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Billet de blog 6 avril 2023

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Vol au-dessus d'un nid de coucou (Novillars) : une journée à te rendre fou

On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu dégradé et dans de telles conditions à vous rendre fou.

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Une journée à te rendre fou


On se demande comment on peut soigner les gens dans un tel lieu dégradé et dans de telles conditions à vous rendre fou. Cela dit, moi je n'y ai été qu'en observation, sans aucun traitement psy. Et déjà ça me rendait fou.
Je vous raconte :

D’habitude je ne peux pas commencer le travail à 6h du matin sans une marche d’au moins une demi-heure. D’où mes nombreuses chroniques « Il est 5h Besançon », que je publie de temps en temps. 
Mais ici il me faut faire avec la situation, et la situation ne me permet en aucun cas de reproduire mes rituelles de travail. Sauf la marche, et encore seulement aux heures d’ouverture de la « cour », un enclos exigu en demi-cercle de moins de 100 m de pourtour. 
Et malgré tout, je marche plus de 10 km par jour. Sans ces marches, je n’aurais rien pu écrire.  
Et donc ici je m’adapte : je me réveille de très bonne heure, et je me force à me mettre au travail, du moins tant que mon voisin de chambre ne se mette pas à lancer ses insupportables râles. Il n’y a qu’une petite cloison entre nos chambres.
Je vous explique : toutes les heures, de jour comme de nuit, il se lance pen­dant deux ou trois minutes dans des râles d’une voix étouffée qu’on dirait d’outre-tombe : « Aaaaaaah ouili ! Aaaaaaah ouili ! Aaaaaaah ouili ! ». Puis il s’arrête quelques minutes avant de reprendre à trois reprises. Puis une heure plus tard, ça recommence, etc. A part quelques heures de la nuit, sans doute parce qu’il doit être assommé par son traitement. Au début j’ai cru qu’il était d’origine maghrébine parce que « ah ouili » signifie en arabe « Oh mon malheur !». Mais j’apprendrai que non.
Bref, revenons à ma situation. 
Et donc, bien sûr, dès que les portes sont ouvertes, je me hâte de sortir marcher.
Comme ce jour. 
Sauf que ce jour sera totalement un autre jour.
Je vous raconte :

Je sors vite de ma chambre et je fonce vers la porte de ce couloir moche comme tout, ou plutôt moche comme tout est moche dans ce bâtiment qui ressemble à de vieilles boites en carton aménagées n’importe comment, comme après une guerre ou un tremblement de terre.
Je dis bonjour  - sans m’attarder - aux deux dames du personnel qui sont en pleine discussion. Certainement pour faire le point sur la longue journée qui les attend. J’arrive devant la porte qui mène vers le salon (un grand foutoir où la télé semble être la meilleure thérapie pour des personnes hautement abîmées et qui y séjournent du matin au soir). 
Mais la porte est fermée. Je regarde l’heure avec l’idée que j’ai dû me trom­per, mais je ne me suis pas trompé, normalement c’est déjà ouvert à cette heure-ci. 
Je reviens sur mes pas, et je demande aux dames pourquoi c’est fermé. L’une d’elle me répond sur un ton déjà ferme (le même ton de la discussion entre elles) : - ça sera ouvert dans 5mn. 
Je retourne dans ma chambre, et j’en profite pour corriger un petit texte. Vingt minutes plus tard, je me rends compte qu’il ne me reste pas assez de temps pour faire mes 3 km du matin. Je ressors, et les deux mêmes dames sont toujours là à s’activer. Je marche jusqu’à la porte du couloir, et je constate qu’elle est toujours fermée. Je me dis qu’il a dû y avoir cette nuit un drame ou quelque chose de ce genre, ce qui ne me m’aurait pas étonné. Je reviens sur mes pas et je demande pourquoi la porte est fermée. Et alors la même dame me répond sur un ton excédé : - M’enfin je vous ai dit que ça sera ouvert dans 5mn ! Je la trouve ridicule, et j’en profite en lançant, non sans un sourire moqueur : - Ah oui c’est vrai, excusez-moi, vous me l’avez dit il y a au moins 20mn ! Et c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Elle se lance dans une virulente diatribe, que je résume dans cette petite phrase : « C’est pas parce que vous êtes soi-disant écrivain et moi simple in­firmière que je vais m’écraser face à votre cynisme ! ». Je souris d’un sou­rire artificiel, comme pour enfoncer le clou, et ça l’énerve davantage. A franchement parler, j’en aurais certainement joui de plaisir si je ne savais que ça risquerait de retomber sur le premier patient – déjà abîmé - qui lui tomberait sous la main. 
Elle continue ses diatribes, et je retourne dans ma chambre sans plus rien dire. 
Par la suite, l’autre dame est venue me dire que c’est ouvert, et je suis allé faire une toute petite marche avant d’aller aux médicaments, pour prendre mon traitement mais uniquement en lien avec mon une hypertension qu’on nomme primitive (née avec moi). Et rien d’autre : sauf de-ci de-là du doliprane, à ma demande en cas de mal de tête...

