Les chroniques de Besançon
Ah qu'elle est belle la Loue!
Elle a l'air fortement irritée. Elle conduit sa petite voiture avec nervosité, tout en se plaignant constamment :
- Comment t'as pu oublier ?
Il ne répond pas, il se contente de hocher lourdement la tête. Et quand il se décide à parler, il le fait paresseusement. Il dit qu'il a l'habitude d'aller au musée Courbet plus tard, au mois d'août, et que c'est sans doute à cause de cela qu'il a oublié.
- Je t'avais dit que c'était très important pour moi. Et si j'étais pas arrivée avant l'heure, j'aurais fait l'aller-retour pour rien... pff...
Il se tourne vers elle, et confesse d'une voix vaincue:
- Je suis désolé, je sais pas comment ça m'est sorti de la tête...
- Ah ça, je voudrais bien le savoir...
Il tente diverses formes d'excuses, mais rien ne prend. Au contraire, cela ne fait que l'exacerber davantage. Alors il abandonne. Il ouvre la petite note qu'elle a imprimé pour la circonstance. Une manifestation spéciale en lien avec l'anniversaire du célèbre peintre Gustave Courbet. Des toiles exposées dans divers endroits qu'il fréquentait, y compris dans sa maison natale, et y compris à la ferme de Flagey avec son arbre imposant, immortalisé par le génial artiste. Il lit en silence, puis petit à petit il élève la voix tout en restant proche du murmure. Elle grommelle:
- T'as vu que c'est pas au musée Courbet ?
- Oui !
- Ben j'ai rien mis sur le GPS...
- On demandera... c'est tout petit Ornans...
Elle ne dit rien. Il l'observe du coin de l’œil et se rassure. Son visage semble moins crispé, et la moue de contrariété s'est un peu dissipée. Il a envie de lui renouveler ses excuses, mais il sent que c'est inutile pour l'heure.
Finalement c'est elle qui lui tend la perche :
- Je connais pas bien Ornans, moi! On mange où ?
- Oh je t'invite! Il y a un bistrot avec terrasse juste en face du musée...
- Mais non! J'ai apporté à manger, tu le sais bien...
- Ah oui c'est vrai! marmonne-t-il stupidement. Avant d'ajouter: Et t'as fait quoi, au fait?
- Comme d'habitude...
- D'habitude c'est moi qui m'en occupe...
- Ben... la même chose...
Il cherche dans sa tête un endroit sympathique, et il n'a que l'embarras du choix. Ornans est un bijou de petite ville, avec ses places ombragées, ses petits ponts qui enjambent la rivière, ses bistrots et surtout ses aménagements sur les rives. Il se dit qu'il vaudra mieux voir sur place. Avec elle. Surtout dans son état. Il s'en veut encore d'avoir oublié ce rendez-vous qui semble lui tenir à cœur. Il tente de se débarrasser de sa culpabilité en replongeant dans la brochure. Il finit par lâcher :
- T'as vu, on peut manger à la ferme de Flagey...
- Non non, j'ai envie qu'on soit que tous les deux. J'ai quelque chose de très important à te dire, et il faut un lieu calme, à l'écart....
Stupidement il regarde son ventre. Elle s'en aperçoit et pouffe de rire :
- Que t'es bête... tu sais bien que je peux plus...
- Oui oui ! répond-il en riant à son tour, avant d'ajouter en posant l'index sur sa tête : C'est pas moi qui ai pensé à ça, c'est un autre là-dedans...
- Il a bon dos, l'autre ! Si ça se trouve, tu vas me dire que c'est lui qui t'a fait oublier l'expo...
- Non, dit-il en posant son index sur des tas d'endroits de son crâne : pour cette connerie, tout le monde là-dedans est responsable... à l'unanimité...
Elle éclate de rire, et ça le rassure. Elle ajoute :
- T'as toujours pas fini ta nouvelle pièce ?
Il soupire :
- Non, c'est trop dur...
- Qu'est-ce qui est trop dur ? Manque d'inspiration ?
- Non, au contraire ! C'est à cause de ça, justement...
