
Ah, la "valeur travail", vieille lune de droite (et plus extrême) pour fustiger, dénoncer, villipender une gauche prétendument oisive. Gérald Darmanin, coutumier du plagiat aux littératures néofascistes- on rappellera son obsession contre l'islamogauchisme, dont la construction sémantique fait peu de doute- ou le "problème juif" sous Napoléon dans son dernier livre- n'a pas manqué d'être fidèle à lui-même, enfin surtout, aux idées. des autres (les plus rances, de préférence). Aussi fustigeait-il, dans le dernier Parisien, la "gauche de la paresse".
Cette gauche qui ose s'ériger contre un peu plus de travail pour combler un déficit aisément compensé par 2% de taxes sur les superprofits.
Cette gauche qui a a le culot de réclamer un peu plus de temps libre, celui que l'on consacre à ses proches, à ses parents, à ses enfants, à la vie associative, à la culture et à la nourriture de l'esprit, source de meilleure santé.
Cette gauche infâme, déjà suspecte, il y a peu, de ne pas aimer les cravates (et pourquoi pas le sarouel??!), se rend désormais coupable de fénéantiser la société, en plus de la "bordéliser" - puisque par nature, le couteau entre les dents, la bave aux lèvres, le gauchiste est un fauteur de trouble né, trop occupé qu'il est à ne rien foutre. D'ailleurs, à ses heures (trop) perdues, le gauchiste paresseux orchestre des prises d'otages. Les rescapés du Bataclan doivent rire jaune.
Alors pourquoi cet énième emprunt sémantique à une droite extrême qui a fait ses preuves dans l'abject? Parce que le néo-libéralisme brutal qui sévit actuellement, écrase les opprimés, et fait passer ses défenseurs pour des hordes de sauvages dépoitraillés, partage une vision commune, avec l'extrême droite classique et historique: ériger le travail en horizon indépassable, en valeur suprême, et criminaliser les forces progressistes. En temps de crise, l'un, comme l'autre, se sont d'ailleurs alliés contre le Front Populaire, lorsqu'il fit passer ses horribles lois sociales, que je rappelle rapidement: les congés payés, la limitation du nombre d'heures hebdomadaires/journalières travaillées, et des conventions collectives plus démocratiques, et les ferments de ce que De Gaulle fera plus tard appliquer sous l'égide du PC (que la droite d'alors respectait d'une tout autre façon): la Sécurité Sociale. Mais qu'en est-il réellement, de ces grévistes? Sont-ils d'horribles preneurs d'otages qui veulent plonger la France dans la maladie de la flemme gauchiste? Ou est-ce un combat transpartisan, qui dépasse les clivages politiques, et traduit un mécontentement global?
Le graphique ci-après semble parler de lui-même. Mais pour discréditer un mouvement fort de 70% de la population, il faut savoir user d'abjections, et s'armer du pilier médiatique pour diffuser le venin de la diffamation. Comme le faisait en son temps, le pétainisme, qui avait interdit sous l'Etat Français tout droit de manifester. Un autre rêve macroniste, en passe, peut-être d'être réalisé, si l'on en croit les dernier projets de lois de la majorité...

Le fascisme des années 40 est avant tout libéral. Il faut le rappeler sans cesse. C'est même le laboratoire du management moderne, car l'idée était de rendre l'Etat productif rapidement, efficacement, et l'homme providentiel était un travailleur zélé, loin des prolos bolchéviques qui ne pensaient qu'à leurs privilèges. Dans Libres d'obéir, Johan Chapoutot dresse une analyse très fine des ferments du management moderne, de sa brutale application dans l'Allemagne Nazie, et de sa survivance dans le capitalisme moderne, américain et européen. Il y évoque notamment les néologismes, et la sémantique déshumanisante qui sont désormais entrés dans la langue managériale ("masse salariale", "ressources humaines"). Il se demande, entre autres questions:
« Comment une société politique libérale, unique et inédite dans l’histoire humaine, peut-elle tolérer, dans le domaine économique, des pratiques si fortement antagonistes à ses principes fondamentaux? Le «management par la terreur» et l’aliénation quasi absolue d’individus réduits à un simple «facteur travail», à une pure «ressource humaine» ou autre «capital productif», ont été acclimatés dans nos sociétés au motif, ou au prétexte, de la «mondialisation» et de sa réalité concurrentielle. »
C'est une bonne question. Comment en est-on arrivé là? Et comment faire croire (c'est là le tour de force) que la Startup Nation est un progrès sociétal, quand elle reprend la philosophie managériale d'un autre temps, tout en voulant déconstruire, pierre après pierre, les acquis sociaux? Sa tendance totalitaire, réifiante du travail, et conditionnant l'acceptabilité même d'un citoyen à son seul statut de travailleur, sont autant de caractéristiques de cette nouvelle ère du monde du travail, technocratique et amputée de toute dimension humaine. Le fascisme le faisait à sa manière, le management le fait à la sienne, paré des plus grandes vertus, comme le mérite - une valeur exaltée, là encore, par les deux camps...
La comparaison s'arrête évidemment ici. L'idée n'est pas de mettre un trait d'égalité entre les deux, bien qu'un pont idéologique de plus en plus évidente -et c'est inquiétant- se dessine. A l'Assemblée, nombre de lois sont passées sous cette tacite complicité. La réforme des retraites, c'est un peu tout cela: l'imposition d'une pensée, d'une idéologie et d'un système tout entièrement tourné autour du travail, quoi qu'il en coûte. Ce projet de société, semble-t-il, a été expérimenté un peu partout. Seuls les feignasses de français ont un peu tardé. Ce qu'on sait moins, c'est qu'en Suède, l'instigateur de la réforme des retraites (et son passage à 65 ans) regrette lui-même en avoir eu l'idée: explosion de la pauvreté chez le troisième âge, et inégalités à tous les étages. C'est ballot. Des gauchistes paresseux avaient sonné l'alerte aussi là-bas, il y a dix ans...

Le trou prétendu du système des retraites (ce n'est qu'une des 4 hypothèses comme le rappelle le COR, et c'est un déficit relatif), pourrait être comblé en taxant les multinationales et gros milliardaires de 2%. La fortune de Bernard Arnaud, 213 milliards d'euros, soit l'équivalent de 2 millions d'années de Smic, ne saurait trop souffrir d'une si légère ponction.

Pendant ce temps, plus de 800 personnes ont succombé à des accidents du travail contre 560 il y a dix ans. Le plus fort taux d'Europe. 25% des plus pauvres ne verront pas leur retraite, car ils seront décédés avant.
Mais tout ceci, le gouvernement le sait. C'est précisément parce que sa loi est massivement rejetée par l'opinion qu'il agite les drapeaux bolchéviques et brandit le danger de la maladie incurable de l'oisiveté. Coutumier qu'il est aux outrances, il ne lui reste plus que ça pour tenter de faire passer sa réforme.