Dialogue avec la mort (1)
Et la mort me dit : pourquoi toute cette précipitation à quitter la vie, alors que tu y vivais dans un doux bien-être ?
Et je dis à la mort : certes c’était une vie de bien-être, mais à trop avoir peur qu’un cheveu de peine ne me peine, mon bien-être ne fabriquait plus que des souvenirs aseptisés et insignifiants
et la mort me dit : et pourtant c’est bien de ce bien-être douillet dont tu as longtemps rêvé du temps où tu manquais de tout
et je dis à la mort : oui mais à la longue, je me suis aperçu que ce doux bien-être avait une vicieuse tendance à gommer de ma mémoire mes souvenirs les plus forts, et m’éviter toute émotion forte susceptible de perturber ma petite quiétude,
et la mort me dit : et c’est donc pour cette unique raison que tu as décidé de me venir de ton plein gré ?
Et je dis à la mort : oui je voulais à tout prix sauver mes souvenirs les plus forts, notamment ceux avec mon aimée et ceux de mon enfance et de ma jeunesse
et la mort me dit : et c’est pour cela que tu as précipité ta fin de vie ?
Et je dis à la mort : oui, j’avais de plus en plus peur que cette vie paisible et sournoise ne les efface à jamais de ma mémoire
et la mort me dit : toi tu as peur de la vie, et pourtant c’est de moi que les vivants comme toi ont peur, même ceux-là qui gagneraient mieux à se hâter de mourir plutôt qu’à s’accrocher à une vie qui n’a plus rien de vie
et je dis à la mort : c’est stupide d’avoir peur d’une hôte aussi belle et aussi chaleureuse que toi
et la mort me dit : oh comme c’est joliment dit par un poète, qui pourtant sait que les gens sont terrifiés rien qu’à l’évocation de mon nom
et je dis à la mort : c’est juste qu’ils ne te voient pas aussi belle que je te vois moi-même, là à l’instant où tu acceptes de donner refuge aux plus beaux de mes souvenirs
et la mort me dit : en vérité il n’y a que les poètes comme toi qui me voient belle telle que tu me vois
et je dis à la mort : et les autres, ils te voient comment quand il leur vient l’heure de se présenter devant toi ?
et la mort me dit : aux yeux des autres, je suis telle que leur terreur leur fait imaginer la mort en faucheuse impitoyable, alors même que s’ils se donnaient la peine de méditer sur le sens de leur vie, ils sauraient que c’est plutôt la vie qui leur est impitoyable
et je dis à la mort : pour moi je me sens si bien avec toi comme quand j’étais si bien avec mon aimée
et la mort me dit : et pour cause, à voir ta musette bien remplie, il doit y avoir dedans au moins la moitié de tes souvenirs avec ton aimée
et je dis à la mort : détrompe-toi, ma musette n’est remplie que de mes plus beaux souvenirs avec mon aimée
et la mort me dit: quoi, n’as-tu pas eu d’autres beaux souvenirs en dehors de ton aimée ?
et je dis à la mort : si, j’en ai eu plein, mais aucun beau souvenir jamais ne me revient qu’à travers mes souvenirs d’elle, comme si elle avait vécu auprès de moi tout ce que j’avais vécu sans elle
et la mort me dit : et comment peut-elle y être, alors qu’elle n’y était pas ?
Et je dis à la mort : mon aimée s’y était installée d’elle-même grâce à ma manière d’avoir été moins présent à la vie réelle mais plutôt dans le monde de l’imaginaire et de la poésie. Si bien que mes souvenirs sans elle sont devenus, à la longue, d’abord des souvenirs avec elle
et la mort me dit : bon, veux-tu me montrer tes souvenirs que je puisse moi aussi m’en enchanter ?
et aussitôt la musette s’ouvre, et aussitôt tous mes souvenirs de mon aimée se mettent à voleter en lucioles au-dessous de nous et autour de nous
et tour à tour la mort tend la manche large et légère de sa robe, exactement comme celle de mon aimée, et aussitôt une luciole s’y pose avec une infinie préciosité
et la mort étale délicatement sa manche sur la table à côté du bouquet de fleurs que mon aimée déposera sur ma tombe
et tour à tour la mort s’extasie : oh quel beau souvenir, oh quel beau souvenir !
Mais il n’en sera pas ainsi pour tous
A un moment la mort tend la manche large et légère de sa robe, exactement comme celle de mon aimée, et aussitôt une luciole s’y pose avec une infinie préciosité
et à nouveau la mort étale délicatement sa manche sur la table à côté des verres de vin que mes amis boiront à mon adieu
mais cette fois-ci la mort s’inquiète : non mais là, tel que je vois ce souvenir, c’est plutôt un mauvais souvenir. Regarde : là tu as 7-8 ans dans ta vallée natale, et tu tombes du haut d’un figuier, et tu souffres le martyre pendant qu’on te transporte à dos d’âne jusque chez toi, et tu resteras allongé presque tout l’été, terrorisé à l’idée de ne plus jamais pouvoir marcher comme il sied à un enfant de ton âge de toujours gambader à travers champs et prés de ta vallée
Et je dis à la mort : c’est juste que tu regardes ce souvenir tel qu’il était avant que je ne l’aie raconté plus tard à mon aimée. Et qu’alors pendant que je peinais à lui raconter chaque détail éprouvant de ce souvenir éprouvant, tout le temps mon aimée me consolait, me caressait les cicatrices sur ma tête, sur mes bras et sur mon dos. Si bien que ce n’était plus un mauvais souvenir, mais plutôt un des plus beaux.
Et la mort me dit : mais comment un tel souvenir a-t-il pu devenir des plus beaux ?
