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Billet de blog 31 janvier 2025

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Sois raisonnable

Gavé de cette injonction. Nombre de gosses ont eu droit à ce genre de gavage. Peut-être même dès le biberon. Voire même un « tu seras raisonnable » au seuil du ventre maternel. La plupart du temps d’abord entendu de la bouche des parents.Raisonnable:penser, agir selon la raison, le bon sens, la mesure et la réflexion. Définition pour un vaste programme. Pourquoi vouloir l'infliger à des enfances ?

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Illustration 1
© Marianne A

          Gavé de cette injonction. Comme nombre de gosses qui ont eu droit à ce genre de gavage. Peut-être même entamé dès le biberon. Voire même un « Tu seras raisonnable, mon fils, ma fille » susurré au seuil du ventre maternel. D’une voix douce ou aboyeuse. La plupart du temps, une injonction d’abord entendue de la bouche des parents.  Une mère, un père, le couple ensemble, répétant les deux mots à intervalles réguliers, tel un mantra. Leur objectif étant que les enfants l’intériorisent. Pour que leur verbe être ne sorte jamais sans son adjectif raisonnable. Liés à vie. Raisonnable: penser, agir selon la raison, le bon sens, la mesure et la réflexion. La définition pour un vaste programme. Pourquoi vouloir l'infliger à des enfances ?  

         Sans aucun doute par trouille que je tourne mal. Comme le monde, me suis-je plusieurs fois retenu de leur dire. Les envoyer chier ? Ils n’auraient pas compris. C’est pour ton bien, mon fils. Ils le pensaient sincèrement. Une injonction dont on les avait sûrement gavée dans l'enfance. Chaque fois me contentant d’un petit sourire en coin, avant d’aller me délester de l’injonction du jour; repasser aux petites affaires de mon âge. D’autres membres de la famille s’y sont mis. Puis certains voisins. Et d’autres adultes. Dont un grand nombre d’enseignants. Tous et toutes voulaient m’indiquer une direction unique : Raisonnie. Toujours pour mon bien. Que je ne fasse pas mal aux angles de la réalité. De bons copains et copines me poussaient aussi dans ce sens. Raisonnables dès le collège.

         Mes yeux fouillaient le monde. À travers mes proches et quelques rencontres. Je le voyais aussi à travers mes diverses lectures. Et l’écoutant grâce à la radio sur la table de la cuisine. Connecté sur mon époque et celles du passé. Guerres de religions. Esclavage. Les tranchées de 14-18. Les camps de la mort. Les goulags. Hiroshima. Le champignon jumeau sur Nagasaki. Extermination par ici, génocide par là. Abominable et horreurs dans les livres d’histoires et « en chantier ». Une liste non-exhaustive de ce je voyais et écoutais. Avec une question tournant sous mon crâne de gosse. Dois-je être raisonnable comme le monde où mes parents m’ont invité ?

            Très vite, j’ai choisi ma direction. Évidemment pas celle qu’on m’indiquait. Tout en sachant que leur injonction récurrente était  bienveillante et suscitée par une réelle inquiétude de mon avenir. Jamais je ne les ai contredits. Juste imperméable à leurs propos. Hors de question de finir le reste de mes jours et nuit en Raisonnie. Même si au fond être raisonnable n’était pas un réel souci. Je l’étais déjà plus moins. Malgré mon signe Lion tendance réfractaire. Gosse non-bruyant, mais les yeux et les oreilles grandes ouvertes. Espion  très discret. J’avais senti l’aiguille sous bienveillance. 

          Du raisonnable soumis. Déjà intériorisé par  mes parents, la plupart des membres de ma famille, nombre de mes voisins, et beaucoup de potes d'enfance. Tous et toutes avec deux points en commun. Le premier est de vivre ou avoir vécu dans des quartiers populaires. Bien sûr avec des histoires singulières et non-interchangeables. Le deuxième point commun est le vol. Un système avait été mis en place pour les voler. Qu’est-ce qu’on leur volait ? Leur temps. Après avoir commencé par la spoliation de leur enfance. Les confinant souvent dès très jeune dans la prison sans barreaux d’un agenda. Ses pages tachées de la sueur de leurs corps-machine à produire. Pas mort d'homme ou de femme. Si ce n'est à petit feu. Ou d'un accident de travail. Des décennies d'une gestuelle soumise.

