Je me souviens des craquelures de la terre. J’habitais en banlieue parisienne. Au sud de Paris. J’avais 11 ans en 1976. L’été précédent, mon père était mort brutalement. Mon monde s’était écroulé, désertifié, asséché. La terre assoiffée de l’été 1976 faisait écho à ma détresse intérieure, à ma peur que tout ne s’écroule, que le monde disparaisse. Que les quelques arbres, fleurs et serpents qui vivaient dans ce coin de l’Essone ou l’Orge passait, rivière banale et que j’aimais, ne s’en aille à tout jamais, comme mon père devenu poussière. Aujourd’hui, en ce moment même, l’inquiétude est de nouveau brûlante, elle me hante. Ce monde va disparaître.
Je vois une terre, celle de l’endroit où je vis maintenant s’assécher, se fissurer, craqueler. La faune et la flore souffrir et s’éteindre en silence.
Depuis une semaine, je n’entends plus les oiseaux chanter dans le petit bois où je vais me promener avec mon chien pas loin de chez moi.
« Chez moi … »
Nulle part je ne serais chez moi. Partout où j’irais, je verrais à quel point l’humain est le pire prédateur que la terre n’ait jamais connu. André Leroy-Gourhan dans « Le Geste et la Parole » (trois tomes) avait écrit, en 1964, une année avant que je vienne au monde et que j’ai lu durant mes études de sociologie, des mots qui me sont restés en mémoire. Les voici tels que je m’en souviens : la technologie et le langage ont fait de l’humain un être aux possibilités incroyables. Sapiens a fabriqué des outils, un langage et, longtemps après, l’industrialisation et ce qui l’accompagne (des mégapoles, des armes de destruction massives, des moyens de locomotion toujours plus rapides…). Tout cela l’éloigne de plus en plus du vivant, de son environnement naturel. Et Leroy-Gourhan, à la fin des 3 tomes qui composent « Le Geste et la parole » posait la question suivante : que deviendrons-nous lorsque nous nous serons définitivement dissociés de l’écosystème qui nous a permis d’advenir ? Quelle sorte d’humanité serons-nous ? Sapiens sera-t-il encore humain ?
Je fais partie de cette génération qu’on a divertit en lui faisant croire que les requins étaient des prédateurs incroyablement dangereux (le film « Les Dents de la mer », 1, sorti en 1975). En 1993, mon fils aîné avait 4 ans, le même mythe d’un prédateur ultime pour l’humain revenait sous un autre angle par ailleurs intéressant puisque c’était par le biais du clonage et donc de la science des humains que renaissaient les dinosaures.« Jurrasic Park », autre blockbuster américain, nous montrait comment nous risquions de tous mourir sous le joug des dinosaures ressuscités.
En 1997, avec « Men in Black », on tentait, avec humour, de nous dire que le pire danger pour l’humanité viendrait de prédateurs extra-terrestres. Ces différents films ont ramenés à leurs réalisateurs, acteurs et producteurs, des sommes colossales. Ces films nous ont distraits, on s’est amusé, on a eu peur, on a cauchemardé. On a jamais cru que tout cela était vrai mais on était « bercé ». En voix off on refusait d’entendre la voix lancinante qui nous disait :
« Continuez à vous tuer à la tâche, à participer à la vie économique, à submerger le monde de plastique, d’armes, de produits chimiques. Continuez à exploiter et à être exploité. Un jour peut-être que vos enfants vivront mieux que vous, c’est à dire avec plus d’argent. Et surtout ne cessez pas d’être un acteur économique car votre bien-être, ne l’oubliez pas, se mesure en PIB (Produit Intérieur Brut) ».
Car oui, je fais partie de cette génération à laquelle on a dit « quand on veut, on peut », si vous travaillez bien à l’école, si vous travaillez dur, alors, vous aussi vous aurez droit à votre maison avec jardin, piscine et climatisation car la réussite humaine occidentale (désormais mondiale) est jugée à l’aune de vos biens (bien ou mal acquis). Qu’importe le reste, vous sortirez du lot. Ah que les années 1980 étaient incroyables : Bernard Tapie était un exemple. L’arnaque, l’exploitation, la réputation via les médias et certains politiciens corrompus ou naïfs avaient fabriqué un mythe : celui de l’homme qui réussit, le mythe de l’exception. L’exception qui permet à la règle -celle de l’exploitation sans fin des autres hommes, femmes, enfants, et êtres vivants et ressources naturelles - de perdurer.
