Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

1810 Billets

0 Édition

Billet de blog 30 août 2024

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Peine de maure

Un regard électrifié. Elle dévisage B. Des yeux sans mots. Mais B sait. Elle aussi. Nul besoin de parler. Si cette femme avait des super-pouvoirs, elle transformerait le siège de B en chaise électrique. Pour lui administrer la peine capitale en direct. Elle doit s’approcher de la quarantaine. L’âge de ses enfants. Une jolie femme souriante. Sauf quand elle pose son regard électrifié sur B.

Mouloud Akkouche (avatar)

Mouloud Akkouche

Auteur de romans, nouvelles, pièces radiophoniques, animateur d'ateliers d'écriture...

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Deux hommes dans la ville © Štefan Kmec

     « La justice doit être juste, pas féroce. » Jean Gabin, dans «  Deux hommes dans la ville ». Un film écrit et réalisé par José Giovanni. Et produit par Alain Delon.

                Un regard électrifié. La femme dévisage B. Des yeux sans mots. Mais B sait. Elle aussi. Nul besoin de parler. « Encore  une chance pour la France » qui vient de tuer des gens de chez nous. Ça fait chier. Toujours les mêmes qui... Moi, je te refoutrai la peine de mort direct pour ces ordures. »  La conversation en cours moment où B a poussé la porte du bistrot. Les clients étaient aimantés par la chaîne d’info en continu. Des habitués qui buvaient sagement les images et les paroles du grand écran. Avec une émission spéciale consacrée à meurtres. Tout s'était produit quelques heures auparavant. Un homme venait d’être arrêté. Il était accusé de l’assassinat d'un couple. Des journalistes parlaient sur un plateau. En liaison avec un correspondant sur place : dans le quartier où avait eu lieu le double homicide. Un migrant, répétait l’un des journalistes. Tandis qu’un autre disait «  l’assassin présumé ». Les propos en plateau et les images évoquant le meurtre ne correspondent pas à la bande défilant en bas d’écran. Du texte débité en boucle. Une sorte de sous-titrage avec d'autres infos du jour. Dont une sur l'ouverture des soldes.

           B repense à une polémique deux ans avant. Avec ce genre de télé, on chope le torticolis du cerveau, ironisa-t-il une fois lors d'un repas arrosé.  Une remarque qui a foutu en rogne plusieurs de ses copains ne jurant que par ses chaînes. Tu te crois supérieur à nous avec ton FIP. Non, on est au moins au courant de ce qui se passe dans le monde. Toi, tu te voiles la face. B a en effet décroché des actus. Après avoir été un gros bouffeur d'infos. Ça me fout le moral à zéro de voir la folie du monde débarque tous les jours à domicile. Et en plus je suis impuissant. On a qu'une vie. Alors autant pas se polluer la tête avec la boue et connerie humaine de notre époque. B n’écoute plus que de la musique. Non, je suis pas supérieur, mais ma tête est propre, rajouta-t-il, j’ai pas besoin de vos chaînes machines à laver le cerveau. Ses copains et lui n'abordent plus le sujet. L'amitié prioritaire sur les infos.

          Le corps à plusieurs têtes s'extrait de son aimantation cathodique. B est accueilli par un silence très lourd. Comptoir ou terrasse ? Pas le choix. S’éloigner de la zone de tension. Il s'installe en terrasse. Un guéridon sur le trottoir. Mais face aux regards peu amène.Le comptoir se trouve juste derrière la vitre. Changer de place ? Non, se dit-il en fronçant les sourcils. B a déjà tiré un trait sur le comptoir : le lieu de France qu’il préfère pour écouter et parler. Docteur es bistrots, répond-il quand on lui demande son parcours scolaire. B aime le voyage des mots sur le comptoir. Son université du coude.

           Les yeux des habitués et du patron se posent sur B. Entre deux images de la télé. B n’entend pas du tout ce qu’ils se disent. Mais il lit leurs pensées à distance. Des années qu’elles flottent dans le pays. Même dans les villages où il n’y a pas le moindre étranger. Des pensées dirigées toujours sur la même cible. Le basané devenu l’ennemi public numéro 1 du pays ? La question ne se pose plus. La réponse au quotidien. Parmi les passagers du comptoir, deux hommes lui ressemblent. Même faciès que le sien. L’un a même la peau plus foncée que la sienne. Et pourtant, leurs regards  sont identiques à tous les autres. Le condamnant à mort par amalgame.

