La jeunesse sacrifiée, sur l'autel de l'économie.

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Un masque sur le visage, du matin au soir, voilà le prix de la bonne conscience pour une rentrée en marche forcée, en novembre. Pour éviter la crise économique, l'objectif numéro 1 du gouvernement, on l'aura compris, fut d'éviter les problèmes de garde d'enfants. Dont acte. La chose s'est produite en mai, dans une cacophonie totale, mais avec quelques conditions préalables, comme la reprise en demi-groupes. Pour cette rentrée, c'est une autre paire de manches. La reprise économique prime sur le reste. L'école a repris, sans mesures sanitaires adéquates. C'était une condition sine qua non pour que les parents puissent repartir au boulot, on l'a bien compris, mais c'est une mise en danger d'autrui que l'on tente de rendre acceptable au nom de la sacro sainte économie. Comble de l'ironie, c'est cette même économie, dont on tente de sauver les fondements, qui a conduit à la situation sanitaire actuelle. Je pense aux cures d'austérité qui ont mené à la situation actuelle des hôpitaux... et des écoles, souffrants tous deux de désinvestissement chronique depuis des années. La rentrée de novembre, faite à la hâte, sans concertation, dont les conditions de reprise ont été communiquées trois jours avant via des chaînes d'info en continu, est le point d'orgue de cette gestion calamiteuse, qui confine... au mépris.
Pour démentir les inquiétudes du monde enseignant, qui manifeste ce 10 novembre, le ministre de l'Education nationale a, comme à son habitude, déroulé sa communication bien léchée, et rassurante: peu de contaminations en milieu scolaire: les contaminations sont "maîtrisées" (1). Pour conforter ses dires, il a même avancé le chiffre de 3528 élèves et d'un peu plus de 1200 enseignants. La réalité est tout autre, ces chiffres sont eux-mêmes désavoués par les derniers rapports de Santé Publique France, qui avance au contraire 25 000 contaminations. L'école de Blanquer, premier cluster de France, repris sur la page Facebook des Stylos Rouges!

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Et pour cause. Le protocole sanitaire, qui faisait 67 pages en mai, n'en fait plus que 8! Exit les règles de distanciation sociale. Elles sont tout simplement impossibles à tenir en classe entière, dans des salles déjà pleines à craquer (je rappelle que la France détient le record européen d'élèves par classes) (2). Dans la classe où je remplace actuellement, 22 élèves sont côte à côte. La règle édictée par le Conseil scientifique est non seulement intenable, mais la proximité des élèves est en plus dangereuse, compte tenu de la situation sanitaire actuelle. Dans ces conditions, le port du masque est aussi efficace que le port d'une casquette (3). A l'exception du fait que la casquette n'indispose aucun élève pour parler clairement, voir un sourire, reconnaître ses pairs.

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En effet, un autre paramètre influant sur la tension ressentie dans les écoles, est le port du masque obligatoire pour tout le monde. Contrairement à ce qu'affirment nombre d'observateurs éloignés du terrain, le port du masque, s'il n'empêche nullement de respirer ou d'assister à un cours, est bel et bien un frein aux apprentissages, outre qu'il pose un problème dans l'interaction entre élèves, avec le professeur. Je me souviens avoir été remplaçant en maternelle (où le port du masque n'est valable que pour les adultes), et où une élève, en récréation, réclamait à voir mon sourire. Je ne parle même pas des petites sections, qui, le jour de la rentrée, avaient besoin d'être rassurés, mais ne trouvaient aucun visage réconfortant. Je me souviens de cet enfant qui me dévisageait, ou du moins dévisageait mon masque, cherchant un sourire ou une mimique à laquelle se raccrocher (ce que j'ai fait, en enlevant mon masque). Aucun lyrisme, mais simplement une inquiétude, qui, toute personnelle qu'elle soit, sera sans doute partagée par certains lecteurs. C'est toute une pédagogie, toute une philosophie, toute une proximité qui sont gommées par l'intermédiaire du masque, car notre métier est un métier de l'humain, un métier où les apprentissages ne se transmettent pas qu'au travers d'un tableau ou d'un écran, mais aussi par les émotions. C'est aussi comme cela que se construit l'enfant. Et je laisse de côté le masque empoisonné qu'on a refilé aux enseignants de septembre à novembre! (4) Alors, me direz-vous, les enfants s'adaptent bien. Certes, ils sont bien plus "résilients" (le mot à la mode) que nous, adultes, et se conforment aux règles. Mais c'est clairement plus qu'indisposant, c'est une contrainte supplémentaire, dans un contexte qui leur déjà angoissant. Ce n'est pas sans impact psychologique, et il est clair que cette génération n'évoluera pas comme l'ont fait les autres avant elle. Alors comme tout le monde, j'accepte les règles, et porte mon masque dans tous lieux publics. Mais quand cette obligation entre en contradiction avec les règles qui circonscrivent son usage (la distanciation sociale, nécessaire condition pour rendre le masque efficient), ou avec l'exercice de mon métier (j'ai eu l'exemple d'un enfant muet qui lisait sur les lèvres en septembre), alors effectivement, je suis en colère. Me vient alors cette conclusion toute personnelle: si le masque est mis en place à l'école, sans concertation aucune, dans une telle contradiction sanitaire, c'est surtout par bonne conscience, pour se protéger d'éventuelles poursuites lors des contaminations, qui ont lieu, et qui auront lieu, à l'école. Une mesure de bonne conscience a minima, pour que chacun puisse travailler, tranquillement.

