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Billet de blog 2 avril 2023

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Vol au-dessus d'un nid de coucou (Novillars) : L'horreur

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou.

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Chapitre 3 : l’horreur de la dame toute

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou. Cela dit, moi je n'y ai été qu'en observation, sans aucun traitement psy. Et déjà ça me rendait fou.
Je vous raconte :

Ce matin, vers 5h, je suis sorti de ma chambre pour aller aux toilettes. Mais à peine j’ai ouvert ma braguette que la porte s’est ouverte (ici rien ne ferme à clé, et pour cause). Devant moi, une dame se tenait toute nue. J’ai vite tiré la porte en m’excusant. Et quand j’ai fini et que j’ai rouvert la porte, elle était toujours là, et toujours dans sa tenue d'Eve : elle portait juste une large culotte blanche. Il me reviendra plus tard à l'esprit qu'elle avait sans doute un beau corps et de jolis seins, mais là ce n'était que le fantôme d'un cadavre ambulant. Et ça me terrorisait..
Et d’abord son regard : ce n’était pas un regard d’humain, de vivant. Et pourtant elle me fixait. Inutile de vous dire qu'à une telle heure de la nuit (et en plus il n'y a pas de fenêtre dans ce couloir), j'en ai été terrorisé. Qui est-elle? Qu'est-ce qu'elle fait là? Qu'est-ce qu'elle veut?  

Si bien que de peur, j’ai esquivé avec un sourire jaune, et je me suis dirigé vers ma chambre.
Mais elle m’a suivi. Alors je n'ai pas ouvert ma porte, et j'ai pris mon courage à deux mains pour lui demander si elle avait besoin d’aide. Et elle a juste bafouillé des trucs que je n’ai pu comprendre. Je me suis rapproché d’elle, et c'était plus terrifiant encore. Et je lui reposé ma question. Et alors je l’ai entendue murmurer : « je veux venir avec vous parce que suis perdue, je ne sais pas où je suis ! ». Je suis resté sans voix. Et elle a ajouté : « S’il vous plaît, gardez-moi avec vous!»
J’en ai connu des misères sur terre, y compris mon enfance misérable où l’on manquait de tout, mais jamais, jamais de ma vie je n’en ai connu de si grande ampleur. Durant ma longue vie aventureuse, j’ai eu maintes occasions de me sentir bouleversé par quelque événement singulier, mais jamais autant que là (à part à deux seuls moments, les plus tragiques de ma vie). 
C’est terrible de ne pas savoir quoi faire, en pleine nuit. J’ai mis une éternité à me décider, et j’ai fini par la faire asseoir sur un fauteuil isolé avant de lui dire d'une voix censée être rassurante mais qui tremblait comme la sienne. J'ai dit : « Ne vous inquiétez pas, on n’est pas en danger, on est dans un hôpital protégé ! ». Mais ça ne l’a pas rassuré pour autant. Alors je lui ai dit de rester assise  et d’attendre que j’aille chercher de l’aide. 
Elle a essayé de me retenir en s'agrippant à mes manches de pyjama, mais il n’y avait aucune force dans ses mains, ni dans ses bras. En fonçant, je l’entendais me supplier à voix plus audible : « Non non s’il vous plaît, pas eux, pas eux ! ». 
Mon cœur a saigné, et là il saigne encore plus en rédigeant cette chronique. 
J’ai traversé les couloirs à marche forcée, et j’ai vu la télé en marche et j’ai vu des personnes endormies, avachies dans leurs fauteuils devant la télé.
J’ai vivement frappé à la porte du bureau, mais la jeune femme n’a pas réagi. J’ai poussé la porte et ça l’a surprise. Du coup elle a enlevé ses écouteurs, et je lui relaté l’histoire d’une voix toute tremblante. Elle a hoché la tête et fait une mimique moqueuse en me disant : « Ah mais c’est rien, je vais venir dès que j’ai fini ».
J’ai rebroussé chemin, toujours dans la panique, à me demander dans quel état elle a dû se retrouver à elle seule dans ce couloir lugubre et sans fenêtre. Et à un tournant, je suis tombé sur un autre soignant. J’ai commencé à balbutier, mais il m’a coupé : »Non mais ça va, je l’ai remise au lit ! »
Je suis retourné dans ma chambre et j’ai pleuré, pleuré, pleuré. Ma tête ne cessait de me répéter que les siens doivent dormir chez eux de tout leur sommeil, sans savoir que la leur est dans un tel désarroi. 

Le lendemain je la voyais plus paumée encore dans la salle de télé. Et puis au milieu de l’après-midi, je l’ai à nouveau croisée près de nos chambres, et elle m’a demandé de lui ouvrir sa porte. Mais sa porte était fermée à clé.
J’ai retraversé la bâtiment pour leur demander de lui ouvrir, et deux soignantes m’ont répondu que je n’avais pas à m’occuper de ces choses-là. Et je suis revenu sur mes pas sans rien pouvoir lui dire.
Je suis rentré dans ma chambre et je me suis imaginé son mari, son frère, ou quelqu’un de sa famille. 
Et j’en ai pleuré plus que si c’était vrai...

Mustapha Kharmoudi, Novillars-nulle-part, le 18 mars 2023
Peinture La Folie, par Edvard Munch 

Illustration 1
La folie © Edvard Munch

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