         Comment ça va ? Comme un 3 zéro perdant (bien longtemps avant la coupe du monde de foot de 1998) comme ironisait un maçon. Sa réponse à la question récurrente après le bonjour. Un homme toujours souriant. Bon époux et père de famille, comme on disait. Avec la même passion que beaucoup d’autres hommes et femmes : Johnny Hallyday. Le visage de la star tatouée sur son épaule. Des années après, j’ai demandé ce que c’était ce 3 zéro. Ben, il parlait du Métro, Boulot, Dodo. Ma question avait fait fleurir quelques sourires. Son 3 zéro avait pris fin deux ans après sa retraite.

         Le terme vol n’est peut-être pas approprié. Ni non plus celui de spoliation. Pourquoi ce n’était pas à réellement parler du vol. Puisqu’en effet, ils octroyaient un salaire contre sueur. Quelques miettes sonnantes et trébuchantes. De quoi survivre et pousser un caddie dans un supermarché. Et pouvoir de temps en temps aller se bronzer. Avant de revenir reprendre le collier. Malgré les explications, le gosse que j’étais ne pouvait s’empêcher d’y voir un vol.  Pourtant rien d’illégal. Le vol parfait. Pas les mêmes agendas pour les uns et les autres. Certains en avaient plus ou moins maîtrise. Tandis que d’autres y étaient assujettis. Qui étaient les voleurs de temps ?

        Mon œil de gosse les avait rapidement repérés. Certes un repérage très facile. Les voleurs ne se cachaient pas du tout. Opérant à visage découvert. On les voyait à la radio. Leurs faces s’affichant très souvent sur les écrans de télé. Indéniable qu’ils savaient parler. Une parole bien emballée. De temps en temps, ils descendaient du haut de leur panier pour venir serrer quelques mains - votez pour nous. Avant de repartir. La plupart d’entre eux officiaient en costard cravate. Tandis que d’autres portaient des vêtements religieux. Malgré leur différence vestimentaire et façon de voler du temps, ils travaillaient souvent de concert. Dieu et Maître associés ?

        Au début, j’en ai beaucoup voulu aux voleurs officiels. Venant bouffer notre temps d’enfance - témoin de l’essorage jour après jour de nos vieux, avant de les libérer pour une minable retraite finissant très vite en poussières. Mes ennemis, c’étaient eux. Bien ciblés dans mon regard de gosse. Déterminés à leur faire payer leurs ardoises depuis avant Spartacus. Qu’ils règlent leur facture. Quelques auteurs avaient alimenté ma détermination à les faire rembourser. Avant que ma colère ne se retourne contre les volés. Pourquoi avoir accepté de céder leur enfance, celle de leur gosse, contre un petit carré de survie sous le ciel ? Qu'est-ce qui leur a pris de brader leur histoire qui ne se revivra pas ? Sûrement ma première conscience de la servitude volontaire. En écho à « soi raisonnable ».

         À partir de ce moment-là, j’en ai voulu à mes parents. Et plus largement à tous les êtres qui avaient sacrifié leur chair histoire contre une laisse les emmenant au boulot, au supermarché, dans un lieu de culte, au bistrot, dans l’isoloir ; avec interdiction de sortir de sa zone de servitude. Au fil du temps, j’ai mis de l’encre dans ma colère de gosse. Avec la lecture et l’écriture. Pour constater que tout n’est pas aussi simple : les bons d’un côté, les méchants de l’autre. Même si rien n’a changé, sauf les visages et les us et coutumes des voleurs de temps. Nettement plus «  cool  on se tutoie» et communicants que leurs prédécesseurs. Tantôt d’un bord, tantôt de l’autre. Mais avec les mêmes objectifs. Dont celui de ne pas partager les ressources du temps et du reste. Rien de nouveau. Sauf mon regard sur les « spoliés de leurs rêves d'enfance ».

