L'autre Prophète, roman historique (extrait)
(...) C’était aux aurores, un vendredi. Le petit Ahmed dormait profondément quand la voix sourde de son père lui parvint de la cour. Il sursauta et se rassit promptement. Ouvrit les yeux, puis les frotta comme pour chasser le noir de la nuit noire. Il marmonna quelque formule d’obéissance, et esquissa d'un acquiescement las de la tête.
La voix se tut alors pour laisser place à des bruits familiers : son père, porteur d’eau de son état, préparait ses outres et sa chamelle pour affronter une journée spéciale, une journée de rude labeur.
Le petit garçon s’en détourna, et concentra son attention sur la respiration régulière de sa grand-mère qui partageait sa petite chambre. Puis se rallongea sur la petite nappe à même le sol ; et s’y engonça tout en repliant méthodiquement ses jambes pour mieux faire tenir son maigre corps dans sa tunique d’enfant. Il tenta vainement de retrouver le rêve qui le berçait quelques instants plus tôt : un rêve peuplé de guerres et de bravoure.
Mais le répit ne fut que de courte durée : à nouveau la même voix grave le sermonnait, le sommait de se lever sans plus attendre. Il répondit d’une voix lâche, sans chercher à la porter hors de la chambre.
Sa grand-mère lui parla alors d’une voix entremêlée de fermeté et de tendresse :
- Lève-toi, mon enfant…
- Grand-mère, je n’ai pas envie d’y aller. Les enfants se moquent de moi, tout le temps, tout le temps…
- Ce ne sont que des imbéciles ! dit la vieille dame d’une voix soudain plus enragée. Il n’y a aucune honte à gagner honnêtement sa vie… Et puis, donner à boire aux gens, n’est-ce pas une bonne action auprès d’Allah le Grand…
- Mais toi-même tu lui reproches souvent de ne pas exercer une activité plus honorable…
- C’est juste pour le stimuler quand il est en proie au découragement…
- Il n’a pas besoin de moi ; d’habitude il se débrouille tout seul…
- Oui, mais aujourd’hui c’est une journée spéciale, qui rapportera Inchallah bien plus qu’une semaine ordinaire…
Oui, Ahmed savait que c’était un jour d’intense pèlerinage. Comme tout chiite, il connaissait la vie des imams, leurs pensées, leur mort violente ou leur divine disparition pour échapper à un sort funeste.
Ce jour-là, les habitants de Koufa se rendraient à Nadjaf où avait été tué l’imam Ali. Les plus téméraires pousseraient jusqu’à Karbala, en souvenir du martyre de l’Imam Hussein, fils de l’imam Ali et petit-fils de Mahomet. Mais on pouvait aussi se recueillir, pleurer ou même se flageller sur les tombes d’autres descendants du prophète, qu’une étrange malédiction avait décimés par l’épée-même des musulmans, par la haine de ceux-là que le prophète avait pourtant comblés de gloire. L’histoire nous rapporte que cette chasse aux sorcières avait été si impitoyable que les rares rescapés n’avaient dû leur salut qu’à une fuite éperdue vers les Indes à l’Est ou le Maghreb et l’Andalousie en occident…
Triste retournement de l’histoire : une religion qui dévore un à un la propre progéniture de son propre fondateur…
- Allez ! Lève-toi avant que ton père ne se fâche pour de bon ! conclut la grand-mère.
Dépité, le petit Ahmed hocha la tête et se redressa non sans une infinie souffrance, tel un jeune palmier qu’on essaie d’arracher à sa terre et qui s’y agrippe de toutes ses racines. Il se traîna laborieusement hors de la chambre.
Là, dans la cour à ciel ouvert, un vent frais l’attaqua par traîtrise et fit trembler tous ses membres. Il recula, s’adossa au mur et se laissa glisser jusqu’à se recroqueviller totalement sur lui-même.
Il faisait encore nuit : son regard caressa paresseusement le ciel, et s’attarda sur les rares étoiles qui résistaient encore à la pâle lueur du si proche point du jour. Il repensa à son parrain Aboulfadl qui était passionné d’astrologie, et se demanda confusément quel sort lui réservait le Ciel. Mais aussitôt il se remémora que le même Aboulfadl lui avait prédit le meilleur de ce que le Ciel avait de meilleur à offrir aux hommes. Il sourit à cette pensée, et dans sa tête de petit garçon, il se vit déjà le plus farouche des guerriers du Samaawa, ce désert infini que les caravanes craignaient plus que les disettes.
