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Billet de blog 6 avril 2023

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Vol au-dessus d'un nid de coucou (Novillars) : - la vieille dame maghrébine

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou.

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La vieille dame maghrébine

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu et dans de telles conditions à vous rendre fou. Cela dit, moi je n'y ai été qu'en observation, sans aucun traitement psy. Et déjà ça me rendait fou.
Je vous raconte :

Aujourd’hui j’ai bossé beaucoup, et du coup ça m’a mis en retard pour la marche. Alors, histoire de gagner du temps, je me suis hâté d’être l’un des tous premiers à faire la queue pour les médicaments, d’autant que je n’avais à prendre que du Kardégic (pour la circulation sanguine). Mais allez savoir pourquoi l’infirmière m’a fait poireauter jusqu’à épuisement de la liste, en sachant que parmi nous, il y avait une bonne douzaine de personnes aux traitements lourds qui devaient avaler sous surveillance tout un gobelet ou une poignée de main pleine de cachets de toutes formes et de toutes couleurs (est-ce pour donner l’impression que ce sont des bonbons, et donc des récompenses, allez savoir). 
Bref, je traînais là depuis une demi-heure quand j’ai vu une vieille dame maghrébine arriver. Elle portait avec dignité une belle djellaba noire et un voile noir mais joli, style vieille citadine des grandes villes du Maghreb. Elle refusait d’avancer et encore moins de venir s’asseoir vers nous, mais l’aide-soignante l’y poussait d’abord gentiment puis de plus en plus fermement. Ou du moins l’empêchait de reculer.
Et quand c’était son tour, elles s’y sont mises à deux pour la forcer jusqu’à la devanture de la petite échoppe qui fait office de pharmacie. Et alors ça a été la galère parce qu’elle refusait tout, absolument tout. Elle parlait à voix très basse, et comme il n’y avait presque plus personne, je l’entendais répéter :
- Je veux voir mes enfants tout de suite ! 
Et comme on l’appelait par son nom, il m’est revenu qu’au moins deux personnes de mes connaissances le portent à Besançon. Ça a fait tout à coup étrange dans ma tête....
Et le plus étrange c’est qu’elle ne cessait de demander pourquoi elle était là, et qui l’y a amenée. Et alors s’en est suivi un dialogue des plus insensés.
L’aide-soignante : - Ce sont vos enfants ! La vielle dame : - Non, impossible, pas mes enfants ! L’aide-soignante : - Ils l’ont fait pour vous protéger ! La vieille dame : - Non, impossible, pas mes enfants ! L’aide-soignante : - Ils l’ont fait pour vous soigner ! La vieille dame : - Non, impossible, pas mes enfants ! 
Et ça s’allongeait, ça s’allongeait. 
Et je me suis levé pour faire l’impasse sur le Kardégic, donc je peux me passer plusieurs jours sans risque. 
Je suis sorti faire quelques pas dans l’enclos, la tête toute troublée par cette histoire. Comment pouvait-elle ignorer que ce sont ses propres enfants qui l’ont « internée » ici ? Ou plutôt dans quel état mental pouvait-elle être pour ne pas s’en être aperçue ? Pour ne toujours pas le réaliser ? Toutefois c’est un peu normal qu’elle réagisse ainsi : dans la culture maghrébine, y compris dans l’immigration, même vieux, même totalement dépendants, on a tendance à tout faire pour toujours garder les parents dans le foyer de l’un des enfants...