Je reviens donc à l’endroit le plus déprimant : le hall où l'on nous fait prendre les médicaments. Juste à côté de la plus grande salle, celle où la télé braille du matin au soir. Et donc ici, il faut attendre environ demi-heure. Avec des personnes affaissées dans les fauteuils, pour une partie d’entre elles endormies sans qu’aucun des bruits de la cohue ne les perturbe en rien. C’est l’un des moments que je supporte le moins dans mes journées : la peine humaine s’offre à mon re­gard comme quand on doit, par temps de guerre, faire face à des corps éventrés des blessés.
Cela faisait un moment que je patientais, en échangeant quelques mots avec les mêmes personnes que je vois fumer sur la terrasse pendant que je joue au lion en cage qui longe la haute clôture en faisant des tours et des tours.
Et puis soudain l’infirmière de tout à l’heure, arrive devant moi et me lance d’une voix sèche : - Monsieur Kharmoudi il faut aller dans votre chambre, les infirmières vous attendent ! Je devine – mais sans aucune appréhension, ça va de soi - que je dois payer d’une manière ou d’une autre le prix de mon sourire moqueur. 
Et alors s’ensuit un dialogue inimaginable, en présence d’une dizaine de pa­tients et du personnel en charge des médicaments. Moi : - Pourquoi ? Elle : - Elle vous le diront ! Moi : - Ok, j’irai après mon tour de médicaments ! Elle : - Non, tout de suite !  Moi : - Non, ça fait déjà 1/4h que j’attends mon tour ! Elle : - Si ! Il faut y aller tout de suite ! 
Et là je perds mon calme, je ne supporte pas sa manière de me rabaisser. Et je lui rends coup pour coup : - Vous devriez prendre des vacances, vous en avez vraiment besoin ! C’était comme si je lui avais dit : - Allez vous faire soigner ! Elle me fixe en rage, sans doute sur le point de déborder encore plus. 
Et heureusement, l’infirmière des médicaments s’intercale en me disant que je ne perdrais pas mon tour. 

J’arrive dans ma chambre, et deux dames m’attendent avec une sorte de cha­riot de ménage, avec déjà une partie de mes affaires posées en vrac. L’une d’elle me dit d’une voix neutre : - On vous change de chambre, il faut vite ramasser le reste de vos affaires ! Je dis : - Mais personne ne m’a prévenu ! Elles ne disent rien. Je poursuis : - Est-ce que je peux le faire au moins après les médicaments et le petit déjeuner ? La réponse est non.
On se regarde comme des ennemis en guerre, avec ce sentiment d’avoir à faire à des personnes qui m’en veulent à un point tel qu’il leur faut m’expul­ser à la seconde. 
Je suis pris d’une envie jouissive de les envoyer balader. Mais voilà : tout à coup j’entends un vague râle. C’est celui de mon voisin de chambre.
Et soudain je prends conscience que c’est là une chance inouïe et inespérée de me débarrasser de la peine de l’immense peine de ce monsieur, peine qui qui me rappelle à longueur de journée et de nuit cette très vieille maxime persane qu’Anatole France avait ainsi résumée à propos du sort des hommes sur terre : « ils naquirent, ils souffrirent et ils moururent ». 
Et du coup je change de ton et je leur lance comme un gosse pressé : - Oui, oui, tout de suite, tout de suite ! 
Et je ramasse mes affaires en silence, et je les suis en silence, et je pousse mon chariot dans les couloirs en silence, et je prends l’ascenseur en silence, et je traverse un nouveau couloir en silence, et je rentre dans une chambre sombre en silence (alors qu’il fait déjà jour).

Je range ma chambre et je mets longtemps à reprendre le travail. Et encore, ça ne dure qu’une petite demi- heure. Alors je mets en voix un de mes textes en cours publication, je m’allonge sur le lit et je m’évade dans la vie du narra­teur de « Le rude labeur d’être soi ». 
En fin de matinée, on vient me chercher sur convocation du chef. Je me pré­pare mentalement à un vif affrontement : après tout, ce sont les chefs qui sont les responsables des conditions de travail déplorables qui mettent le personnel souvent à bout de nerfs.
En fait il n’en sera rien… il est très cordial. Et pour cause...
Mais de cela, je vous en reparlerai plus longuement. 

Mustapha Kharmoudi, Novillars-nulle-part, le 24 mars 2023

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© Mustapha Kharmoudi

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