De tous les héros de l’ancienne Arabie, c’est à Antar qu’il aimait le mieux s’identifier. Maintes fois n’avait-il pas entendu relater son épopée par des conteurs et des troubadours sur toutes les places de Koufa.
Antar, le fameux poète et guerrier de ce que les musulmans nommaient à tort la Jahiliya - l’obscurantisme. Né d’une liaison bâtarde entre le Seyed d’une noble tribu arabe et une esclave noire d’Abyssinie, Antar avait de ce fait même un statut d’esclave. Du moins jusqu’au jour où sa tribu avait été attaquée et défaite par quelque ennemi héréditaire. Son père, qui le savait fin guerrier, lui avait ordonné de prendre part à la bataille. Mais Antar avait sèchement répliqué que les esclaves avaient vocation à garder les bêtes, et non à se battre. Alors le vieil homme lui avait dit avec autant d’autorité que de désespoir : « Korr, fa anta horr ! » - Bats-toi, et tu es libre !
De Antar lui-même, ses poèmes traverseront les siècles pour entretenir la flamme de cette étrange et singulière fierté qui habite l’âme exclusive des Arabes ; mais de son père, seule cette parole, aussi concise que rimée, sera inscrite dans le patrimoine des sentences.
Évidemment, comme dans toute bonne légende qui se respecte, on raconte qu’Antar avait aussitôt transformé la défaite en victoire, se défaisant ainsi définitivement de sa carapace d’esclave, pour ne plus jamais vêtir que l’étoffe du guerrier légendaire. Et du poète mythique !
Pendant que son père s’empressait de boucler ses préparatifs, le petit garçon, lui, rêvassait à la geste d’Antar. Il imaginait son héros au milieu de la mêlée, son épée tranchant les têtes au gré de ses voltiges macabres. Il en ressentit un immense bonheur, et ses lèvres murmurèrent le vers approprié :
La moitié de mon sang me vient de la noble tribu des Abs
L’autre moitié je me charge de l’anoblir à coups d’épée.
Mais en vérité, ce sont deux autres vers qu’il chérissait intimement. Ne lui avait-on pas dit que c’était là la plus haute des cimes que pouvait atteindre, en même temps et en harmonie, la bravoure des Arabes et leur plus belle éloquence. N’était-ce pas d’ailleurs à ce titre que l’ode d’Antar avait été inscrite en lettres d’or et suspendue sur les murs de la Kaaba, à la Mecque.
Le petit garçon inspira profondément et le récita à haute voix, autant pour se le remémorer que pour le faire entendre à son père :
Je t’ai revue en mémoire quand les lances fusaient sur moi
Et les éclats des épées dégoulinaient de mon sang
J’eus alors aimé apposer des baisers sur tous ces sabres
Qui scintillaient tel le brillant de ta bouche quand tu souris
- Quoi ? fit Hussein sans arrêter son remue-ménage. M’as-tu parlé ?
- Non, père, non ! fit-il d’une voix toute peureuse.
Au même moment, la chamelle s’arrêta de boire et blatéra en secouant énergiquement son long cou. Le bruit de la bête et quelques gouttelettes d’eau sur son visage arrachèrent alors brutalement le petit garçon à sa torpeur.
Il se ressaisit et s’efforça de suivre les va-et-vient de son père, mais il ne pouvait guère que les deviner à cause de l’obscurité qui s’incrustait encore…
Et quand son père eut tout fini, il le saisit par les bras et le porta sur le dos de la chamelle accroupie.
- Accroche-toi ! fit le père de sa voix la plus brute, tout en ordonnant à la bête de se redresser.
Auparavant, Ahmed adorait accompagner ainsi son père, aussi bien pour aller chercher l’eau, que pour la vendre dans les quartiers riches : sillonner les belles ruelles de Koufa à dos de chamelle lui procurait un immense plaisir.