Et ça a recommencé le soir même, au moment du repas. Alors que nous venions de nous attabler, deux aide-soignantes l’ont emmenée. Et ça a été le calvaire pour moi. Mais surtout pour elle, surtout pour elle et oh combien. 
Je vous raconte :
Elle arrive sans sa djellaba, ni son foulard : elle porte juste un pyjama bleu très large, et les cheveux aux vents. Elle refuse de rentrer dans la salle, et elles s’y mettent à deux pour la pousser. Pas à pas. Elle n’a pas la force de se débattre, alors elle cède un pas ou deux puis s’arrête. Alors elles la lâchent, et elle, elle se met aussitôt à essuyer de ses deux mains les endroits où elles l’avaient touchée. Je connais ce signe, c’est celui d’une musulmane pratiquante qui ne veut pas que des mains « impures » la souillent. Ne serait-ce que des mains d’une autre musulmane comme elle mais qui n’aurait pas encore fait ses ablutions. J’aurais tellement voulu le leur dire, mais au vu des tensions énormes du personnel, j’ai choisi de m’abstenir. Je le dirai trois jours plus tard à une aide-soignante d’origine maghrébine, et je lui dirai aussi qu’il ne faudrait pas prononcer le mot « ramadan », sinon elle risquerait de s’entêter davantage, puisque on était en période de ramadan...
Et pendant les trois jours où je serai encore là, tout se passera exactement pareil : on l’amènera de force, elle protestera de sa petite voix en évoquant ses enfants, et le personnel devra tout faire pour lui faire prendre au moins ses médicaments. 
Et donc là, à la première fois, je l’entends répéter à trois reprises (et en français) : 
- Ça pue !
Elle le dira plusieurs fois et sur trois jours, ce qui me fera penser qu’elle devait peut-être faire allusion à la nourriture non-halal. 
En tout cas, là elle répète que ça puait et on lui répond invariablement que c’était bon pour sa santé. Et tout y passe, du genre : « -Madame Y, prenez au moins les médicaments, c’est bon pour votre santé ! ». Ou encore : « -Madame Y, il faut boire au moins un peu d’eau, c’est bon pour votre santé ! ». Ou encore : « - Madame Y, mangez un peu sinon vous allez encore être plus mal ! »
Mais elle, elle refuse tout, répétant les mêmes choses à qui veut l’entendre :
- Un : qu’elle veut que ses enfants viennent la chercher tout de suite.
- Deux : que ça pue dès qu’on lui rapprochait la moindre cuiller de sa bouche
- Et trois elle elle s’essuie – méticuleusement – partout où on la touche...
Et puis voilà : à force de résistance, le ton du personnel soignant finit par monter d’un cran. Sans plus se préoccuper que nous sommes là, nous autres, en train de manger, ou du moins d’essayer de manger. Et surtout sans plus se soucier qu’il y a parmi trois autres femmes qui sont tout aussi abîmées qu’elle, et qui nécessitent le plus grand calme pour ne pas déborder à leur tour.

Puis de guerre lasse, la « séance » devient encore plus vive, presque insupportable. Moi je n’ai avalé que l’entrée : des carottes râpées, et là je ne touche plus à rien. Mais je reste assis. Non seulement pour ne pas en rajouter avec mes soi-disant caprices, mais aussi sous la pression de cette fichue obligation morale qui m’intime l’ordre d’être témoin de cette haute peine humaine.
Je vous explique :
Face à la rude résistance de la vieille dame, l’infirmier craque, et alors le voici qui se met à la tutoyer en l’appelant par son prénom. Il la menace vivement d’appeler l’ambulance pour la renvoyer au SAMU. Et il est là à rager et encore rager : - Sois tu manges, soit on te conduit aux urgences et tu sais quoi, là-bas ils vont te perfuser ! Puis il baisse un peu le ton : - Alors prends au moins ton médicament ! 
Et ça a marché. Je la vois trembler tout en essuyant de ses deux mains partout où ses mains à lui la touchait, la « souillait ». Et elle finit par avaler la petite cuiller qui contenait je ne sais quelle drogue en liquide. Non sans dire avec dégoût : – Ça pue !
Et aussitôt le chantage reprend pour qu’elle mange quelque chose. - Tiens, mange juste une cuiller de soupe ! qu’il lui dit d’une voix retenue, avant d’exploser.
Et à nouveau ça terrorise la vieille dame, et à nouveau ça marche pour une cuiller de soupe. 
Et toujours ça recommence. 
Tant qu’à la fin, elle n’en peut plus. Elle a le regard avachi et l’air si épuisé que je finis par craquer à mon tour. 

Alors je me lève bruyamment, et je me mets à ranger tout aussi bruyamment ma vaisselle, avant de quitter la table. Et qu’importe de n’en rester qu’aux carottes râpées jusqu’au prochain repas. 
L’infirmier me voit, et après avoir esquissé vaguement un signe pour me réprimander comme il le fait à chaque fois, cette fois-là quelque chose l’en a empêché. Du coup il a juste grommelé quelque chose que seul lui-même pouvait entendre.
Je sors et je fonce marcher dans l’enclos d’un pas de plus en plus rapide afin de me débarrasser de ma souffrance. 
Je souffre du prix de son entêtement à ne rien prendre et à ne rien manger. 
Je souffre déjà du prix de son entêtement à réclamer que ses enfants viennent la chercher sur-le-champ. 
Je me dis que certainement elle les imagine arriver comme des sauveurs. Et que d’abord ils feraient un scandale pour venger leur mère. Et qu’ensuite ils la ramèneraient chez eux, là où elle vivait en toute quiétude avant que quelque méchant ne l’ait enlevée à leur insu. Le même méchant qui continuerait de la kidnapper dans ce lieu lugubre. Et toujours à leur insu. 
Et tous les jours que je la verrai, tous les jours elle s’entêtera à ne pas vouloir prendre ses médicaments. 
Et tous les jours elle s’entêtera à ne pas vouloir manger. 
Et tous les jours elle s’entêtera à réclamer les siens de toute urgence…

Mustapha Kharmoudi, Novillars-nulle-part, le 24 mars 2023

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