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Rater sa vie ou passer à côté ? Jamais je ne m’étais posée ce genre de questions. Ni personne d’autre au village. Nous naissions juste pour donner naissance à notre tour. A part sortir d’un ventre et ouvrir le sien, on se contentait de travailler, manger, dormir, passer d’une saison à l’autre en attendant la dernière. Interrogations et doutes n’avaient pas la moindre place dans nos existences rythmées par des réveils à l’aube, les tâches ménagères, l’éducation des gosses, le corps d’un homme pas choisi... Ni heureuses, ni malheureuses. Dissoutes dans les gestes quotidiens.
Mais depuis quelque temps, j’ entends une gamine aux cheveux longs qui courait, pieds nus, pour rassembler les brebis ; elle me dit raconte notre histoire. Son sourire habita ma bouche aujourd’hui édentée. Je n’ai plus rien à dire. Elle insiste. Qui pourrait être intéressé par les élucubrations d’une vieillarde au bord de la mort. Mais toi ! Toi ? Moi, Jamais su ce que c’était. J’ai essayé d’éloigner cette voix. J’ai le droit de savoir ce que je suis devenue, insistait-elle. Pas un jour sans qu’elle ne revienne à l’attaque. Je me suis laissée finalement convaincre et j’ai accepté. A 75 ans de distance, une gamine sans chaussures attendait son histoire.
A 83 ans, personne ne pourra retenir les questions tues depuis si longtemps dans mon ventre épuisé. Je… Je ; pas habitué à ce mot, j’ai du mal à le penser et plus encore à le prononcer. Je ? Peu importe ces deux lettres que je n’aurais pas le temps de m’approprier. Mes jours sont comptés et j’en fais ce que je veux. Pas mes enfants ni un toubib qui m’en empêcheront. Je veux parler pas pour être comprise, ni plainte ou aimée, mais pour entendre le son de ma voix. Me parler du dehors. Libérer une histoire connue de personne qui a germé durant ces longues années de silence. Pourquoi ne jamais m’y être intéressée avant ?
Trop occupée à m’occuper des autres du lever au coucher du soleil ? Ou par peur de tomber dans la folie en remettant en cause des siècles de tradition ? Qui étais-je pour demander la parole et évoquer mes désirs ? Fille de paysans, jeune paysanne jamais allée à l’école, femme extraite de sa campagne pour vivre en ville, mère d’enfants parlant une autre langue que moi- la langue des autres- et, aujourd’hui, vieillarde finissant ses jours dans les yeux d’un chien… Bref, je n’ai plus de temps à perdre. Cette seconde vie tissée de mes rêves muets, je vais essayer de la faire vivre avec mes mots. Même si personne ne les entendra. A part toi, mon chien.
Mes enfants m’ont laissé tomber, sauf le plus jeune qui passe de temps à autre. Mais, chaque fois, je le sens gêné comme si revenir dans sa maison de gosse allait lui porter la poisse, peur d’être dépossédé de tout ce qu’il avait obtenu et, surtout, l’ irrépressible honte de regarder sa mère avec une part du regard des autres : ceux chez qui il avait élu domicile. Visage crispé, il boit toujours son café à la hâte et repart en me laissant discrètement des billets. Dès qu’il est sorti, j’écarte le rideau et je le vois démarrer en trombe, déculpabilisé et pressé de quitter son quartier d’enfance. Ici, tout lui rappelle ce qu’il ne veut plus être. Il croit que je suis devenue folle. Je ne suis plus qu’un poids pour eux, le fantôme qu’ils appellent aux dates emblématiques du calendrier. Je passe le plus clair de mon temps toute seule. Enfin, pas tout à fait : tu es là. Toi et moi, on se ressemble. Sauf que mon collier est sous ma peau.
Heureusement que tu es avec moi. Pourtant notre histoire avait mal débuté. Déjà quatre ans que mon petit-fils t’a amené chez moi parce qu’il ne pouvait plus te nourrir et que tu détruisais son appartement. Un molosse comme en ont les vigiles et certains jeunes. Dès le premier jour, tu t’es mis à grogner et m’empêcher de sortir de ma maison. Pas un chien qui allait me donner des ordres ; j’avais ouvert la poivrière et balancé le poivre dans tes yeux. Tu avais gueulé et couru dans tous les sens. Depuis, tu me suis partout et refuse d’obéir à quelqu’un d’autre que moi.
Tu sais mon chien… Je suis partie depuis si longtemps que je me demande si ce n’est pas une autre qui a vécu mon enfance. Des étrangères de 12 ans, 14 ans, 17 ans, 40 ans… Elles tournent autour de moi, toutes avec un même regard : le mien. Elles tournent depuis 83 ans; de temps en temps, l’une d’entre elles m’invite d’un geste à la - me - rejoindre avant d’être happée par la ronde. Assise sur un banc, je me contente de les suivre des yeux, incapable d’entrer dans la ronde- ma dernière danse. Arrête de me regarder comme ça mon chien ! Non, je ne suis pas folle. J’ai juste trop de choses restées dedans. Coincées.
Mon autre histoire.