Il rêvait même de devenir porteur d’eau à son tour, et son père commençait déjà à l’y préparer.
Mais depuis qu’il avait grandi et pris conscience que c’était un vile métier, il n’en voulait plus. Pire, il s’était mis maintenant à mépriser son géniteur et sa situation…
Ils quittèrent le quartier pauvre de Kinda pour aller remplir les outres à la Source Bénie. Puis ils se dirigèrent vers le quartier qui leur était assigné par les Abdan As-saqaa, la puissante corporation des vendeurs d’eau.
Après avoir sillonné quelques rues, ils se postèrent devant le portail d’une maison cossue, et Hussein s’écria :
- L’eau ! Bonne famille, voici l’eau !
Aussitôt deux esclaves noirs arrivèrent en courant. L’un d’eux dit dans un arabe approximatif :
- Il faut à mon maîtresse quatre les outres aujourd’hui…
- Ha ha ! répliqua Hussein un sourire moqueur aux lèvres. Impossible ! Aujourd’hui, tout le monde a besoin d’eau avant d’aller honorer les imams martyrs… Demain ! Demain Inchallah je vous en apporterai « quatre les outres », ha ha !
- Mais mon maîtresse a dit les quatre il faut ! protesta le second.
Vexé d’être ainsi pris à partie par des esclaves, Hussein se moqua :
- Quoi ? Ta maître et ton maîtresse seraient-ils plus musulmanes que les autres ? Ha ha ! Puis plus sérieusement : Il ne me souvient guère les avoir vus un jour en procession…
Les malheureux esclaves ne saisirent rien de ces invectives entre Arabes ; ils se contentèrent d’échanger entre eux dans leur propre langue.
Cependant, de derrière le muret, le maître de maison, un notable des plus respectés de Koufa, avait, lui, tout entendu.
Il s’avança d’un pas assuré, la tête bien redressée sur son corps rondouillet, et dit sur un ton méprisant :
- Sont-ce tes origines ou ton noble métier qui t’autorisent à parler ainsi des gens respectables ?
La charge était rude : l’homme, sans la moindre précaution, lui notifiait qu’il n’était qu’un homme sans valeur. Surpris, Hussein baissa la tête ; c’est qu’il avait une conscience aiguë de sa position sociale, et surtout qu’il tenait à son gagne-pain. Il s’en voulut d’avoir franchi les limites de ce que la société assignait aux simples vendeurs d’eau. Aussi, il tenta de se rattraper :
- Ce n’est pas cela que je voulais dire…
- Et qu’est-ce que ton éducation de vendeur d’eau t’aurait permis de dire au juste ? rétorqua son interlocuteur.
- C’est-à-dire que… que… euh… Je vous supplie de pardonner mes… cela ne se reproduira plus… je vous le promets…
Loin de vouloir en rester à ces plates excuses, le notable poussa son avantage :
- Alors, laisse-nous les quatre outres…
- Non ! Pas quatre, juste deux, comme d’habitude. Je m’en excuse ! Mais demain à la première heure, vous en aurez quatre ! Sans faute, noble Seyed, sans faute…
- Non ! C’est aujourd’hui que je les veux, et c’est maintenant que tu vas me les donner…
Hussein sentit son cœur palpiter dangereusement : ce genre de conflit ne lui réussissait guère. Il se dit qu’il ferait mieux de céder, et qu’il aurait tout loisir de s’en plaindre aux responsables de sa corporation, lesquels sauraient lui rendre justice.
- C’est d’accord, noble Seyed, c’est d’accord ! J’irai vite en rechercher pour les autres…
On aurait cru l’incident clos, mais en vérité, un autre face à face, bien plus violent, se dessinait derrière cette scène somme toute assez banale entre riches et pauvres.
Le fils du notable apparut à son tour, et s’avança vers le petit attroupement, aussi digne et aussi fier que son géniteur.
Dès qu’il l’avait vu franchir le portail, Ahmed se faufila derrière la chamelle, le dos tourné à cette interminable scène d’humiliation.
