« Ne demande jamais ton chemin à quelqu'un qui le connaît, car tu pourrais ne pas t'égarer.»Rabbi Nahman de Breslev
Sa main est très molle. Il vient de se réveiller après plus de trois ans de coma. L’interne de garde, l’ayant ausculté, avait demandé aux infirmières du service d’être attentive. La famille et les amis de cet homme vont commencer une belle année. Dans la pénombre de la chambre, son regard s’était posé sur moi. Nos visages éclairés en pointillé par les lumières clignotantes des machines qui le maintiennent en vie. « Quel jour on est ? ». Je lui avais répété la date- déjà dite plusieurs fois par l’interne. Il lui avait expliqué en quelques mots la situation : l’accident de voiture et le coma. Après avoir vérifié que tout allait bien, je me dirigeais vers la porte. Il s’était rendormi. Plus que trois heures avant de changer d’année. Avec les collègues, nous avions mis une bouteille de champagne au frais pour fêter ça.«Racontez-moi 2015.». Je m’étais retournée.Prise au piège.
Que lui dire ? Pas facile de raconter une année en quelques minutes. Surtout à un inconnu. De plus à peine sorti du coma. Pas mon métier. Je vais décramponner doucement ses doigts, prétexter une tâche à accomplir, et quitter sa chambre. « Comment était cette année ? ». Chacun de ses mots semble lui coûter un effort. Je sens son regard posé sur moi. Après tout, ce n’est pas la mer à boire que de lui raconter quelques anecdotes sur cette année finissante. Même si 2015 est particulièrement pourrie. Tant sur le plan personnel que dans le pays et sur la planète. Pour sa « renaissance », il ne va pas être déçu. Regretter son coma ? Ses doigts s’impatientent. Je m’éclaircis la voix.
Par quoi commencer ? Donc… Depuis que vous êtes tombé dans le coma, la France a élu un nouveau président. Il se nomme François Hollande et… Bon, je dois vous dire que…. Jamais eu un aussi bon chef d’Etat. Avec lui, le chômage ne cesse de baisser, quasiment plus aucun problème de violence dans les banlieues, l’Education nationale et la Culture sont devenus des ministères très importants… Plus de cumul des mandats et de magouilles des politiciens. L'égalité réelle pour tous les français. Même réussite scolaire pour les gosses de la Courneuve ou de Passy. Le début de nouvelles trente glorieuses et... Pourquoi lui raconter ce genre de trucs ? Que des mensonges. Ne suis je pas en train de me foutre de lui ? Ses doigts demandent la suite de l’histoire.
Le racisme, l’antisémitisme, le sexisme, l’homophobie, ainsi qu’un tas de maux de notre société, ont reculé de manière considérable. Le vivre ensemble revient de plus en plus au goût du jour. Le fric et le cynisme ne sont plus les valeurs les plus importantes. Faut dire que ce nouveau Président a mis au pas les banques, les actionnaires… Il a même récupéré l’argent des exilés fiscaux et des grandes familles pratiquant la fraude à grande échelle. Tout cet argent récupéré a été réinjecté dans le logement, les écoles, les hôpitaux. Et puis récemment, nous avons eu la conférence pour l’environnement à Paris. Jamais la capitale n’a été aussi festive. Certains disaient qu’ils n’avaient pas connu ça depuis la coupe du monde 98. Tout le peuple dans la rue pour fêter cet événement international. Jamais un tel accord sur le climat n’avait été signé auparavant. Les grandes puissances et nombre d’industriels prêts à changer concrètement la donne. Pas que des paroles, de vrais actes. Faut dire que Barack Obama… Oui, il a été réélu. Rien à voir avec son premier mandat. Il est en train de changer le visage de la planète. Tant sur le plan de l’environnement que sur les conflits internationaux. Grâce à lui, palestiniens et israéliens ont signé un excellent accord de paix. La Palestine en train de devenir un vrai pays cohabitant pacifiquement avec Israël. Daesh a complètement implosé. Le dictateur syrien obligé de s’exiler à Moscou. La plupart des pays arabes basculent de l’intérieur dans la démocratie. Les femmes musulmanes de moins en moins considérées comme des êtres inférieurs. Pour résumer, jamais la planète n’a été aussi équilibrée. Le vieux monde ne court plus derrière personne ; il est en train de mourir. Nous assistons à la naissance d’une société humaine plus juste et soucieuse de la planète. Bien sûr, il y a encore des problèmes ça et là mais…
Quelle conne ! A quoi ca sert de lui mentir et enjoliver ce monde de merde ? Demain, la radio, la télé, le Net, lui dévoileront la vérité. Ce patient n’a pas de chance. La première personne qui s’adresse à lui est une menteuse. Qu’est-ce qui me prend ? Faut arrêter ce cinéma. Redevenir une infirmière pro. Tu es proche du burn-out. Mets-toi en arrêt de maladie avant de péter un câble. Ma sœur s’inquiète pour moi. C’est juste un peu de fatigue. Ca m’arrive souvent en hiver. Pas ma saison. Ses doigts caressent ma paume. Combien de temps sans avoir touché le corps d’un homme ? Au moins deux ans. Quand il m’a plaquée en me laissant juste un texto. J’avais arrêté la pilule et nous devions nous pacser. Pourquoi repenser à ça ? Glisser ma main sous le drap, réveiller de mes doigts, de ma bouche, sa queue endormie depuis des années… Etre le premier corps de femme contre sa chair renaissante. Je deviens barge ou quoi ? Quelle folie de fantasmer sur un homme qui sort du coma. Je commence à complètement délirer.
