Les chroniques de Besançon
Comment je me suis mis à honte
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Dans ma rue – piétonne et commerçante - il y a beaucoup de gens qui font la manche : des Roms, des gens des pays de l'Est, des Syriens, mais aussi des gens d'ici, des jeunes désœuvrés, drogués, alcoolos...
Je ne donne jamais l’aumône de main à main, je verse aux associations caritatives et je paie suffisamment d'impôts pour que les pouvoirs publics portent secours aux plus démunis d'entre nous.
Par contre, je donne une pièce à tous les artistes de rue : musiciens, chanteurs, jongleurs, plasticiens, etc. Et surtout à ce taiseux mais génial sculpteur qui passe des heures – sans dire un mot, sans regarder les passants - à transformer un tas de sable en un beau chien qui dort. Ce n'est pas de l’aumône : je paie des artistes qui enchantent mon oreille ou ma vue.
Malgré le grand nombre de passants dans une journée, les mendiants connaissent un à un les habitants de la rue. Ils ne leur tendent jamais la main, ils savent qui donne et qui ne donne pas. Le plus souvent, ils se suffisent du salut de bon voisinage. Et je dis toujours bonjour parce que ce sont mes voisins...
Hier vers midi, je rentre chez moi. Une dame "en gitane" me tend la main. Je lui lance mon éternel "désolé", mais cette fois-ci avec une certaine irritation car ce n'est pas la première fois qu'elle me demande l'aumône. Ça ne l'impressionne pas, elle me barre la route et me montre la vitrine: Je veux un croissant ! Nous étions devant la célèbre Brioche Dorée. Je l'esquive en râlant, je ne me retiens jamais pour montrer ma mauvaise humeur, comme je ne me retiens jamais pour montrer ma bonne humeur.

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Je fais trois pas et aussitôt je me fige. Quelque chose en moi vient de se détraquer violemment. Et m'empêche d'avancer.
Je me retourne, le regard de la dame continue de me fusiller. Je sais que ce n'est pas parce que je ne lui donne pas quelque sou de misère, mais parce que je me suis mal comporté envers elle, je n'avais pas à être si cassant.
Je reviens sur mes pas. Je me fige devant elle et je la fixe du même regard courroucé que le sien. Elle soutient mon regard, puis lâche en montrant la vitrine : Un croissant c'est 1€10! J'hésite, mais en moi ça proteste de partout. Je fais oui de la tête en baissant les yeux.
Nous entrons elle et moi dans la pâtisserie. Il faut faire la queue, quatre clients sont rangés devant nous. Elle s'impatiente, veut resquiller mais je ne bouge pas. Mon regard l'engueule fermement, elle grommelle et se remet à mon niveau. Puis toutes les trente secondes, elle me renouvelle ses remerciements dans je ne sais quelle langue de sa lointaine Tsiganie. Elle a dû deviner mes origines, car de temps en temps elle bredouille des mots "musulmans", mais dans une prononciation trop approximative.
Je ne lui parle pas, je reste dans ma tête. j'ai déjà assez de peine à faire face au drame qui se joue en moi.
Puis vient notre tour. Je salue le serveur, qui se trouve être le patron (je passe devant lui tous les matins à l'heure du laitier). Je lui demande de donner un croissant à la dame. Il voit que je suis renfrogné et il lui jette un regard de guerre. Il prend un croisant, mais la mendiante se ravise: Non, non, je veux ça ! Elle montre la galette comtoise. Elle me dit : c'est juste 1€30 ! Le serveur ne prête pas attention à son caprice, il met le croissant dans le sac en papier et lâche d'une voix autoritaire : Bon, ça va comme ça ! Il faut dire que six ou sept clients attendent derrière nous.