Mais le garçon l’avait bel et bien vu. Aussi, il se posta à côté de son père, et dit à Hussein d’une voix forcée :
- Oui, mais pense à réparer tes fichues outres : elles suintent tellement qu’elles se vident à vue d’œil… Cette eau, est-ce pour la vendre ou pour nettoyer la crasse de ton fils ?
Ce faisant, il montra du doigt la cachette d’Ahmed.
Des badauds qui s’étaient arrêtés par curiosité se mirent à rire à la vue du petit garçon et de sa tunique mouillée.
Et le Seyed de s’esclaffer, le regard et la bouche emplis de fierté :
- Par Allah le Grand, c’est exact… Ha ha !
Ravi d’avoir réussi son coup, son fils poursuivit :
- Mon pauvre bougre, il ne faut tout de même pas que tu continues à voler les honnêtes gens en leur faisant payer le plein tarif pour des outres à moitié pleines… N’est-ce pas, père ?
- Ha ha ! Tu as raison !
- Ou alors on ne lui paie que la moitié du tarif… N’est-ce pas père ?
- Ha ha ! Tu as encore raison, fils…
Un peu plus loin, un peu plus tard, au moment d’une seconde tournée, deux autres garçons le virent tirer péniblement sur la bride de sa chamelle soudain réfractaire. Aussitôt ils le montrèrent du doigt, en riant et en s’écriant de leurs voix les plus aiguës, de leurs voix les plus méchantes : « V’là le porteur d’eau ! V’là le fils du porteur d’eau ! ».
Ahmed se mit alors à pleurer toute sa rage et tout son malheur. Son père le gronda violemment, mais rien n’y faisait : les larmes coulaient à flots, et certains passants s’en inquiétèrent.
Tant qu’à la fin, Ahmed dit :
- Père, il me revient à l’esprit que je dois aller faire une course pour grand-mère…
- Grand-mère ! Grand-mère ! s’insurgea Hussein, furieux que son rejeton fut capable d’inventer n’importe quel mensonge pour refuser d’apprendre le métier.
Il était sur le point de laisser exploser sa colère. Il posa l’outre, et se tourna vers son fils. Là, il vit alors que son visage était défiguré. Un regard plus enragé que le sien ; les yeux rouges du petit garçon brillaient plus encore à cause des larmes qui en dégoulinaient.
Il comprit que c’était plus que de la colère, plus que de la rage. Et il eut le réflexe de se retenir en détournant spontanément son regard, le temps de prendre la mesure des choses.
Au vu de son état, pensa-t-il alors, son fils allait lui être plutôt un handicap.
Aussi, il fit semblant de croire en son argument fallacieux :
- Allez va ! Va-t-en…
A l’âge de huit ans, dans les rues de Koufa, Ahmed était comme un poisson dans l’eau. Mais c’était à Dar Athla qu’il se sentait le mieux. C’était là qu’il avait sa bande de copains, avec qui il s’amusait, grappillait ça et là quelque chose à manger. Dans ce quartier, il connaissait toutes les places avec leurs conteurs et leurs charlatans attitrés, ou seulement de passage, le temps de haranguer la foule avant d’aller plus loin…
Il connaissait les marchands : les vendeurs de pain, en boutiques ou avec leurs petites charrettes, les bouchers, les vendeurs de caroubes à la voix nasillardes à cause de leurs origines persanes, les fabricants de celliers, les armuriers, les nombreux écrivains publics, les graveurs, les marchands de leben, les barbiers, les cordonniers, et les innombrables marchands de tissus.
Les marchands aussi étaient habitués à ces petites bandes parfois trop turbulentes mais qui refuse jamais un petit service en échange de quelques menues piécettes qu’on se pressait de convertir en pain ou en pâtisserie...
Ce jour-là, le petit Ahmed rêvassait en laissant ses pas le diriger inconsciemment vers son quartier de prédilection. Il sentait germer en lui un doux sourire de ce qu’il se retrouvait ainsi libre de faire ce que bon lui semblait. Comme à son habitude. Mais peu à peu, une sourde douleur prenait possession de son corps. Au début, il crut seulement que c’était le reliquat de quelques efforts excessifs fournis lors des chamailleries avec les garçons de sa bande.
