I – Envoi
Il est 5h et Besançon dort encore. Et c’est mieux que Besançon dorme encore vu que c’est dimanche et qu’il fait un froid de canard. Du moins quand tu t’arraches de ton lit au chaud pour te jeter dans la gueule du loup… euh… dans ce fichu 0° auquel ton corps n’est pas encore habitué parce qu’on a eu un bel automne en été indien.
Et du coup, je ne m’attarde pas trop, je fais le contrôleur pressé qui vérifie à la hâte que tout est en ordre : la rue, le pont, le quai et surtout le Doubs, je dis surtout parce qu’en ces temps le Doubs est d’une humeur à fleur de peau, un rien de pluie là-haut dans le Haut-Doubs et hop tu ne pourras pas passer par là ou là ou là.
Ma rue aussi est pareille : là elle est sereine, mais dans quelques petites heures, tu y reviens et hop, la voilà la plus frivole, du genre plus belle que moi tu meurs, et plus encore avec ces illuminations de Noël. Et que dire de tous ces badauds en m’as-tu-vu, ou encore as-tu-vu la jolie robe dans la vitrine avec des aaaah à n’en pas finir. Du style aaah si j’avais encore l’âge de la porter, ou pire encore avec un aaah aussi fort qu’aigu du genre aaaagh si j’avais des sous.
Bref là, on est seuls, ma rue et moi. Et tout ce que je me dis en moi, elle l’entend distinctement. Et moi j’aime soudain m’arrêter, comme là, juste avant le pont, et ne plus bouger pour entendre le silence de ma rue. Sauf que là, à l’instant, ma tête fait un boucan du tonnerre… aah mais avance bon dieu, j’ai froid aux pieds j’ai froid aux mains et surtout aux oreilles ah mais pourquoi t’as pas pris un manteau avec capuche… Bref les petits soucis des gens heureux qui t’empêchent de rêvasser avec tout Besançon rien qu’à toi…
II – La routine
Et donc vous avez compris : je fais au plus pressé ma tournée de veilleur de nuit, de fin de nuit, et je retourne chez moi. Ma tête n’a qu’une idée en tête : retourner au lit. Mais bon, que je lui explique, ça ne se fait pas, d'autant que j’ai du boulot qui attend.
Et du coup la voilà partie pour m’emmerder à mort. Un peu comme quand tu refuses d’acheter une glace à ton gosse en pleine fête foraine, t’auras beau lui répéter ah mais regarde le grand nuit, tu parles il s’en fout.
Là c’est pareil. D’habitude c’est ma tête qui s’occupe de l’intendance : réchauffer la soupe et le pain qui va avec, préparer cette fichue cafetière qui ne marche que si tu la fais pencher à peine à gauche. Ah et puis chauffer la bouillotte, la bouillotte.
Et une fois que mon corps a eu sa dose d'énergie pour la matinée, je me pose sur ma chaise, je sirote mon café et j’ouvre le petit carnet pour me décider du travail prévu pour aujourd’hui.
III – Le sourire
Et aussitôt je tombe sur les dates que j’ai notées. Souvent à la hâte, et donc du n’importe quoi. Et puis je vois une date isolée et encadrée. - C’est quoi déjà, je demande à ma tête? - Ah mais tu sais bien… - Je sais bien quoi? - Ben le beau sourire… - Quel sourire? - Comment ça, quel sourire, me dis pas que t’a déjà oublié le plus beau des sourires…
Et aussitôt ça me revient, et aussitôt je me moque de ma tête, ah toi, un sourire sur une photo améliorée et te voilà avec des plans sur la comète. Et ma tête qui se vexe : quoi, et toi, tu te crois mieux… ben quand-même, je ne m’affole pas pour si peu… Et ma tête qui me rit au nez : ah ouais, moins au moins je vois le sourire de mes propres yeux, mais toi… mais moi quoi… toi mon p’tit gars, une ou deux petites phrases écrites en italien au milieu d’un message en français, et ça y est tu chavires… quoi je dis en riant d’un rire forcé… ben oui, une phrase du genre « Anche tu, hai un bel sorriso, un sorriso da bambino », ou pire, un rien de : « Mille baci », et te voilà déjà jeune homme sur le pont des soupirs à Venise avec ta belle italienne qui te hurle des « ti amo » juste en bas de la rue… et toute l’Italie l’entend, depuis Florence et la Toscane jusqu’à Naples, Capri, Pompéi et surtout Positano oh oh tu te souviens de Positano et ce petit restaurant en haut face à la mer, qu’on dirait la meilleure vue du monde…
je m’énerve et je dis à ma tête : arrête de te moquer de moi comme ça, et laisse-moi retourner à mon vrai travail.. et ma tête qui répond : t’as qu’à raconter ce qu’on vient de se dire, tu verras que les gens aimeront… quoi, je réponds sur le cul, tu te fous de ma gueule, ce genre de trucs entre toi et moi c’est débile, ça ne se raconte pas…
Et je ferme la porte au nez de ma tête, et je retourne à la cuisine pour me faire un grand café, et tout le temps que le café coule, ,je ne cesse de hocher et hocher et hocher ma tête pour chasser de mon esprit ces histoires avec lesquelles ma tête aime à me parasiter. C'est toujours comme ça : ma tête s'ingénie à m’empêcher de faire mon vrai travail… comme si, à tant me voir perdre souvent la tête avec tout ça tout ça, ma tête avait peur d’un jour me perdre définitivement…
4 – La leçon
Quand on est le matin et qu’on doit travailler d’arrache-pied pour rattraper le retard, il n’y a pas pire empêcheur que notre propre tête, quand il prend à notre tête de nous détourner vers n’importe quoi. Et souvent tu ne peux pas ne pas l’écouter, ne serait-ce que quelques petites secondes… ou minutes, comme le ferait un psy…
Bref, là, à tant en avoir marre, je la prends de face (ma tête), les yeux dans les yeux, et je regarde encore le rendez-vous. Et soudain ça m’affole.