            La France est raciste. B ne supporte pas d’entendre ce genre de propos. Préférant dire des Français racistes. Avant de rajouter : et pas tous. Pour lui, c’est une minorité. Certes, elle augmente à chaque attentat, meurtre, ou viol ; commis par un basané comme lui. Mais B pense que la France n’est pas un pays raciste. Et que la majorité des électeurs de l’extrême-droite ne le sont pas non plus. Il est bien placé pour le savoir : son dernier bulletin de vote était le même que celui de 11 millions d’électeurs. Papa, pourquoi tu as fait ça ? La question de sa fille. Il s’est senti penaud. Le poids de son regard sur lui. Commente te dire, ma fille. Un peu marre de ce merdier. C’est comme une sorte de vote de fatigue. Elle n’a pas insisté et ne lui en a jamais parlé. Mais il s’en est voulu. Face au regard de sa fille si déçue. Le seul de la famille à avoir voté par fatigue.

           Soixante ans qu’il est là. Dont huit mois en salle d'attente dans un ventre. Déjà pressé d’arriver dans ce pays. Depuis, la France est comme un de ses membres. Une partie de son corps. B l’emmène partout où il va. B est un grand voyageur. Il aime se retrouver dans des deux lieux inconnus. Ne pas se sentir d’un territoire. Et apprendre des yeux, des oreilles, de tout son corps. Mais chaque fois avec une priorité sur le paysage humain. Découvrir l’autre. Pas facile pour quelqu’un qui ne connaît que le français. Ce que tu apprends ici, pourra te servir un jour. À chaque voyage, remonte la phrase de sa prof d’anglais. Jamais il ne lui a rendu un devoir. Se contentant de loucher dans son décolleté. Malgré la barrière de la langue, il arrive à entrer en contact. Le livre des yeux. Avec l’alphabet des gestes sans frontières. Et les mots de la langue universelle : l’empathie.

          Regard électrifié est un livre ouvert. Il la feuillette depuis quelques instants. C’est le regard le plus insistant du comptoir. Si cette femme avait des super-pouvoirs, elle transformerait le siège de B en chaise électrique. Pour lui administrer la peine capitale en direct. Elle doit s’approcher de la quarantaine. L’âge de ses enfants. Vêtue et tatouée comme sa fille. Une jolie femme souriante. Sauf quand elle pose son regard électrifié sur B. Pas de doute. Tout est écrit. Elle est pour le retour de la peine de mort. Surtout quand l’assassin a la gueule de B. Comme certains présentateurs télé ne s’intéressant aux crimes que quand ils sont commis par des basanés. La couleur de peau, la religion, bientôt une circonstance aggravante devant une cour de justice de ce pays ? Elle balance ses décharges. Sans aucune interruption. Avec une irrépressible haine. Détourner le regard ?

       B sait le faire. Il l’a l'habitude d'éviter certains regards. Ici et là. Notamment face à un regard assermenté contrôlant son identité. En vouloir aux flics ? Il les a détestés. Même réflexe que nombre de ses copains de son quartier populaire. Rien de plus naturel que cette colère pour un jeune homme à qui demandait tout le temps de prouver qu’il était d’ici. Avec le temps, il a su faire le distinguo. Pour lui, tous les flics ne sont pas des racistes. Comme pour la majorité des Français. À vingt ans, il n’aurait pas pu croiser un flic sans une boule de colère au ventre. Aujourd’hui, elle a disparu. Certains flics sont des républicains et défendent Liberté Égalité Fraternité, pense B. Même s’il est lucide : la police bascule de plus en plus. Bouffée même par la gangrène néo-nazi. Mais il ne mettra pas tous les flics dans le même panier. B a de nombreux défauts. Sauf d’amalgamer. B n’est pas un adepte de « les ». Toujours face à un individu. Une relation d’œil à œil. Ne le jugeant l'autre que sur ses actes individuels.

          Mais B se sent fatigué. L'esprit usé à force de détourner le regard. Jamais d’ici depuis soixante ans. Qu’est-ce que vous me voulez ? Se lever et aller lui demander à regard électrifié ? Bagarre générale assurée. Même avec ses gros bras, il ne fera pas le poids. Et nulle envie de leur offrir ce cadeau. Pour autant, il ne baissera pas les yeux. Prêt à recevoir ses décharges jusqu’à ce qu’il quitte le bistrot. Pour aller à son rendez-vous. Il pousse un profond soupir. Heureusement que vous êtes là. À chaque colère rentrée, il regarde son smartphone. Sa compagne et ses deux enfants en fond d’écran. Son énergie et sa crainte. Ce sont eux qui lui donnent l’envie de se lever tous les matins. Bosser comme un dingue pour leur offrir une vie décente ; pas comme la sienne. Même si, malgré la misère, il a eu une vie heureuse. Mission accomplie pour ses trois soleils de poche. Ils manquent de rien. Sauf d’une chose. Sa grosse angoisse.