Mais la douleur devenait si lancinante qu’il y reconnut bientôt ce qu’il ne connaissait que trop : la faim. Ce n’était pas la faim d’un repas que l’on a sauté, non, c’était le mal d’avoir été si peu nourri.
Et en pareille circonstance, ce n’est pas le ventre qui réclame sa part, c’est tout le corps, c’est chaque membre du corps qui vous tétanise et vous tord en tous sens.
Le petit garçon vivait dans un grand dénuement depuis sa naissance. Il ne pouvait compter sur son misérable père que son ingrat métier épuisait de jour en jour. Que pouvait-il lui rester pour nourrir sa petite famille et la chamelle une fois payées la location de celle-ci, mais aussi la conséquente contribution à sa corporation…
Pour se nourrir, Ahmed avait tôt appris à rendre de menus services aux marchands. Le reste du temps, privilège des enfants de pauvres, il avait tout loisir, du matin au soir, de flâner en toute liberté dans les rues de Koufa. Il échappait ainsi à la surveillance de sa grand-mère, vieille dame attentive mais malade, et de son père, trop occupé à faire face à la misère qui mordillait son foyer comme le désert, faute de pluie, mordillait insensiblement certaines plaines fertiles en bordure de Samaawa…
A cause de la faim, mais surtout à cause d’une peur sourde qui l’enserrait sans jamais qu’il ne s’en rendît compte, Il s’avançait maintenant comme s’il était drogué. Son regard vide penchait lourdement vers les pâtisseries que des garçons à peine plus âgés que lui proposaient aux passants. Ou encore vers cette profusion de fruits séchés étalés sur des nappes à même le sol : des dattes, du raisin sec, des figues sèches, des amandes, des noix, etc. Et même de-ci de-là des pommes et des bananes…
Il n’avait rien mangé de la journée, et n’avait pas le moindre sou ni la moindre idée de s’en procurer.
Il se montra en vain devant certains marchands dans l’espoir de leur louer ses maigres bras en échange d’une piécette.
Alors il poursuivit son chemin. Tout en veillant à toujours marcher du côté ensoleillé pour faire sécher sa tunique encore humide, il laissait son regard vagabonder sans guère s’attarder sur tous ces produits qui emplissaient les échoppes, à en déborder : toutes ces belles robes au tissu brillant et finement colorié que l’on importait d’Inde ou de Chine, des bijoux de toutes sortes en argent ou en or, des bagues à ravir, des bracelets étincelants, des colliers et des ceintures dorées. Oh, combien de hâbleurs ne nous avaient-ils pas maintes ravis par une ceinture dorée autour de la taille d’une belle.
Bientôt le petit garçon pénétra dans Dar Athla. Il devint aussitôt plus attentif, cherchant du regard les traces de sa bande, composée exclusivement de garçons de son âge et de sa condition, autant dire de « sans condition ». Ce n’est qu’au milieu de son petit monde qu’il se sentait rassuré face à l’incroyable agressivité du monde adulte. Ensemble, ils savaient être solidaires, et se portaient mutuellement secours.
Certes, la plupart des marchands les détestaient, et les chassaient comme on chasse les mouches. Mais il en était qui les prenaient en pitié, et qui savaient s’arranger avec eux. En échange d’un peu de nourriture, ils leurs confiaient de petites taches ponctuelles qui n’exigeaient aucune compétence ni aucune condition, à part des petits bras libres et du temps à perdre…
Ahmed s’avançait tout en cherchant vaguement l’un ou l’autre de ses compagnons de fortune.
De loin, il vit la rue des caravaniers et déjà il donnait libre-court à ses perpétuelles rêveries de voyage et d’aventures…
Au milieu de la ruelle, il vit un homme qui s’adressait à la foule. C’était un troubadour. Grand et robuste, il semblait peiner à retenir l’attention de passants indifférents. Tout en s’approchant, Ahmed était déjà subjugué par ses longs bras qui décrivaient de grands espaces circulaires, et par son index qui pointait fermement quelque lieu dans l’immensité de l’espace.
Ce ne pouvait être que de la poésie, pensa le petit garçon. Et il tendit attentivement l’oreille. Mais de là où il se tenait, le bruit de la rue ne lui permettait de saisir que quelques malheureux bribes de mots. Et malgré sa mémoire infaillible, il ne sut les ordonner pour retrouver le poème. Il se dit que ce devait être une qasîda – un long poème - dont il n’avait jamais entendu parler, et pressa le pas pour s’approcher.