Et je dis à la mort : là c’est du mauvais coté que tu le regardes
Et la mort me dit : comment peut-on le voir autrement alors ?
et je dis à la mort : regarde, je tourne à peine la luciole et vois de tes propres yeux que quand j’étais tombé de l’arbre, aussitôt mon aimée avait accouru, et m’avait consolé avec ce baiser inoubliable, exactement comme celui qu’elle me donnera bien des années plus tard quand on se rencontrera pour la première fois
et la mort me dit : oui je la vois qui te donne ce beau baiser
et je dis à la mort : regarde, et mon aimée m’avait aidé à me relever et à marcher jusque chez moi
et la mort me dit : oui je la vois qui t’aide à te relever et à marcher jusque chez toi
et je dis à la mort : regarde, et tout le long du trajet, je ne souffrais même pas, sais-tu pourquoi ?
Et la mort me dit : et pourtant tout vivant blessé comme tu étais blessé est censé souffrir
Et je dis à la mort : je ne souffrais pas, uniquement parce que j’étais empli d’une émotion indescriptible à cause de mon bras nu qui entourait le cou nu de mon aimée. Exactement comme quand on se rencontrera pour la première fois bien des années plus tard, et qu’on marchera ainsi, mon bras nu autour de son cou nu
et alors la mort s’extasie : oh quel beau souvenir, oh quel beau souvenir !
et tour à tour la mort tend la manche large et légère de sa robe, exactement comme celle de mon aimée, et aussitôt une luciole s’y pose avec une infinie préciosité
et la mort étale délicatement sa manche sur la table à côté des poèmes que mes amis liront en mon hommage
et tour à tour la mort s’extasie : oh quel beau souvenir, oh quel beau souvenir !
Mais il n’en sera pas ainsi pour tous
A un moment la mort tend la manche large et légère de sa robe, exactement comme celle de mon aimée, et aussitôt une luciole s’y pose avec une infinie préciosité
et à nouveau la mort étale délicatement sa manche sur la table à côté de cette chanson que cette artiste chantera a cappella au moment de me mettre dans ma tombe
mais cette fois-ci la mort s’inquiète : non mais là, tel que je vois ce souvenir, c’est plutôt un mauvais souvenir. Regarde, tu n’étais plus avec ton aimée, et tu souffrais le martyre en son absence, et tu ne sortais plus de ta chambre, à ne rien faire que pleurer et te lamenter. Tu ne peux tout de même pas dire que c’est là un beau souvenir
Et je dis à la mort : c’est juste que tu regardes ce souvenir du côté où je ne repensais pas à la promesse que mon aimée m’avait faite et que j’avais faite moi-même à mon aimée
et la mort me dit : et quelle était donc cette fameuse promesse
et je dis à la mort : nous nous étions promis que jamais au grand jamais rien jamais ne pourra nous séparer
Et la mort me dit : mais comment un tel souvenir a-t-il pu devenir des plus beaux ?
Et je dis à la mort : là c’est du mauvais coté que tu le regardes
Et la mort me dit : comment peut-on le voir autrement alors ?
et je dis à la mort : regarde, je tourne à peine la luciole, et vois de tes propres yeux qu’à peine je devenais trop triste, que même sans être là, mon aimée aussitôt accourait et me consolait avec un baiser inoubliable, exactement comme celui qu’elle m’avait donné bien des années plus tôt quand on s’était rencontrés pour la première fois
et la mort me dit : oui je la vois qui te donne ce beau baiser
et je dis à la mort : regarde, et elle m’aidait à me relever et à sortir de ma chambre pour profiter du bel été, exactement comme ce bel été où l’on s’était rencontrés pour la première fois
et la mort me dit : oui je la vois qui t’aide à te relever et à marcher par un été si beau et si clair
et je dis à la mort : regarde, et tout le long de la balade, je ne pleure plus et je ne me lamente plus, sais-tu pourquoi ?
Et la mort me dit : et pourtant tout humain qui connaît un tel chagrin ne peut que pleurer et se lamenter
Et je dis à la mort : je ne pleurais plus et je ne me lamentais plus, parce que j’étais empli d’une émotion indescriptible à cause de mon bras nu qui entourait le cou nu de mon aimée. Exactement comme quand on s’était rencontrés pour la première fois, et qu’on avait marché ainsi : mon bras nu autour de son cou nu
et alors la mort s’extasie : oh quel beau souvenir, oh quel beau souvenir !
et tour à tour la mort tend la manche large et légère de sa robe, exactement comme celle de mon aimée, et aussitôt une luciole s’y pose avec une infinie préciosité
et la mort étale délicatement sa manche sur la table à côté de tous ces mots tendres que m’écriront mes amis
et tour à tour la mort s’extasie : oh quel beau souvenir, oh quel beau souvenir !
Et il en sera ainsi pour tous mes beaux souvenirs
et à la fin la mort me dit : comme ils sont doux et tendres tes souvenirs avec ton aimée
et je dis à la mort : c’est que mon aimée était si douce et si tendre
et la mort me dit : alors sois le bienvenu dans le pays des souvenirs, car te voici installé éternellement au milieu de tes plus beaux souvenirs
et je dis à la mort : oh comme je suis soulagé de les avoir tous à mes côtés
et la mort me dit : chacun de tes souvenirs te mènera voir les beaux souvenirs de celles et ceux que tu avais chéris sur terre
et je dis à la mort : je sais que je vais enfin vivre la vie idéale, telle que je la rêvais depuis que j’étais enfant. Et que plus jamais mon aimée ne me quittera, et que plus jamais je ne quitterai mon aimée
Mustapha Kharmoudi
Version vidéo : https://youtu.be/1eAr6nEQOgY