Ce qui proteste en moi explose alors. Je cède : Donnez-lui ce qu'elle veut ! Il s'exécute avec des gestes excédés. Il évite la première galette qui est brisée, et en prend une autre. Elle dit qu'elle veut la brisée. Il râle d'une voix méprisante: Évidemment c'est la plus grande ! La dame prend le sac, sort la galette, et mord dedans sur place. Le serveur ricane et me lance: Ah mon bon Monsieur!
Et soudain je comprends ce qui se trame en moi et ça me bouleverse. Je dis à haute voix, à l'intention de tous: - Quand j'étais petit, j'étais plus pauvre qu'elle !
J'aurais voulu expliquer mon drame à toutes ces bonnes âmes, mais voilà, je me sens incapable d'en dire plus. Alors j'opte pour un retrait pitoyable: je rentre chez moi, deux porches plus loin.
Et quand la jeune amie avec qui je devais manger est arrivée dix minutes plus tard, elle m'a trouvé dans un état d'effondrement indescriptible. Elle panique, sans doute s'attend-t-elle à ce que je lui annonce quelque drame dans notre entourage commun.
Elle m'empoigne de ses petites mains de pianiste et me fixe de son regard fauve -je la surnomme "barbare", elle est de ceux qui ont commis le terrible sac de Rome. Elle tonne : Quoi? Je bafouille que je suis bouleversé par un petit truc de rien du tout. Ça la rassure et elle se met en position d'écoute.
Je lui relate l'affaire dans le détail. Puis au moment de raconter ce qui s'est joué dans ma tête, je me mets à pleurer.
Voici : quand j'étais petit, je ne mangeais pas toujours à ma faim. Et comme je n'avais besoin que de peu de sommeil, j'allais à la mosquée pour la prière de l'aube. Je devais être le seul enfant à cette prière-là. Et à la sortie, il y avait un vendeur de beignets chauds. Je ne mangeais des beignets qu'aux grandes fêtes. Or là, pendant plusieurs mois, tous les matins un des hommes me payait un beignet. Jamais le même homme, mais tous les matins, tous les matins je rentrais chez moi avec la moitié du beignet pour ma mère... C'est assurément l'unique bon souvenir que je garde de mes années mystiques et pieuses, le reste tout le reste je l'ai jeté depuis belle lurette dans les poubelles de ma mémoire.
Quand j'ai fini de raconter ce lointain passé, je dis à mon amie: Tu vois, j'ai honte d'avoir oublié ce petit garçon-là!
Elle s'insurge : C'est faux, t'en parles tout le temps, tout le temps !
Nous partons au restaurant et nous mangeons dans une ambiance sereine. Enfin je dis sereine, mais avec elle c'est toujours passionné. Puis, une fois n'est pas coutume, elle m'emmène chez elle. Elle m'installe sur son vieux canapé, et me prépare un café corsé, comme je ne les aime pas.
Et elle se met à m'émerveiller en émerveillant son piano, tout en râlant sans cesse de ne pas s'être suffisamment entraînée ces derniers temps. On aurait dit des berceuses...
Puis très tard dans la nuit, l'artiste qui squatte chez moi... euh... qui est en résidence artistique chez moi, me réveille. On aurait dit qu'il a entendu un petit garçon faire un cauchemar...
Il me dit : Je vais te jouer un morceau que je n'ai encore jamais joué devant personne!
Il est quatre heures du matin, et c'est parti pour un enchantement du son du Oud pendant une bonne demi-heure.
Puis il s'en retourne dormir dans sa chambre.
Je reste éveillé, et je passe toute mon insomnie avec un petit garçon qui joue aux osselets, là-bas dans une cabane perdue dans sa tête qui est restée la mienne...
Moralité: Quand on vit une journée comme ça, c'est préférable d'en faire la dernière de sa vie...
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Ne convient pas que vous raconte
Comment me suis mis à honte
Et en quelle manière
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(Rutebeuf, 13è, le plus ancien poète français, mort dans la misère)
Mustapha Kharmoudi
Besançon le 7 décembre 2018