Soudain, un vieil homme lui jeta une pièce et lui demanda de réciter l’ode d’Oumrou’l-Qaïs. L’homme sourit et s’empara de sa gourde pour boire une gorgée de vin. Puis il répéta cette célèbre sentence du prince poète : « aujourd’hui vin et demain affaire ». A l’époque on était venu informer Oumrou’l-Qaïs de la mort de son père en guerre alors qu’il était ivre. Et il avait dit « aujourd’hui vin et demain affaire ».
Mais un jeune homme à la barbe fournie et aux belles moustaches taillées s’en vint dire au troubadour :
- Tu n’es qu’un ivrogne, tout comme ton poète !
- Et toi donc un bon musulman ? répondit l’homme avec moquerie. Et comment distinguer le bon du mauvais ?
- Il n’y a qu’à voir ton état pour le savoir…
- Entre mon état et le tien, jeune homme, il n’y a qu’une moustache joliment taillée. Est-ce cela qui fait une meilleure religiosité ?
- Oui ! Mais il y aussi ce vin que tu ingurgites sans cesse, tout comme ton Oumrou’l-Qaïs
- Et alors, fit le vieux qui se tenait à l’écart, qu’est-ce que tu as contre Oumrou’l-Qaïs ?
Le jeune le regarda fixement et comprit qu’il avait affaire à quelqu’un d’important. Alors le troubadour en profita pour ajouter :
- Sais-tu que c’est Oumrou’l-Qaïs qui le premier a dit le verset du Coran : « si la terre tremble de son tremblement… »
- Blasphème ! fit le jeune tout en leur tournant brusquement le dos et en s’éclipsant.
Le troubadour ricana d’une voix rauque, puis il prit le temps de s’éclaircir la gorge avant d’entamer sa récitation :
Faisons une halte pour pleurer au souvenir d’une aimée
[ et d’une demeure…
Là-bas à Saqt-al-Liwa, entre Dakhoul et Hawmal…
Mais soudain, un homme poussant sa charrette déboula d’une ruelle adjacente, et s’avança en criant : « cédez le passage ! cédez le passage ! ». Le troubadour dut sauter en arrière pour ne pas être heurté, et sans même protester de l’affront, il ramassa sa besace et s’en alla.
Ahmed lui-même eut juste le temps de s’écarter quand l’homme faillit lui écraser les pieds tout en le couvrant de quelque vulgarité dont les Koufiens tout comme les Mecquois étaient friands. Il va de soi que le petit garçon n’y prêta aucune attention, habitué qu’il était aux rodomontades des adultes à l’encontre des enfants de pauvres qui encombraient en parasites les ruelles de Koufa et qui traînaient lamentablement tout l’ennui de la race humaine, dans leurs regards et sur leurs corps et leurs chiffons d’habits…
Au contraire, il se ressaisit et pressa le pas dans la même direction que le troubadour. Mais l’homme déjà disparaissait loin devant lui.
Il resta alors longtemps pensif : « Entre Dakhoul et Hawmal » répétait-il à voix toute basse, comme d’un chuchotement.
Depuis la première fois qu’il avait entendu ce vers, les noms des trois contrées citées ne cessaient de sonner dans sa petite tête d’enfant comme un mystère insondable. Le mystère des mystères. Où se situaient-elles ? Il ne le savait point. Le saurait-il un jour ?
« Entre Dakhoul et Hawmal » répéta-t-il à plus haute voix, comme si la sonorité des deux mots magiques pouvait lui révéler quelque secret indice… Dakhoul, Hawmal
Soudain, un marchand l’interpella :
- Hé, Ahmed ! Viens-là, vite !
- Qu’est-ce que tu me veux ?
- Va porter ces courses chez moi… Et ne t’avise en route de prêter l’oreille à tes maudits charlatans…
Il lui tendit un couffin et lui glissa dans la main une petite piécette.
(…)
« L’autre prophète », aux éditions les Impliqués, 2018
Agrandissement : Illustration 1