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À ce titre, je condamne aussi la complaisance des parents d'élèves, qui trouvent la solution d'une garderie gratuite bien pratique. À la limite de l'inconscience. Me diront-ils, ils n'ont pas le choix. Je crois pourtant qu'entre la santé d'un enfant et la reprise du travail, je choisirai toujours le premier. Je me souviens d'ailleurs du premier confinement, où je remplaçais une directrice (et sa classe unique). Lors du déconfinement de mai, alors que nombre d'entre eux s'en sortaient fort bien, et étaient autonomes (CM2), la seule question qui venait aux lèvres des parents était "puis-je remettre mon enfant à l'école?", suivi d'un "il est insupportable". Pas étonnant qu'on considère les profs comme des tire-au-flanc, si l'on croit que leur journée est dédiée à de l'occupationnel...

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Un autre chiffre, avancé par la revue scientifique The Lancet, conforte l'idée qu'une fermeture des écoles réduirait de 15% les contaminations (5) . Ce qui semble logique, au vu des conditions sanitaires de reprise sus-citées. Bien entendu, c'est compliqué pour les enfants. Lors des évaluations nationales, que j'ai eu l'occasion, en tant que remplaçant, de faire passer ça et là, il y avait un questionnaire sur le ressenti des élèves vis à vis du confinement. Nombreux sont ceux qui ont mal vécu le confinement, l'éloignement des copains, ou le travail personnel. C'est d'autant plus vrai dans les milieux sociaux défavorisés. L'école est un lieu où se joue la lutte contre le décrochage, la lutte pour la réussite des élèves les plus en difficulté. Mais que Blanquer n'avance pas cette prétendue lutte contre le décrochage pour garder les écoles ouvertes; si c'était son cheval de bataille, cela se saurait, tout comme la politique générale du gouvernement à l'égard des populations défavorisées, dont j'ai appris, au hasard de mes lectures, qu'elles subiraient une coupe sèche des aides alimentaires les semaines qui viennent. Dans cette affaire, beaucoup d'hypocrisie, où l'impératif économique a fini par reprendre le dessus. Fini le monde d'après, la prévalence de la santé sur tout le reste. Retour à la case départ. Celle de l'économisme radical et des logiques comptables.

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Un personnel exsangue
En ajoutant aux pressions de cette année (école de la confiance imposée de façon autoritaire... profs gazés durant les manifs contre une réforme du bac inique et inégalitaire, etc...), l'image pitoyable subie dans l'opinion publique et véhiculée par nombre de médias (je me souviens des reportages sur Lci, sur les salaires pseudo mirobolants des profs), une santé mentale dégradée, et une méfiance jamais atteinte vis à vis d'un ministre jamais autant détesté (6), on en arrive à ce qui pourrait s'appeler un point de non retour.

