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Billet de blog 2 octobre 2020

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Les chroniques de Besançon : Adieu à son Rémy

Elle me dit : J'ai lu ton poème d'aujourd'hui, j'aimerais bien le lire à l'enterrement d'un ami demain ! Je la fixe : Quelqu'un que je connais ? Elle ne dit rien, ou juste un vague peut-être de la tête et d'un peu plus de tristesse. D'un peu plus de tendresse aussi. Ou de nostalgie. En elle, tout est entremêlé.

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Les chroniques de Besançon

Adieu à son Rémy

Elle me croise sur le pont Battant. J'essayais de prendre en photo l'émouvant soir qui tombe, sans y arriver. Elle me lance, comme pour me sauver la vie : J'ai déjà pris ça en photo, si tu veux je te les envoie ! Je la regarde avec soulagement. Je regarde son regard, un regard plein de tendresse. Mais chez elle tendresse et tristesse sont exactement synonymes : de vraies jumelles. 
Elle me dit : J'ai lu ton poème d'aujourd'hui, j'aimerais bien le lire à l'enterrement d'un ami demain ! Je la fixe : Quelqu'un que je connais ? Elle ne dit rien, ou juste un vague peut-être de la tête et d'un peu plus de tristesse. D'un peu plus de tendresse aussi. Ou de nostalgie. En elle, tout est entremêlé. 
Je lui demande de me le lire à haute voix, là sur le pont. Un peu pour la gêner, mais surtout pour vérifier comment sa voix gênée peut faire corps avec mes mots. Pour moi, mes mots c'est toujours de nouveaux mots quand ils me reviennent par les voix des autres. Que ce soient des voix volontaires ou des voix hésitantes. Elle s'exécute la mort dans l'âme, et sa voix est d'une belle chaleur. Alors je lui dis : J'ai une autre version pour toi! Je la récite de mémoire, de mémoire incertaine. Elle trouve que c'est mieux. Je lui dis que je la lui enverrai...
Et on se quitte.
Comme toujours.
Avec elle, il n'y a jamais besoin de parole, et c'est bien. Il y a des gens qui par trop me peinent de leurs peines, et sans la moindre précaution. Mais elle, non : elle garde ses peines pour elle. Et moi il me suffit de convertir les miennes en rimes que déjà elles ne sont plus des peines. Et souvent mes mots deviennent aussi les peines des autres, et alors par je ne sais quel mystère, ça me console des miennes. Comme si les miennes n'étaient plus miennes. Et par le même mystère je me mets à me peiner des peines des autres que je retrouve dans mes mots, comme si les peines des autres étaient totalement miennes... 
Nous nous croisons souvent, elle et moi, au bar le Marulaz. En général elle se contente d'un regard, un bonjour, un sourire triste à mourir qui fait naître en moi un je ne sais quoi qui me chuchote à l'âme : Reste loin d'elle, sinon c'est des peines à te noyer de peine...

Je continue ma marche en repensant au quatrain. La version que je viens de lui réciter est celle-là même qui s'agitait dans ma tête hier, lors de ma balade sur les quais de Strasbourg et de l’Helvétie. La lune était là, pleine, trônant de tout son envoûtant mystère sur le flanc de la colline, entre la citadelle et Morre. En marchant, je la montrais à toutes les personnes que je croisais, car elles lui tournaient le dos. Le petit garçon en moi aime toujours à partager son trop plein d'émotion. Certaines personnes ont fait montre de quelque joie, d'autres ont esquissé l'habituel sourire, entre moquerie et envie. Je le connais, ce sourire entre chien et loup si j'ose dire, j'en ai l'habitude. J'ai la franche et belle habitude des réactions de nos semblables devant mes états d'âme indisciplinés. Je les heurte ou les réjouis quand la vie me déborde, sans limite. Et j'accepte de bonne grâce qu'ils réagissent comme bon leur semble : disons que c'est le prix que je consens à payer en échange de ce rare privilège. Et que l'on se le dise : très souvent les gens ne m'en tiennent guère rigueur, au contraire. 
A part quelques uns, tel ce joyeux alcoolique qui n'arrête pas de me menacer d'avoir manqué de respect à sa joyeuse amoureuse. Pff...
Et pendant que je longeais les quais sombres avec la lune en hypnotiseuse, un couple dans l'âge est arrivé en face de moi. Je ne les distinguais pas parce qu'ils étaient du côté sombre de la lumière (pardon Nico), mais je leur ai dit avec autorité que ce n'était pas normal de tourner le dos à une si belle lune. Et alors l'homme m'a lancé : Ah oui on l'a vue, Mustapha ! Je me suis hâté de me plaindre de mon téléphone qui s'est totalement endormi dans ma poche, et alors il a volé joyeusement à mon secours : Ok, je vais prendre des photos et je te les envoie. 
Et j'ai continué mon chemin avec ce quatrain dans la tête, embrouillé par cet adorable Nico, mais surtout par cette lune à la fois perpétuellement nouvelle et éternellement pareille. Si bien que ça faisait confusion, et si bien que j'en étais tout confus, tout confus. Mais bon, comme toujours les mots et les émotions ont bien voulu reprendre leur place dans ce petit abri de mon âme blessée. D'où le quatrain avec la photo.

