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Il y a quelques jours, le monde médiatique feignait la stupéfaction: Philippe Ballard, éditorialiste de longue date auprès d'LCI, annonçait son retrait des écrans au profit de la campagne électorale du RN. Venant d'une chaîne qui passe les trois quarts de son temps à villipender l'islam, les écologistes, et parfois les deux (les fameux islamogauchistes), la surprise est modérée. On se souviendra de la comparaison, par Oliviez Galzi, entre le voile et l'uniforme nazi (1).
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Mais l'annonce révèle une porosité ambiante, entre ce parti, et son service de comm, résolument investi dans une grande partie de la sphère médiatique. Sur Cnews, l'ambiance est encore meilleure: on a le multirécidiviste Zemmour qui tient une quotidienne, dans laquelle il évoque le lien évident entre immigration et criminalité, entre la gauche et le délitement moral de la France, ou encore le danger féministe. Autant de thèmes qui font la fierté d'une chaîne commandée par un Bolloré soucieux d'attirer les foules, et gérée par Pascal Praud, où 80% de ses invités allant de la droite dure à l'extrême droite, discutent entre eux des arabes et des bonnes femmes.
Mais si ces chaînes revendiquent plus ou moins l'esprit de beaufitude aux accents nationalistes, c'est la grande majorité des programmes d'informations qui a choisi ce créneau, d'une façon moins assumée que l'ami Philippe Ballard. Il suffit de voir les invités des matinales, télé et radio confondues, en une semaine (au pif, celle du 26 avril): Dupont Aignan, Collard, Onfray, Finkielkraut, De Villiers, Le Pen en une semaine seulement...
On ne fait plus semblant, y compris sur le service public, pour respecter la diversité des opinions politiques. Pour un retour à l'équilibre, on s'occupera d'inviter quelques gauchistes en heure creuse. Sur Sudradio, les invitations quotidiennes et les sujets traités feraient presque passer Cnews pour une chaîne de droite modérée: on y interroge des généraux putschistes, des gens qui ont écrit sur le grand remplacement ou le "virus racialiste", la dernière vidéo à la mode. Le présentateur, André Bercoff twitte sans grand secret sur les choses qu'on ne peut plus rien dire (à part sur toutes les chaînes).
On n'oubliera pas Sonia Mabrouk, dont on comprend mieux, depuis son dernier ouvrage sur les "écologistes radicaux" les interviews à charge qu'elle fait de personnalités de gauche, dans sa matinale d'Europe 1. En plus de convoquer le fait divers comme baromètre de la société française, la plupart des chaînes citées commandent régulièrement un certain nombre de sondages, dont les questions, souvent subjectives ou succédant à un fait divers, permettent un biais de confirmation à l'auditeur: celui de l'évidente victoire de Marine Le Pen.
Les sondages le prédisent et lui assurent cette popularité sans failles: autant de fois sera répétée cette potentielle victoire, autant de chances elle aura de la voire concrétisée... Une sorte de prophétie autoréalisatrice, qui ne peut être enrayée que par le "vote barrage", qui n'est plus vraiment un barrage, au vu du tournant identitaire du quinquennat.
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Depuis un an, des thèmes, repris à l'extrême droite par un gouvernement soucieux de récupérer un électorat, ont été matraqués auprès du grand public: l'ensauvagement, l'islamogauchisme, les khmers verts, sans oublier les communautarismes et autres séparatismes. Sans aucune nuance, le lexique est popularisé, diffusé, imposé à l'agenda des thèmes à aborder. Les sondages pleuvent à nouveau, avec comme préoccupations majeures la sécurité et le terrorisme, pendant qu'un étudiant sur trois ne mange plus à sa faim (2).
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Je lisais il y a peu un essai mettant en parallèle l'ambiance médiatique des années 30, autour de la figure d'Edouard Drumont, et la zemmourisation actuelle des médias, autour de la figure qu'on connaît, mais gravitant autour de plusieurs personnalités très populaires: Praud, Bercoff, Brunet, Naulleau.. L'ouvrage s'intitule "Le venin dans la plume" et retrace l'accompagnement médiatique de l'antisémitisme d'alors. Aujourd'hui, la trajectoire est similaire, avec l'islamophobie. L'auteur évoque notamment la naissance du polémiste Drumont, en plein contexte d'antisémitisme:
« Drumont mit à profit dans son journal les recettes qui avaient fait le succès de La France juive. Le venin dans la plume devint ainsi le carburant avec lequel il fit tourner un moteur capable de mobiliser à distance des centaines de milliers de lecteurs. La Libre parole se spécialisa d'emblée dans la révélation des "affaires" impliquant des juifs. En dénonçant constamment des "scandales", Drumont et ses collaborateurs inventèrent une autre manière de traduire la politique dans le langage des faits divers, car chacune de ces affaire mettant en scène des victimes (de pauvres petits Français spoliés et trompés), des coupables (les juifs) et un justicier (le journalisme qui n'a pas peur de dire la vérité). » (p.38-39)
Aujourd'hui, les choix éditoriaux, tous tournés vers la fait diversion, optent pour la même stratégie. Le burkini à la plage fera ainsi une semaine de titres, avec, comme sujets satellitaires, le danger islamiste et la soumission des femmes. Des sujets périphériques, tels que les réunions non-mixtes, alimenteront le tout.