          Beaucoup de perdants debout. Bien que courbant l’échine sous un sac de ciment ou le regard d’une parole d’autorité. Conscients eux aussi qu’ils étaient les victimes d’un hold-up de quotidien. Pour ne pas dire un vol seconde après seconde sur leur chair. Et celle qu’ils avaient mise au monde. Peut-être sans les mots qu’il faut, ni les codes, mais non dénués d’intelligence. Sachant qu’ils avaient perdu. Et que pour la majorité d’entre eux, la défaite n’avait pas été précédé d’une lutte. Malgré tout ça, beaucoup parmi eux avaient gagné. Rien de sonnant et trébuchant.  Sans caméras ni tapis rouge. Leur œuvre pour les gosses. La victoire de la mission accomplie.Des assiettes pleines et un toit pour leurs invités au monde. Mais pas que de la souffrance. Des perdants picorant des miettes de joie.

      Un gosse de cet âge ne peut pas ressentir ça. Ni non plus développer une façon aussi structurée. C’était pourtant le cas. Même si une part de fiction -enjoliveuse - se glisse toujours dans le voyage à rebours de la mémoire. Récemment, un échange - fort intéressant - a fait remonter ce gosse au fond de moi. Revenu faire le tour de son propriétaire. Me rendant compte que je lui appartenais en grande partie. Et que sa pensée, sa vision des rapports – souvent de force - entre humains, était beaucoup plus claires et structurées que celles que j’ai aujourd’hui. C’est un gosse éminemment politique ; dans toutes les acceptions du terme. Ne pesant rien, il refusait de penser rien. Le vieillissement a-t-il érodé ma colère et mes capacités mentales ?

       Sans aucun doute. Une érosion naturelle. Du corps et de sa pensée. Avec l’évolution de point de vue. Notamment en découvrant, hors de mon milieu, les autres souffrances du monde. Mais aussi une grande révélation : l’existence de la beauté et de la poésie. Bien évidemment plus le même qu’au départ. Habité de toutes les saisons d’une trajectoire.  Contrairement à ce ce gosse remonté à la surface. Fidèle à lui-même jusqu’à la fin de notre histoire jumelée. Un duo de plus de six décennies. Il est la source de notre histoire conservée à l’abri des concessions  au fil du temps pour ne pas apparaître entre autres trop déraisonnable. Ni inadapté à un monde déraisonnable. En bref, de jouer le jeu. Difficile de faire autrement. Seuls les fous et les morts ne font pas de concessions. Et ce gosse qui habite chaque être. Inexpulsable. Aucune possibilité de reconduite à la frontière de soi. Il conserve notre premier visage. Avant les masques à venir, jusqu’au dernier. Irréductible pourfendeur de voleurs de temps ? 

         Nombre d’autres gosses ont  le même modèle de scan. Sur leur environnement proche et lointain. Scannant leur époque et monde à hauteur d’enfance. De jeunes regards acérés et transgressifs dans tous les milieux. Comme celui de Constance Debré qui a sans doute fait germer son très beau et fort « Nom ». Guère un scoop que de rappeler que chaque être a des frontières intérieures. Avec des exils (rien à voir avec les "vrais") sous la peau. Parfois juste des transgressions naturelle. Sans grandes violences. Juste quitter la rivière de l'enfance. Pour aller où ? Rejoindre le fleuve des adultes.  Choisir un rôle ou se laisser imposer. Puis entrer dans l'eau. À reculons ou en plongeant. Pour y nager ou flotter du mieux possible. Durant plusieurs décennies. Avant de se jeter dans la mer de sa dernière nuit.