Illustration 1

Après le troublant échange avec la troublante fille du pont Battant, je poursuis mon chemin, quelque peu alourdi de ce regard qui s'est insinué en mon âme et inconscience. Une toute petite dose de mélancolie, avec une infime pincée de tendresse. Juste ce qu'il me faut pour rester présent à cette humanité blessée.
Et déjà il me tarde d'être chez moi pour colmater cette vulnérabilité de quelques mots qui réchauffent.
Mais à mon arrivée, le réveil du téléphone m'avertit de plusieurs messages. Dont celui de cette autre amie qui m'écrit de son Maroc lointain, comme en écho à quelque poème ou chanson que nous aurions échangés par quelque passé lointain, très lointain. Elle dit en arabe (je traduis) : Oh que jamais nous n'aurions dû quitter notre jeunesse !
Et j'entends en moi toute sa peine, ses peines. Toute la peine du monde..
Je reste figé, de peur qu'au moindre mouvement, tous mes petits moi se brisent en mille morceaux. J'essaie d'oublier la peine de ma lointaine amie, je n'y arrive guère. J'essaie d'oublier le regard de la fille du pont Battant. Mais le regard de la fille du pont Battant s'agrippe de toute sa mélancolie à tout mon être, comme ces regards indescriptibles de réfugiés qu'on a sauvés de justesse en haute mer, et qui mettent longtemps avant de se rendre compte que les mains qui les ont sauvés sont bien réelles. Et non imaginaires comme peuvent l'être toutes ces mains qui peuplent leur imagination sans jamais leur être d'aucun secours.
Mais voilà : peu à peu toutes ces petites choses de rien finissent en grosse tempête dans ma tête. C'en est même trop, comme chaque jour, comme depuis toujours. Et il en est qui s'étonnent que je sois tout le temps à fleur de peau, à me blesser de ces petits riens qui jonchent mes chemins de vie...
Je me lève lentement, avec la prudence d'un grand malade, je vais vers mon bureau, je m'assois, et j'écris : C'est ma vie. D'autres mots me viennent, décousus, incertains, curieux, indisciplinés, surtout indisciplinés. Puis plus rien. C'est peut-être l'heure de l'extinction des lumières là-haut dans ma tête. Il est quelle heure déjà, je me dis.
Je souligne "C'est ma vie!". Deux fois, on ne sait jamais. Ma tête m'incite à le faire une troisième fois, mais je refuse en me moquant de ma tête. Il faut dire qu'elle est toujours comme ça, ma tête, du genre à avoir peur qu'elle et moi on oublie une si petite phrase: "c'est ma vie". Comme si c'était le code de je ne sais quel coffre à trésor...
Je regarde ma vie soulignée. Deux fois.
C'est toujours ainsi, ma vie, je me dis.
Et ça a toujours été ainsi, ma vie, je me dis.
Et déjà je vais mieux...
Mustapha Kharmoudi, Besançon le 1er octobre 2020
Photo Nico Szuchendler 

Illustration 2

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