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Billet de blog 1 janvier 2025

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Il est 5h Besançon - Le pèlerinage

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Il est 5h Besançon – le pèlerinage

Il est 5h et Besançon dort encore.
Il est 5h Besançon, et à moi aussi il me faut beaucoup de volonté pour me lever si tôt à cause de l’interminable fête d’hier soir.
Il est 5h Besançon, et je finis par sortir pour aller faire le même pèlerinage annuel : marcher à pas lents du 53 grande rue, mon domicile actuel, jusqu’au 53 rue Battant, mon premier domicile à Besançon dans les années 70, ça ne s’invente pas n’est-ce pas.
Il est 5h Besançon, et comme tous les ans au même jour et à la même heure, je croise plusieurs bandes de jeunes fêtards.
Il est 5h Besançon, et certains sont pressés de rentrer chez eux à cause du froid, et c’est à peine s’ils me voient passer.
Il est 5h Besançon, et certains vont à l’aveugle à droite et à gauche ou même à reculons, comme s’ils peinaient à retrouver leur chemin dans la brume du matin.
Il est 5h Besançon, et certains traînent comme de refus que leur longue nuit de fête s’achève, et les voilà qui essaient de la retenir en jacassant et riant, et en me souhaitant de leurs voix en chœur, que tout Besançon a dû entendre : – Bonne année Monsieur !
Il est 5h Besançon, et une jeune fille ajoute, comme d’un tendre clin d’œil à mon âge : – Et surtout bonne santé !
Il est 5h Besançon, et un groupe de jeunes éméchés me barre la route et m’encercle pour me faire la bise de bonne année, en particulier cette frivole, genre Elsa, qui appuie longuement ses lèvres sur mes joues et serre fort mes mains en lançant : – Ah mais vous avez les mains gelées, faut vous réchauffer !
Il est 5h Besançon, et certains, tout comme nous à notre époque, font un maximum de bruit exprès pour emmerder les gens heureux de ma rue, qui dorment encore d’un sage sommeil après une nuit de fête tout aussi sage, comme il convient aux gens heureux de n’en point abuser.
Il est 5h15 Besançon, et je prends cette photo après m’être pris la tête avec toute une bande de jeunes qui voulaient tous y être.
Il est 5h25 Besançon, et je suis à nouveau devant mon premier chez moi bisontin, au 53 rue Battant, juste en face de la fameuse Salle Battant où se tenaient tant de meetings, à une époque où le peuple de France débordait de générosité et de compassion envers toute l’humanité en souffrance, et elle en souffrait, l’humanité, de tant et tant d’inhumanité.
Il est 5h25 Besançon, et mon cœur bat très fort et quelques larmes menacent de me dénoncer si je ne me presse pas d’évoquer un souvenir joyeux de ce temps-là.
Il est 5h25 Besançon, et je salue le jeune rebelle de ce temps-là en lui rappelant qu’il n’y a pas longtemps, j’ai encore parlé de lui et de ses exploits.
Il est 5h30 Besançon, et je sors mon portable et je regarde la photo du couple que je viens de prendre et je lui dis : – Regarde, je viens de te croiser sur le Pont Battant avec ton amoureuse, t’en souviens-tu ?
Il est 5h30 Besançon, et je me mets à chercher les mots adéquats pour lui dire que le monde va plus mal encore que de son temps, et que les hommes s’aveuglent de plus en plus, comme pris de quelque malédiction qui ne se soigne pas.
Il est 5h30 Besançon, et finalement je n’en dis rien, je sors de ma poche un feuillet, et je lui dis que cette année j’ai choisi un poème de prison du grand poète turc Nazim Hikmet, dans lequel il explique que même dans les pires situations – ici c’est le cachot et la torture pour ce qui le concerne – il convient de toujours honorer ce qui est beau :
« «
Je suis dans la clarté qui s’avance
Mes mains sont pleines de désirs, le monde est beau
Mes yeux ne se lassent pas de voir les arbres
Les arbres si pleins d’espoir, si verts
Un sentier ensoleillé s’en va à travers les mûriers
Je suis à la fenêtre de l’infirmerie
Je ne sens pas l’odeur des médicaments
Les œillets ont dû s’ouvrir quelque part
Être captif, là n’est pas la question
Il s’agit de ne pas se rendre, voilà
« «
Il est 5h40 Besançon, et un jeune couple, serré l’un contre l’autre, s’approche soudain de moi, et le garçon me fait sursauter : – Est-ce que ça va, Monsieur ?
Il est 5h40 Besançon, et je leur réponds que ce n’est pas de chagrin que je pleure mais seulement de nostalgie du temps où j’avais leur âge.
Il est 5h45 Besançon, et je reprends ma marche pour rentrer chez moi, et déjà Besançon n’est plus le Besançon de tout à l’heure, et tout mon être est grisé d’une infinité de souvenirs aussi heureux que joyeux.
Il est 6h Besançon, et je me dis : quel beau voyage, et je mange ma soupe et j’essaie de m’encourager : tu vois, je vais bien, allez, il faut bosser maintenant…
Il est 6h30 Besançon, et le plus dur est de bosser après un voyage d’un demi-siècle, et avec toutes ces émotions qui me submergent, et surtout avec ma tête qui tournoie de souvenir en souvenir, et des souvenirs qui tournoient les uns autour des autres, telles ces nuées d’étourneaux qui se lancent parfois dans d’indescriptibles chorégraphies aériennes, à nous émerveiller tant le ciel prend des apparences féeriques qu’on le dirait ensorcelé par quelque magicien surgi des contes de ma si lointaine enfance.

MK, Besançon le 1er janvier 2025

Illustration 1
© MK

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