        Néanmoins pas les mêmes étapes selon sa trajectoire. Dans le cas de certaines enfances confrontées à une réalité violente, la transgression n’est pas uniquement un rite de passage. Mais de la survie. De la désobéissance vitale. Fuir pour ne pas crever de l’intérieur. Il y a deux formes de transgression. Celle bruyante et visible de la rébellion. Ou au contraire la transgression plus ou moins silencieuse des réfractaires. Avec dans les deux modes, la volonté de s’exfiltrer de la norme imposée. Ne pas raisonner en écho avec la parole d’autorité sous toutes ses formes. S’en éloigner. Refuser de marcher au pas de la partition officielle. Trouver le ou les sons qui conviennent à sa musique intime. Puis composer et jouer. Parfois le travail de toute une vie. Pour devenir musicien et chef d’orchestre de son histoire.

        Revenons au personnage central de ce billet : un gosse de prolos. Plus exactement son regard-scan. Dans un espace où l’on naviguait à courte vue : comment boucler le cap de chaque fin et début du mois. Pour certaines familles, tout jour était un récif à éviter. La nécessité n’empêche pas la lucidité. Celle décrite par le poète Char comme «  la blessure la plus rapprochée du soleil ». Dans certaines situations, la lucidité ne sert pas à grand-chose. Si ce n’est à pointer une torche sur son impuissance. Pour un éclairage constat.

          Néanmoins, la lucidité mêlée à la colère peut faire progresser. Mais elles ont besoin d’autres éléments. Pour ne pas devenir des boulets. Voire même un poison qui détruit peu à peu ou très vite une chair fragile. Jusqu’à l’asphyxie d’une belle énergie. Que faire pour éviter cette triste fin ? Aller chercher de l’oxygène. Celle qui correspond à son propre souffle. Pour ma part, toutes sortes de rencontres. Dont la principale est le livre. Pas la télé ni le cinéma. Je ne suis pas cinéphile. Peu attiré par les images. Excepté la peinture. Depuis quelque temps, intéressé aussi par le spectacle vivant. Le livre a toujours été mon grand compagnon. Encore fidèle au poste. Comme la compagne qui m'a beaucoup fait avancer. Très présente à mes côtés.

        La radio sur la table de la cuisine. Je suis resté fidèle à ma première compagne. Une fidélité encore au réveil et avant de me coucher- souvent tard. Merci infiniment à France Inter, en particulier à Jacques Chancel (Radioscopie) et Claude Villers (Pas de Panique, Marchand d’histoires, etc.). Toutes ces paroles enrichissantes semées sous un crâne de gosse. Toutefois, pour les atteindre, il est impératif de posséder un passeport. Plus ou moins difficile à se le procurer. Mais il est à la portée de chaque individu. Indispensable pour se déplacer d’un univers l’autre. Le passeport de la curiosité.

        Ouvrant sur l’autre. Le proche et l’éloigné. Sans s’effacer ni chercher à coloniser l’autre. L’autre, surtout quand il sort de sa sphère habituelle, est une ouverture sur le monde. Comment parvenir à cette vaste fenêtre ? Autant de réponses que d’histoire. L’une me semble intéressante : écouter les conseils donnés par le gosse sous la peau. Sans peut-être tous les suivre. Mais il a une place centrale dans votre être. La source principale de ce que vous êtes aujourd’hui. Vos réussites, vos échecs, vos frustrations. C’est le gardien de vos rêves réalisés ou non. Veillant jour et nuit sur un trésor unique. Avec toute sortes de pièces. Hors de portée de la bourse même des collectionneurs les plus fortunés. Une des pièces est essentielle.

      La poésie du déraisonnable.

NB : Pourquoi avoir inscrit une injonction en illustration du billet ? Pour celles et ceux à s’être dit : je n'ai pas demandé à naître. Avec plus ou moins de colère. Tel le « si j’avais su, j’aurais pas venu ». Au fil du temps, on peut changer d'avis. Si j’avais su, j’aurais venu quand même. Une réaction des êtres qui, tout compte fait, sont heureux de leur aventure humaine. Et certains, dans leur dernière ligne droite, rajouteraient bien «  j’ai su et j’aurais bien revenu ».

La conclusion à «  l’étoile Marianne » :

Marianne Faithfull - Working Class Hero [1995] (Live) © Marianne Faithfull

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