Ma sœur a raison : faut que je m’arrête quelques jours. Consulter peut-être un psy pour évacuer cette nuit infernale du 13 novembre qui tourne en boucle dans ma tête. Tous ces corps, jeunes, beaux, plein de vie, arrivés en lambeaux aux urgences. L’horreur. Personne préparé à une telle situation. Même les urgentistes aguerris étaient débordés. Avec une collègue, nous avions tenté de consoler un pompier qui chialait comme un gosse. En vain. Le 13 novembre sera inconsolable. Comme tous les massacres d’humains. Comment était cette année finissante. Si ma réponse avait été franche, je n’aurais pu qu’évoquer la boue et le sang de 2015. 7 janvier, 9 janvier, 13 novembre. Ces trois dates ont bouffé toutes les autres sur mon calendrier. Comme si toutes les autres, bons et mauvais moments, étaient entièrement effacées de ma mémoire. Bienvenue cher revenant dans un monde pire que celui que vous avez quitté. Le coma l’avait protégé de la merde de 2015. Autant lui offrir un réveil en douceur. « Que s’est-il passé d’autre en mon absence ? ». Je souris et reprends.
Au fur et à mesure que je parle, sa main semble de plus en plus ferme. Un pâle sourire perce de temps à autre son visage. J’ai l’impression d’être dans la peau d’une sage-femme. Remettre au monde ce patient sorti de sa nuit. Un homme de l’âge de mon père. Expulsé du ventre du temps. Revenu à la surface du réel. Peu à peu, chaque partie de son corps va se réapproprier l’espace. Le cerveau a-t-il été beaucoup endommagé ? Un légume à vie ou un nouvel homme dans une enveloppe déjà utilisée ? Pour l’instant, peu importe tout ça. Juste lui raconter une histoire. Pas la vraie mais celle rêvée depuis l’origine du monde. Une belle histoire.
Il s’est endormi. Je consulte l’heure sur mon portable. Incroyable. Ca fait plus de deux heures que je lui parle. Jamais je ne me serais cru capable de raconter autant de choses, ré enchanter la réalité. Une très bonne menteuse ou enjoliveuse. Peut-être devenir comédienne ? Femme politique ? Ca y est, je reviens à mon tous et toutes pourries. Même en sachant que c’est faux, pas plus de pourris en haut de l’échelle qu’en bas, je ne peux m’empêcher de le penser. Atteint moi aussi par la déception ambiante. Happée par l’abstentionnisme du désir. Plus rien à espérer. Les rafales de kalachnikovs ont dégommé les matins qui chantent. Depuis, il fait nuit aussi sous ma peau. Juste continuer de marcher par habitude. A force de ne plus rien attendre de demain, je risque de devenir une déçue professionnelle. Sombrer dans l’aigreur à 31 ans ?
C'était avant ces quelques heures. Peut-être une conneerie illusoire mais j’ai l’impression, que d’avoir franchi le seuil de 2016 avec cet inconnu, va me transformer. La sensation d’être re-née en même temps que lui. D'avoir retrouvé les pas du désir ; ceux menant plus loin que le chemin. Comme si, en quelques heures, ma fatigue et celle du monde entier s’étaient résorbées. Plus du tout la sensation de nager dans un bocal de boue. Les parois de mon aquarium sont essuyées ; elles laissent filtrer la lumière. L'horizon n'est plus un ennemi. « Qu’est-ce que tu fous ? On t’attend ! ». Je sursaute. « Chut. Il dort. Des années de rêves à rattraper. » La très jeune infirmière me regarde avec des yeux ronds. C’est sa première garde nocturne. Elle plaque ses doigts sur sa bouche et ressort sans bruit. Je le regarde dormir. Se souviendra-t-il de cette conversation, à son réveil ? Peu importe. Aucun disque dur ou I-phone pour nous piquer cet éphémère. Je relâche sa main. Plus besoin l’un de l’autre. Nos nuits traversées ensemble.
Demain se conjugue aujourd’hui.
NB) Une fiction pour clore une réalité 2015 plus noire que nombre de fictions. Et aussi la poésie de Mahmoud Darwich qui aide à continue d’aimer la vie…
Bonne année 2016 !