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Déconsidérés, accusés de "décrochage" durant le confinement par leur propre employeur (repris par la presse, alors qu'ils n'étaient que 5%! (7)), ils font face au cynisme permanent d'une société qui semble avoir omis le rôle cardinal qu'il détient dans l'éducation de la jeunesse. Il suffit de parcourir les réseaux sociaux pour voir le flot de haine crasse qui accompagne les commentaires dès lors qu'un article aborde la situation des enseignants. "Ils exagèrent, avec leurs vacances", "toujours à se plaindre", "cette bande de gauchistes qui ne pensent qu'à eux"... Liste non exhaustive, qui révèle tout le mépris (entretenu par les médias) que peuvent avoir des gens qui n'ont ni reconnaissance, ni respect pour la fonction. En se livrant aux plus bas instincts pour dénoncer de faux privilèges, ils soufflent sur les braises du prof-bashing, dont les flammes n'ont jamais cessé de croître au fil des années. Ce qui révèle au passage la dégradation, dans certaines classes, du respect de la fonction par les enfants eux-mêmes, perméables aux persiflages de leurs parents ou des élucubrations médiatiques. L'Etat lui-même méprise son personnel, dont les salaires sont largement inférieurs à la moyenne nationale, et que Blanquer a jugé pertinent d'augmenter de quelques euros, pour les jeunes professeurs... La profession n'attirant plus personne (8), le geste est compréhensible, même si relativement risible, quand cette augmentation atteint au maximum 60 euros mensuels... Après la remise en place du jour de carence (alors que les profs sont moins absent que les salariés du privé) (9), le gel du point d'indice depuis plus de 11 ans, on comprendra que raz-le-bol est un doux euphémisme pour décrire la situation de la profession. Et c'est pourtant, avec une médaille, ne l'oublions pas, la seule récompense du ministère pour l'effort de guerre fourni ("nous sommes en guerre"). Piètre consolation.

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S'en est suivie la bévue de l'hommage à M. Paty, d'abord prévu à 10h, et qui s'est finalement transformé en minute de silence, avec un texte (tronqué et même remodelé) de Jaurès (10). Loin des grandes envolées lyriques du soir de l'attentat, l'hommage à toute une profession en est réduite à une minute symbolique. Voilà où en sont les professeurs. Alors mardi, oui, ils seront en grève. Et ce n'est pas par fainéantise, ni pour se faire un petit pont de 2 jours. Alors, plutôt que de les mépriser, j'invite chacun à bien comprendre que l'école n'est ni un lieu de garderie, ni le club med, ni l'eden où s'égaient dans l'opulence les privilégiés de la société. C'est un lieu d'émancipation où tout se joue, avec peu de choses, mais beaucoup de conviction. Et sans reconsidération rapide de son importance à travers toutes les strates de la société, de l'internaute haineux au ministre indifférent, c'est tout un pan de la société qui peut s'effondrer.
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(1) https://www.leparisien.fr/societe/coronavirus-les-contaminations-d-eleves-et-de-profs-sont-maitrisees-selon-blanquer-06-11-2020-8406938.php
(2) https://theconversation.com/limiter-le-nombre-deleves-par-classe-une-cle-de-la-reussite-scolaire-116931
(3) https://www.liberation.fr/checknews/2020/10/12/covid-19-le-port-du-masque-dispense-t-il-de-la-distanciation-physique-d-un-metre_1802011#:~:text=Pas%20une%20protection%20suffisante%20selon%20l'OMS&text=Il%20faut%20aussi%20garder%20une,et%20de%20toucher%20le%20masque%C2%BB.
(4) https://reporterre.net/L-Anses-confirme-le-potentiel-nuisible-des-masques-Dim?fbclid=IwAR0tjCJ9JnqHL4XiFED_NGwulXDf0aTP2MmOQNa-SoIqAAcznH85eLw0Lq4
(5) https://www.rtbf.be/info/societe/detail_la-fermeture-des-ecoles-est-une-des-mesures-les-plus-efficaces-pour-limiter-la-transmission-du-coronavirus-selon-une-etude-comparee?id=10617914
(6) Seuls 6% lui font encore confiance... http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2020/07/07072020Article637297029099756269.aspx
(7) http://noslendemains.fr/prof-bashing-lechec-de-lecole-de-la-confiance-de-jm-blanquer/
(8) https://www.liberation.fr/france/2020/01/08/prof-un-metier-qui-n-attire-plus_1769790
(9) http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2016/10/19102016Article636124590594573117.aspx
(10) https://www.liberation.fr/france/2020/11/01/hommage-a-samuel-paty-l-etrange-tripatouillage-de-la-lettre-de-jean-jaures_1804167
https://www.francetvinfo.fr/replay-radio/le-vrai-du-faux/la-france-est-elle-un-des-pays-europeens-qui-forme-et-remunere-le-moins-ses-enseignants_4138335.html