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Mer de glace sous la poitrine. Rien ne semble pouvoir l’atteindre. Ni le monde, ni les hommes. Elle traverse le quotidien avec un blindage de l’intérieur. Son coffre-fort pour protéger tout ce qui lui est le plus cher. Avec un numéro secret sans doute composé durant l’enfance. Tour à tour, une protection et un isolement au cœur de la ville. Qui est-elle ? Une solitude d’automne, parmi les autres passagers et passagères sous un ciel d’aujourd’hui. Elle partage le décor du jour avec des hommes, des femmes, des enfants, et d’autres genres. Une passagère des saisons urbaines.
La peau de son visage est blanche et lisse. Pas la moindre morsure du temps ou des coups de crocs de l’existence. La peau que tant d’êtres cherchent à retrouver à tout prix. Et en vain. De temps en temps, elle ramène ses cheveux en arrière. Puis, un instant après, elle se penche pour grignoter ses ongles. Sans doute déjà les mêmes gestes dans sa classe de collège. Ou dans sa chambre d’adolescente. Avec vue sur des rails invisibles. Celles qui l’ont conduite jusqu’à ce lieu du monde. Et son histoire en chantier.
Avec un regard qui semble hors du temps. Ses yeux ne bougent pas. Comme tout le reste d’elle. Une fille d’une vingtaine d’année, les yeux posés sur un point invisible. Seule à connaître le point d’ancrage de son histoire. L’a-t-elle choisi ? Lui a-t-on imposé le lieu où jeter l'ancre ? Enfermée dans une toile de nœuds ? Libérée depuis qu'elle a largué les amarres ? Des questions qui restent en suspens autour de sa silhouette. Un corps sans bruit. Mais on le sent grouillant de paroles. En attente de la bonne oreille ?
Plusieurs fois que je la vois. Frêle et solide. Elle semble flotter au-dessus de tous les passagers et passagères. Présente et absente. De temps en temps, un sourire perce son blindage. D’un seul coup, elle n’est plus ce qu’on voit de son apparence immédiate. Une fille différente. Celle qu’elle a été ? L’autre qu’elle voudrait être ? Son sourire s’efface. Elle redevient celle qu’elle donne à voir. Ni vraiment d'ici, pas tout à fait ailleurs. À des années-lumière de nos regards.
Des hommes la regardent. Elle est très belle. Une beauté sans le moindre artifice. Des femmes la regardent aussi. Moche aurait-elle autant attiré mon attention et celle des autres ? Inutile de le nier : sans doute que son physique a joué en partie pour les uns et les unes. Sa présence ne passe pas inaperçue. Pourtant d’une grande discrétion. Avec une économie de gestes. Et l’impression de ne pas vouloir occuper trop d’espace urbain. Juste de quoi respirer et garer son corps. Sans empiéter sur l’emplacement vital des autres. Mais pourtant une voleuse de lumière. Sans volonté de sa part. Tous les éclairages urbains font pâle figure. Juste du barbouillage lumineux de ville. Remisé dans l’ombre par une fille lumière.
Plus isolée que protégée. C’est ce qu’on se dit en la regardant avec plus d’attention. Sa carapace n’est qu’un leurre. Comme la majorité des panoplies portées au quotidien pour nourrir un agenda. Aucune coquille, même la plus solide, ne peut protéger de sa nuit intérieure. Surtout quand manquent les mots pour éclairer. Plus que l’obscurité et le mauvais silence. Comme cette nuit qui semble l’avoir happée. Un trouble visible. Sans doute ce qui interpelle l’autre au pluriel. Les regards posés sur elle sont plus attendris parce que c’est une paumée ? Moins de sollicitude s’il s’était agi d’un garçon dans la même situation de détresse ? C’est fort possible qu’un jeune mâle en apparence paumé ait bénéficié de moins de regards inquiets. Contrairement à elle. Avec son ancre jetée dans sa nuit.
S’accroupir et lui tendre la main ? Sans doute un acte plus facile pour une femme. L’homme disqualifié pour ce genre de geste ? Chaque main mâle désormais présumée porteuse d’arrière-pensée sexuelle ? Suspicion consciente ou inconsciente dès qu’un homme s’approche d’un corps de femme ? Des questions qui peuvent se poser. Elles sont inscrites dans un débat chargé d’inquiétudes plus que légitimes de la part de la moitié de l’humanité. Mais pas de soucis de ce genre pour elle à cet instant précis ; ni mâle ni femelle ne s’approche de son corps. Que des regards furtifs ou à distance derrière la vitrine d’un café ou une boutique. Comme si une frontière invisible l’entourait. Mais pourquoi vouloir à tout prix l’aider ? Elle ne demande rien, en apparence. Juste assise sur le trottoir. Plongée en elle. Son histoire à ras de la ville. Une question se pose pour la passagère de l'automne.
Passera-t-elle l’hiver ?
NB : Ce texte est inspiré d’une jeune fille allongée sur le trottoir d’un centre-ville de France. Elle existe en chair et en os. Comme d'autres à la rue au seuil de l'hiver... Je l'ai vue il y a une quinzaine de jours. Elle ne semblait pas faire la manche. Sans casquette ou autre contenant pour accueillir des pièces, des billets, et les derniers tickets-restaurant en circulation. Pas non plus d’inscription sur carton déclinant une histoire cabossée. Juste présente. Une présence sans demande - apparente - d’aide. Espérons qu'une main - non sollicitée - l’aura aidée à se relever...