Écoute :
Il y a des gens qui ne savent pas te venir seuls. il faut qu’ils charrient derrière eux la moitié de la terre. Va savoir pourquoi.
Et du coup, tu as beau avoir un grand appartement, tu te demandes si ça suffit pour l’accueillir, elle et toute l’armée romaine en garde impériale qui, pour l’amener jusque chez toi, lui fera traverser la moitié de la terre… euh… depuis le quartier des Vaîtes, de l’autre côté du Doubs… jusqu’à la grande rue où tu habites, de ce côté-ci du Doubs… mais c’est pareil...
Et alors soudain ta tête se met à stresser un max, comme de vie ou de mort. Avec cette peur bleue qui se saisit vicieusement des comédiens de théâtre, à l’idée d’oublier leur texte une fois sur la scène, et en particulier tout ce qu’elle m’a dit à propos de la Méditerranée, qu’elle a nommée bizarrement Mare Nostrum, ou quelque chose comme ça en vieux latin, toi qui n’as stupidement appris que l’arabe le français et un peu d’anglais, non mais oh tu ne comprends pas quand je te dis que « la famiglia c’est la famiglia è così la vita! ». Je ne te dis pas l’angoisse…
Et si jamais tu protestes, soi-disant on est en France et tous deux on est censés nous parler en français, elle te balancera à la figure des propos qu’on dirait ces boulets que les Romains d’orient propulsaient sur les Sarrasins. Ou l’inverse. Du genre : « L'italien est la langue de mes prières, de mes bonheurs, de mes souvenirs napolitains, de ma grand mère humble [NDLR : j’adore le mot « humble » dans sa bouche, ça fait très noble], de mon grand père, pater familias. Une langue de couleurs [NDLR : contrairement à la langue de Molière], des cris des enfants [NDLR : contrairement à la langue arabe], de la misère des ruelles [NDLR : contrairement à toutes les langues du Tiers-monde], de la beauté et de la générosité [NDLR : contrairement à la langue de Shakespeare], aussi de ce lieu appelé par les Latins anciens: " la magna Graecia" la grande Grèce. Je suis napolitaine mais aussi Rome Antique [NDLR : romantique? Est-ce un lapsus ou un signe volontaire ?].
Et elle a conclu, écoute bien écoute bien, elle a conclu : « Baci, poeta !». Ah purée, j’irai apprendre l’italien rien que pour pouvoir entendre encore et encore, et même encore cette déclaration divine : « Baci poeta ! »
5 – leçon sur la leçon [NDLR : ça vous rappelle quoi déjà ?]
Évidemment je suis tombé sous le charme. Et j’ai voulu me mettre un tant soit peu à la hauteur. Et je suis allé en librairie pour acheter un livre d’un auteur italien – de Naples - que le libraire m’a conseillé : Erri de Luca, mais juste un tout petit livre (quelques petites dizaines de pages). J’en ai lu quelques feuilles, et je crois que ça dit déjà tout.
Et à la caisse, j’ai craqué pour un livre dont il est dit en pu qu’il est le meilleur livre sur l’art de la séduction. Mais finalement je n’ai pas eu besoin de l’acheter, puisque tout est dit en 4è de couverture. Je cite : « La Séduction : la plus belle arme du Pouvoir de tous les temps. Obtenez ce que vous voulez en manipulant le talon d’Achille de chacun : l’insatiable besoin de plaisir. La séduction est la forme la plus aboutie mais aussi la plus subtile, la plus intelligente du pouvoir. En amour ou en politique, ceux qui réussissent connaissent les rouages de la séduction un art, en somme, universel, inébranlable. De Freud à Kierkegaard ou d’Ovide à Casanova, Robert Greene tire de la littérature la quintessence de l’Art de la Séduction, en s’appuyant sur les vies fascinantes des grands personnages de l’histoire du monde. Il vous faudra créer du désir chez votre victime, jouer avec ses sentiments en alternant Plaisir et Confusion, puis vous faire désirer toujours plus… pour enfin exécuter les dernières notes de votre triomphe. ».
