etc. Quitter les rails parfois installés dès nos premiers pas. Pour pouvoir s’offrir sa dérive. Sortir des sentiers battus par d’autres pour aller sentir l’air de l’inconnu. Même si ce n’est pas rassurant. Faire en sorte que son histoire passagère ne soit pas une photocopie extraite d’une photocopieuse familiale. Un voyage unique, avant de disparaître. Et finir tel une paquet de molécule s’effaçant, pour laisser place à d’autres éphémères. Et prendre sa place sur le registre de l’absence.

          Poussières de chaos d’étoile.

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