       La douceur de leur pays. Qu’ils se sentent en confiance ici. Protégés par les trois mots sur le fronton de leurs écoles et de tous les édifices publics. Moi, c’est bientôt la fin, plus rien peut m’atteindre. Mais vous deux. Et votre mère qui… Avec mon boulot, sûr que je vais pas faire de vieux os. Qu’est-ce que vous deviendrez dans ce pays qui repart en arrière, dans son pire passé ? De plus en plus, B, le taiseux souriant, se lâche à table. Arrête de flipper comme ça Papa. Y-a vraiment pire sur la planète. Pas le pays qui craint le plus au monde. Et puis on est grands. Fais nous confiance pour le changer ce pays et le monde. Son fils s’agace souvent quand il distille ses craintes de l’avenir du pays. Pareil agacement de la part de sa fille et de sa compagne. Suffit juste de remettre la lettre qui est tombée de France pour que ça aille mieux. B avait posé un regard interrogateur sur sa fille. Qu’est-ce qu’elle voulait dire? On recolle F à rance et tout le pays se remet à chanter Douce France. Éclat de rire familial.

         Pas trop tôt. Le regard électrifié vient de sortir du bar. En passant, une dernière petite décharge. B affiche un large sourire. Il n’ a pas détourné le regard. Sa petite victoire du jour. Il se lève pour aller pisser. « Le café, je vais le chercher au Brésil et le sucre à Cannes. » La magie de l’humour. Au lieu de dire : ça fait deux plombes que je suis assis et vous m’avez pas encore servi. Quelques visages de bord de comptoir se déverrouillent. Pas tous. Mais le sourire-thermomètre- du patron indique que B a gagné la partie. Le café moins d’une minute après sur le guéridon. Je peux ? C’est fait pour ça, répond le patron en lui tendant le journal. B boit une gorgée de café en parcourant les nouvelles du jour. Une fois n'est pas coutume.

         Quel fumier ce putain de mec ! Sa réaction au meurtre qui alimentait les conversations à son arrivée dans le bistrot. Un crime en une du journal. Il continue son effeuillage de l’actu. Deux autres meurtres plus loin. Le premier est un homme ayant tué sa compagne. Le présumé coupable est en cavale. Le second est un double meurtre: un couple de marginaux brûlés dans leur caravane. La piste criminelle est très probable, selon les enquêteurs. B ne peut réprimer un haut le cœur à la vue de la photo de la caravane calciné. Juste deux entrefilets sur ces trois meurtres. B referme le journal en soupirant. Pas mécontent du tout d'avoir décroché des actus. Un coup de France Musique et une clope. Avant le boulot.

         B se gare devant une maison de lotissement. Pas la plus petite. La piscine attire aussitôt son œil. B en rêvait pour sa maison. On manque d’eau partout sur la planète. Y en a qui meurent de soif. Et toi, tu veux gâcher de l'eau juste pour te baigner dedans. Levée de bouclier de ses enfants et de sa compagne. Il a renoncé. Mais intraitable sur les chiottes sèches. Si vous en voulez de vos trucs écolos, vous vous les construisez. La réaction d’un ancien gosse avec des chiottes au fond du jardin. Guère un hasard si j’ai fait ce métier, se dit parfois B. C’est l’anniversaire de ma fille demain. Et les chiottes ont débordé de partout. C’est urgent. On a besoin d'un plombier. L’homme au téléphone était au bord des nerfs. B n’avait pas de créneau disponible. Mais l’homme a insisté. B l’a calé entre deux rendez-vous. Ce sera sa participation à l’anniversaire de la gosse. B sort de sa camionnette.

      Coup de sonnette. Un aboiement répond en écho. Pas les vocalises d’un caniche. B promène le regard à travers le grillage. Un très beau jardin. Visiblement une ou des mains vertes sous ce toit. Le plombier et le toubib sont ceux qui vont droit à l’intime. Les boyaux du corps et ceux d’une maison. Ce que lui disait le premier artisan qui l’avait embauché. Un formateur bourru mais efficace. À sa mort, il lui a proposé de reprendre sa clientèle. B avait hésité. Ne se sentant pas prêt à diriger une boîte. Puis il a fini par accepter. Très content de ne pas avoir de patron sur le dos. Même avec les soucis de faire tourner une petite boîte. J’ai pas à me plaindre, sourit -il, je gagne de quoi pouvoir me plaindre. Bruit de déverrouillage d’une porte. B se redresse. Il affiche son sourire-clientèle. Une femme se dirige vers le portail. Elle tient un enfant dans les bras. B ouvre des yeux ronds.

          Sur le regard électrifié.

NB : Juste une fiction sans prétention de changer la réalité. Toutefois important de ne pas oublier que la majorité  de ce pays n'est pas raciste. Ni fasciste, ni homophobe, ni transphobe, etc. Même si une minorité l'est. Confortée en plus par certains apprenti-sorciers et sorcières soufflant sur des braises diviseuses. Un pays où il est encore agréable de vivre. Certes pas rose tout le temps et pour tout le monde. Trop de gens dans la panade. Une grande partie de la population en souffrance. Mais on aime être d'ici. Et d'ailleurs. De passage sous les étoiles.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.