Le baiser du pont Battant

Quand je ne sais plus comment faire face à toute la violence que les hommes déversent sur les hommes
Quand le bruit de la fureur des hommes m’assaille tant et tant que je me perds à moi-même
Quand je n’en peux plus d’être un homme parmi les hommes, et donc autant responsable que tout homme des crimes que commettent les hommes à l'encontre des hommes
Et quand de toutes ces horreurs soudain un drame nouveau vient à me peiner de la plus haute de mes peines

Il me faut vite mettre noir sur blanc cette peine par peur que cette peine ne m’emporte à jamais dans son enfer de peine
Et c’est alors que par une sorte de léger autisme qui me vient de ma lointaine enfance, tout en moi se retire au plus profond de moi-même
Et c’est alors qu'au plus profond de moi-même, je me retrouve plongé dans le monde éthéré de mes souvenirs
Et c’est alors que dans le monde éthéré de mes souvenirs, ce sont toujours les souvenirs les plus noirs qui m’envahissent en premier
Et très vite mes souvenirs noirs accueillent d’autres souvenirs noirs comme dans un camp de réfugiés par temps d’impitoyables guerres que les hommes s'acharnent à faire aux plus faibles d’entre les hommes
Et alors les souvenirs noirs de tous les hommes pénètrent à leur tour au fond de mes entrailles, à en devenir les miens propres
Et tous ces souvenirs noirs me poursuivent dans ma fuite à travers la jungle noire de souvenirs noirs par une nuit noire
C’est là que je ressens le besoin urgent de vite mettre noir sur blanc ma peine par peur que ma peine ne m’emporte à jamais dans son enfer de peine

Mais je ne peux toujours rien écrire à cause du petit garçon en moi qui panique telle une frêle proie encerclée par une meute de prédateurs
Et c’est alors le jeune rebelle qu’il sera à vingt ans qui se hâte de venir à son secours
Et aussitôt le petit garçon se jette dans ses bras tout tremblotant de peur comme jamais il n’a eu si peur de sa propre vie
Et alors le jeune rebelle le fait asseoir sur ses genoux pour lui raconter une belle histoire
Et à nouveau le petit garçon lui réclame la même histoire que toujours il lui réclame
Et alors le jeune rebelle se met à lui raconter l’histoire de son premier baiser
Et déjà le petit garçon commence à s’émerveiller de ce que peut être un premier baiser
Et alors le jeune rebelle lui dit que c’était par un hasardeux soir de ses nombreux soirs festifs dans Besançon petite ville espagnole
Et déjà le petit garçon commence à s’émerveiller de ce que peut être un soir festif dans Besançon petite ville espagnole
Et alors le jeune rebelle lui dit que ce n’était pourtant qu’un baiser furtif sur le pont Battant
Et déjà le petit garçon commence à s’émerveiller de ce que peut être ce fameux pont Battant
Et alors le jeune rebelle lui dit qu'une jeune inconnue lui avait volé ce baiser-là par surprise avant d'aussitôt disparaître dans la foule des veille-tard de ce temps-là
Et aussitôt le petit garçon s’apaise en rêvant comme toujours je rêve à cette inconnue de mes vingt ans

Et c’est là que je ressens le besoin urgent de vite mettre noir sur blanc le souvenir de ma peine par peur que le souvenir du baiser du pont Battant ne la fasse fuir à jamais 
Et aussitôt le petit garçon me tend son amulette d’enfance pour éclairer mon chemin
Et alors seulement je peux retraverser dans la plus claire des clartés cette même jungle noire des plus noirs de mes souvenirs
Et tout le long de mon errance, mots et rimes se mettent à voltiger dans ma tête pour dire au plus juste tout ce que je ressens des souffrances et du désarroi des hommes
Et alors seulement l’inspiration commence à m’envahir autant de son doux parfum que de son amère mélancolie

Et c'est seulement alors que je peux enfin commencer à écrire
Mais toujours il arrive qu’à nouveau ma plume trébuche de quelque trop de peine
Et alors pour retrouver le courage de faire face à la peine des hommes, tout en moi repense intensément au baiser du pont Battant
Et alors je reprends l’écriture
Mais toujours il arrive qu’encore et encore ma plume trébuche de quelque autre trop de peine
Et alors pour retrouver le courage de faire face à la peine des hommes, je finis par sortir en pleine nuit pour aller saluer le pont Battant
Et aussitôt tous mes beaux souvenirs du pont Battant me reviennent comme d’un pré fleuri par bel été
Et au milieu du pré fleuri par bel été, ce baiser-là brille plus que tous, tel le coquelicot de mon enfance lointaine
Et à nouveau je retrouve la force de faire face à la peine des hommes 
Et à nouveau je retourne chez moi et je reprends l’écriture
Et toujours ça recommence

Mustapha Kharmoudi
Photo by MK : Pont Battant, Besançon