Le prédateur, qu’il soit requin, dinosaure ou extra-terrestre est un mythe qui nous plaît. Cela nous rappelle que la frayeur du prédateur ultime est aussi vieille que la peste, le choléra, ces épidémies qui ont décimés des millions d’êtres humains sur cette terre. Les puces des rats (pour la peste du moins) étaient bien plus dangereuses que les requins et les dinosaures mais d’un point de vue cinématographique, les puces, ce n’est pas très « bankable ». Les épidémies de peste se sont développées par le biais du commerce (1). Le Covid-19 s’est développé un peu de la même façon que d’autres pandémies, la circulation des humains via le commerce et les transports version 21ème siècle. Le prédateur était un virus. Et ce n’était pas au cinéma. Nous l’avons vécu en direct, non stop. Connaît-on d’ailleurs les origines du Covid-19 désormais ? Personnellement je n’arrive pas à savoir si un laboratoire chinois financé par des capitaux américains est dans la chaîne ou pas (2). Le Covid-19 était une sorte de prélude effrayant à ce que nous ne pouvons plus ignorer, à moins d’être dans le déni total et/ou aux mains d’une secte et/ou noyés dans des réseaux sociaux qui nous font perdre toute capacité à raisonner et à regarder la vérité en face. Nous sommes en train de sacrifier la planète qui nous a vu naître et tout ce qui l’habite avec. On pourra se divertir, aller au cinéma autant qu’on veut, c’est irrémédiable.
Entre tristesse et colère comment faire? Regarder ailleurs ? C’est ce que nous faisons depuis si longtemps. Nous avons une prédisposition incroyable à nous laisser bercer et divertir par des histoires. Et ce n’est pas en faisant un nouveau blockbuster américain (que j’ai trouvé moyen par ailleurs), « Don’t look up » (2021) que nous changerons la donne.
Les images de l’été 1976, celles des derniers étés et de celui-ci en particulier me resteront en mémoire jusqu’à ma propre fin. Mes enfants sont désormais adultes et il ne leur ai rien arrivé de grave. Je devrais être heureuse. Je devrais être de bonne humeur et continuer à vivre dans le déni mais cela m’est impossible. Non que je sois à ressasser et à pleurer. Non, je suis juste une humaine qui ne croit plus aux histoires qu’on lui a racontées. Je suis, 58 ans après les mots d’André Leroy-Gourhan, réaliste sur l’incapacité de l’humanité et des humains à se remettre véritablement en question quant à la destruction qu’ils engendrent vis à vis des autres êtres, toute espèce confondue. Et, ce n’est pas l’amour qui nous sauvera, référence à un film de 1997 : « Le Cinquième Elément ». Non, c’est la raison et la colère collective, l’action de tous, en même temps. Il n’y aura ni messie, ni sauveur car ce sont nous qui les inventons et ils ne nous ont jamais sauvés de quoi que ce soit d’autres que de nos peurs.
Dehors il fait 40 degrés, les oiseaux se sont tus, les arbres souffrent et j’ai mal. Si au moins nous étions comme les fourmis, à penser collectif… mais non, nous ne savons pas faire cela. Je vais aller remettre de l’eau dans la soucoupe pour les oiseaux qui ne viennent plus… au cas où certains viendraient malgré tout. Je suis une humaine et je fais partie de ce monde qui va à sa perte.
1- (La Grande peste, l'empreinte d’une tueuse, podcast en 8 épisodes (Perrine Kervran pour LSD, diffusé sur France Culture et accessible sur le site de Radio France)
2 - « Origine du Covid-19 : le rôle trouble d’une ONG américaine et d’un zoologue britannique », article de Florence Rosier publié dans « Le Monde » le 22 avril 2022.