Voilà, je me sentais paré, prêt pour l’affrontement final. Si avec ça je ne réussis pas à la séduire, c’est que je suis vraiment en dessous de tout.
Sauf que, à l’échange suivant, elle a tout mis à terre. Et d’une seule phrase. Longue, bien sûr, comme il sied aux gens lettrés de faire de longues, trop longues phrases, afin que tu te perdes en route, et que tu demandes une explication. Laquelle explication sera encore plus longue. Elle, elle dira plutôt « dense », mais l’effet est le même : je m’y perds, je m’y perds, je m’y perds…
Écoute déjà la première salve : « toi, qui connais Naples [NDLR : je n’aurais jamais dû le lui dire de si tôt], as-tu déjà vu sur l’île de Capri [NDLR : ah purée : cet « as-tu » qui te tue net], la maison de Malaparte [NDLR : y a-t-il quelqu’un qui peut m’aider?], poète contesté où fut tourné d 'après le roman de Moravia [NDLR : Ah Moravia, passe encore], le Mépris de Godard avec Piccoli et Bardot? [NDLR : je savais que Piccoli devait être italien d’origine, mais je ne savais pas que Godard et Bardot l’étaient eux aussi], Et la villa de Tibere à Capri aussi? » [NDLR : si ça continue, je me porterai pâle pour le rendez-vous]. Surtout qu’elle conclue par cette formule mortelle : « Buonanotte, poeta. ». waouh !
Moi je ne connais pas, mais va le lui dire, toi, à ma tête qui ne cesse de répondre qu’elle connaît ci qu’elle connaît ça. Purée, et je la sais (ma tête) qui me lâchera au moment de l’affrontement en chair et en os si j’ose dire… euh… peut-être qu’elle ne me lâchera pas si c’est vraiment en chair, on verra...
Bref, je bricole des bouts de réponse, c’est bidon mais j’y glisse quelques mots savants, et elle n’y voit que du feu.
Sauf dans son domaine.
Je vous raconte :
Pour sauver la face, je lui ai écrit que j’aime beaucoup un auteur italien contemporain, Erri Luca. Et aussitôt elle a corrigé : « Erri DE Luca, oui, c'est un grand écrivain et j'ai tout lu de lui. J'aime aussi les romans de Elena Ferrante, surtout l'amie prodigieuse, ça me rappelle un peu mon enfance à Naples, c'est resté pour moi le paradis perdu. ». Et elle a ajouté, comme d’une promesse : « Voilà une belle invitation au voyage, un voyage onirique... ». Ah, on dirait que c’est en bonne voie...
Surtout qu’elle a conclu par cette phrase enivrante, grisante, envoûtante, hypnotisante : « Buonanotte a te ragazzo mediterraneo ! ». Aïe aïe aïe !
6 - KO debout
Par la suite, j’ai essayé de lui étaler mon intérêt pour l’Italie, notamment celui de ma jeunesse lointaine. Mais déjà c’est si loin dans ma mémoire, et elle en a profité pour me mettre KO debout.
Écoute :
Elle connsait tout, elle sait tout, et à la fin elle m’a écrit, en guise de conclusion: « Ah, Monica Bellucci, il fantasma assoluto della donna italiana di tutte le donne! ». Et comme je suis resté longtemps bouche-bée, sans rien répondre, elle a mis fin à la discussion avec un magique : « Buona giornata ragazzo del Mediterraneo ! ». Oh là là, oh là là, oh là là, c’est sûr que ma journée va être des plus belles, grâce à son sublime « Buona giornata », alors qu’est-ce que ça va être avec : « ragazzo del Mediterraneo ! ».
Et le lendemain, elle a récidivé. Je lui ai écrit un petit mot tout en retenu sur le film « Le facteur » avec Philippe Noiret dans le rôle de Pablo Neruda, que déjà la fusillade ravageait tout. Elle m’a écrit : « Massimo Troisi! C'est un acteur que j 'adore. Décédé trop tôt, napolitain oui, Noiret incarnant Pablo Neruda et parlant un italien mâtiné d'espagnol. L'île, je la pense plus près de la Sicile, Salins peut-être.
Ça m’a coupé le souffle. Et puis avant que je n’aie retrouvé la respiration, elle a mis fin à l’échange en me martyrisant pour le reste de la journée. Et peut-être même pour toute ma vie. Et va savoir comment ça va se passer quand on se verra, si j’arrive à trouver la force d’y aller… sans compter le moral...
Elle m’a écrit : « Poeta, ti saluto. Buona giornata, ti penso ».
Et si vous ne comprenez pas, ce n’est pas grave, je préfère garder ça pour moi tout seul, ça ne sert à rien de mêler les gens à des choses intimes de ce genre… tu comprends ?
MK, Naples… euh… Besançon le 1er décembre 2024

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