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Billet de blog 5 avril 2023

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Vol au-dessus d'un nid de coucou (Novillars) : - Un drame au réfectoire

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou.

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Chapitre – 3 : Un drame au réfectoire

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou. Cela dit, moi je n'y ai été qu'en observation, sans aucun traitement psy. Et déjà ça me rendait fou.
Je vous raconte :

Déjà dès le début, ma situation personnelle allait devenir assez limite dans ce truc insupportable où on mange. Je l’ai déjà décrit dans l’introduction générale à ces chroniques. Disons, pour faire vite, qu’on pourrait affirmer sans risque de se tromper que, de tous les « internés » ici, c’est le lieu lui-même qui est le plus fou.
Réfectoire en tête. Ici les tables individuelles sont installées volontairement de façon que je trouve assez vicieuse: personne ne fait face à personne : je tourne le dos à la personne derrière moi, qui elle aussi me tourne le dos à n’avoir que le mur en face d’elle ; la personne devant moi me tourne le dos, et la personne devant elle est tournée vers la droite, tout en tournant le dos à une autre personne derrière elle, qui elle aussi lui tourne le dos, etc.
Et last but not least, j’ai déjà de moi-même envenimé ma relation avec une partie du personnel. Et pour cause : comme je ne suis pas un gros mangeur (d’où ma bonne santé), et de plus je ne mange jamais gras, surtout le beurre. Or ici, je ne vous dis pas les plats souvent dégoulinants, et je sais que certains pensionnaires aiment beaucoup manger, comme pour compenser de n’être pas en vie.
D’autant que certaines situations me coupent l’appétit. Telle cette dame qui est juste derrière moi, et qui sans cesse crie d’une voix enfantine : « madame, est-ce que je peux vous aider ? ». Le plus souvent on lui dit non. Mais même quand on lui dit qu’elle pourrait débarrasser les tables quand on aura fini, elle recommence 10mn plus tard. Et même quand un membre du personnel n’en peut plus et qu’il la gronde fermement, elle recommence. Et encore et encore.  
Bref, ça n’ouvre pas l’appétit. Et donc le soir je me hâte de manger ma soupe avec du pain et un yaourt, et je quitte la table au plus vite. D’où des remontrances parfois excessives. Mais bon, ils ont fini par accepter mon comportement, et ma relation à eux s’est relativement améliorée, sauf avec un homme et une femme, qui sont partie prenante de ce drame.
Voici donc pour le côté « caprice ».

Mais venons-en au drame d’avant-hier.
Sur le côté gauche, mon regard tombe souvent sur une vieille dame très abîmée, et l’expression toujours renfrognée. Elle bougonne, elle râle, elle se plaint mais rien qu’à elle-même. C’est non seulement à te couper l’appétit, mais à te couper le moral pour toute une journée. Elle semble avoir une maladie mentale profonde et du coup j’arrive à rester quelque peu serein.
Avant-hier, elle a eu une crise : elle s’est mise à pleurer et à dire à haute voix qu’on lui a volé son pull bleu. L’aide-soignante lui a dit qu’elle n’avait pas de pull bleu, et elle, elle a continué à soutenir le contraire, en donnant des détails qui ne trompent pas. L’aide-soignante a cédé en lui disant qu’il doit être dans sa chambre, mais elle protestait toujours…
Bref, rien de tragique en soi. Sauf que c'est toujours pendant l'heure du repas.
Et puis il a fallu que ça dégénère, notamment à cause de moi, et j’en ai encore honte.
Je vous raconte :
Hier, au début du repas, elle a demandé à pouvoir manger sur « son » plateau. On lui a répondu que ce n’était pas possible. Et alors elle a insisté de plus en plus fort, si bien qu’une aide-soignante l’a engueulée sèchement en lui demandant de nous laisser manger tranquille. Mais rien à faire. 
Et plus elle pleurnichait, puis sa voix pleureuse se transformait, à me donner l’impression que ce n’était peut-être pas elle-même qui voulait un plateau, mais la petite fille en elle. Et cette pensée m’a tout de suite affligé. Et comme elle s’est mise à pleurer de plus en plus fort et en répétant la même chose, on a fini par lui apporter un petit plateau. Qu’elle a reconnu en disant : - Ben oui c’est celui-là mon plateau ! Sans pour autant s’arrêter de sangloter de plus en plus fort.
Je n’avais pas commencé à manger que déjà je quittais la table. Et je l’ai vue me regarder avec rage, un peu comme si elle protestait de ma lâcheté. Plus tard, je me suis dit qu’elle aurait peut-être aimé que j’intervienne, ou du moins que je la soutienne, ne serait-ce que d’un petit regard compatissant.
En sortant, j’entendais un sec rappel d’un homme du personnel qui m’intimait l’ordre de rejoindre ma place. 
Je suis sorti dans le petit coin parc, et j’ai essayé de me mettre dans la tête de la pauvre dame. Sans y arriver : il en faut de l’imagination pour pénétrer dans les méandres de ces mondes inconnus, où ce genre de personnes vivent dans le noir total…
Dix minutes plus tard, le même homme a pris sur lui, il est venu me chercher en me disant d’une voix plus avenante, que tout est entré dans l’ordre et que je pouvais retourner manger.
Et quand je suis revenu, elle n’était plus là. Comment manger avec l’idée qu’ils l’ont expulsé pour mon petit confort…
Et depuis cet incident, elle n’est plus revenue manger avec nous. Et quand je l’ai croisée à nouveau dans la grande salle, elle m’a foudroyé d’un regard qui confirmait mes soupçons. Et depuis, à chaque fois que je la croise dans les couloirs, je n’ose plus la regarder, je me dis que je l’ai peut-être privée d’un moment qui lui apportait un petit changement dans sa journée monotone et immobile…
Et je n’ai retrouvé un peu de paix qu’après avoir écrit le premier jet de cette chronique. Et encore…
Trois jours après, ils l’ont ramenée pour manger avec nous, mais avec un petit décalage qui me permettait de me restaurer un peu avant que ça ne dégénère à nouveau, puisque ça dégénérait à chaque fois...

Mustapha Kharmoudi, Novillars-nulle-part le 23 mars 2023

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