De raccourci en surmédiatisation, le lien implicite entre immigration, islam et criminalité, puis, entre ces trois thèmes et la gauche, est désormais présent dans tous les esprits. Si bien qu'il y a quelques jours, une tentative de meurtre à l'encontre d'un "bicot" (je cite le chauffard) est passé inaperçu; seul l'Est Républicain, avant d'être rejoint par Mediapart et Libé (et plus tard Hanouna), et, a relayé l'info sur les réseaux sociaux (3).
Imaginons un instant que la victime soit l'auteur, et l'auteur, la victime, n'y aurait-il pas eu 3h d'édition spéciale autour d'une tentative d'attentat ? Sur le couscous à la cantine ? Sur les prières de rue ? Soyons sérieux. Si l'acte criminel est passé inaperçu, c'est d'abord par choix éditorial: il ne correspond en rien aux thèmes abordés en plateau; mais c'est aussi par adhésion, et c'est peut-être le plus inquiétant: cet acte est perpétré par quelqu'un qui souscrit à ces thèmes éditoriaux, c'est peut-être même un spectateur parmi tant d'autres de la chaîne.
Cette tentative de meurtre est une des conséquences de ce matraquage médiatique permanent, essentialisant l'immigration et faisant des musulmans et des arabes de ce pays les coupables idéaux d'une crise qu'ils subissent pourtant en première ligne (4), du fait de désinvestissements chroniques de l'Etat dans les banlieues.
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L'objectivité journalistique, partant de ces constats, n'est plus vraiment de rigueur. Et c'est bien ce qui fait la spécificité de notre journalisme "à la française" : sous des atours d'objectivité, les présentateurs des matinales et d'émissions à débats n'offrent pas une information neutre, et agissent comme des faiseurs d'opinion.
Il suffit de voir la différence de traitement entre une personnalité de gauche sur Europe 1, dont l'interview ressemble davantage à un procès, et un élu de droite ou d'extreme droite, dont on déroule Le tapis rouge, lui offrant peu de contradiction. Cette porosité entre le journalisme d'opinion, celui qu'on trouve dans Valeurs Actuelles, et celui d'information à large audience, mettent à mal le pluralisme, d'autant que la plupart des propriétaires de chaînes d'info ont tout intérêt à s'aligner sur ce type de journalisme militant, qui fait le plein d'audimat, des millions de personnes qu'on envoie dans les bras du RN. V
oilà comment le choix éditorial des grandes matinales et des chaînes d'info a fini par devenir cette machine à fabriquer l'opinion, au lieu de produire de l'information, et d'éclairer les citoyens. L'information n'existe plus. Le sensationnalisme s'y est substitué, depuis des années déjà, mais cela va grandissant, faisant confirmer cette inquiétude de Zola, il y a plus d'un siècle: "le virus de l'information à outrance nous a pénétrés jusqu'aux os et nous sommes comme des alcooliques qui dépérissent dès qu'on leur supprime le poison qui tue" (5).
Ici, un double poison nous tue à petit feu: celui du fait divers à outrance, et celui de la haine. C'est cette ambiance de stigmatisation qui est celle de notre pays à un an des élections. Aujourd'hui, cette stigmatisation amène des individus montrés du doigt à finir sur un capot de voiture. Demain, c'est dessous qu'ils pourraient finir. Il est peut-être temps que la comparaison avec les années 30 s'arrête ici...
(1) https://www.lesinrocks.com/actu/voile-et-uniforme-ss-apres-ses-explications-laborieuses-olivier-galzi-rappele-a-lordre-185237-18-10-2019/
(2) https://www.publicsenat.fr/article/societe/pauvrete-un-etudiant-sur-deux-ne-mange-pas-a-sa-faim-depuis-le-debut-de-la-crise
(3) https://www.estrepublicain.fr/faits-divers-justice/2021/04/27/une-tres-violente-agression-raciste-a-dole
(4) https://www.courrierinternational.com/article/reportage-les-jeunes-des-banlieues-frappes-de-plein-fouet-par-la-crise-de-lemploi
(5) Préface d'Emile Zola à Charles Chincholle, Mémoire de Paris, cité par Gérard Noiriel dans Le venin dans la plume