Elle le coupe d'une voix moqueuse :
- Ah, tu te plains d'en avoir trop, toi ?
- C'est une vraie cacophonie. Chaque personnage veut imposer sa vision. Et je n'arrive pas à me décider...
- Et quand est-ce que tu vas te reposer ?
Il marque un court silence, comme pour ordonner ses pensées :
- Bientôt j'espère. Et pour de bon...
- Parle pas de malheur...
- Pourquoi la mort serait un malheur ? Moi j'ai bien vécu et j'aimerais éviter de devenir sénile. Ce serait plutôt un soulagement, non ?
Elle hoche la tête en signe de désapprobation :
- On se connaît à peine et déjà, toi... tu fais des plans de mort... pff...
Il ne dit rien. Elle marmonne quelque chose d'inaudible. Sa main gauche se cramponne au volant pendant que la droite farfouille dans son sac.
Puis sans le faire exprès, elle appuie sur l'ouvre-vitre. Et la vitre du passager s'ouvre subitement en grinçant. Il sursaute en émettant un cri aigu. Et ça la fait rire. D'un rire nerveux et tonitruant. Il fait une grimace de mécontentement, et elle se hâte de s'excuser. Elle en profite pour ouvrir la sienne aussi, en disant qu'il fait trop chaud dans la voiture. Et du coup il prend lui aussi conscience qu'il fait trop chaud.
Quelques kilomètres plus loin, et les voilà aux portes de la mignonne ville d'Ornans.
Soudain il lui demande de tourner à droite.
- Pourquoi ?
- Ah ça me revient! Si mes souvenirs sont bons, il doit y avoir un joli coin par là! Au bord de l'eau...
- Il y a le Doubs ici aussi ?
- Mais non, c'est la Loue ! C'est tout petit et mignon comme tout...
Elle obéit, et s'engage dans une petite route qui les éloigne de la ville. Il la fait ralentir à plusieurs reprises, puis un peu plus loin, il lui fait signe de s'arrêter.
Ils descendent. Elle sort la petite glacière et ils la portent à deux.
Il faut enjamber une clôture et traverser le champ, tout en évitant de déranger les vaches qui se reposent à l'ombre d'un grand tilleul.
Ils atteignent la Loue, un coin superbe. Ombragé. Où l'eau s'écoule avec sérénité.
Elle est subjuguée :
- Oh mon Dieu comme c'est beau ! C'est splendide ! Et avant qu'il ne réagisse, elle ajoute : Regarde les rais de lumière sur l'eau... à travers les feuillages... t'as vu ça ?
Elle scrute les alentours, puis sort une petite bouteille de crémant. Il s'étonne:
- Oh là là... Et on fête quoi ?
- Mon anniversaire !
- Tu rigoles ? s'étrangle-t-il de panique.
- C'est mon anniversaire... mais rassure-toi je t'en ai jamais parlé... je voulais que ça soit une surprise... comme ça...
Il est éberlué. Soufflé comme disait l'ancien. Il la regarde, elle est heureuse. Elle lui montre encore combien c'est beau autour d'eux. Il suit le mouvement de son bras, et en éprouve une émotion de première fois. Il dit d'une voix de surprise:
- Va là-bas s'il te plaît, je voudrais te voir au milieu de la rivière.
Elle obtempère avec une excitation de collégienne. L'eau couvre à peine la moitié de ses jambes. Il la trouve belle, et le lui dit. Elle répond en pouffant de rire :
- C'est juste que tu as les yeux de ton poète arabe, là, comment il s'appelle déjà ?
- Il s'appelait Qays ! On devrait punir sévèrement les amoureux qui oublient son nom...
- Alors viens me punir très très sévèrement, en me lapidant de cent baisers...
- Non ! Je veux encore te regarder seule... on dirait une fée... Est-ce que ça se voit que je suis très ému?
- Oh que oui... ça se verrait même à un kilomètre !
- Alors lève ton verre, je veux te souhaiter un joyeux anniversaire dans cette position... Je sais que je ne l'oublierai jamais....
- Non non, attends !
Elle pose son gobelet sur une pierre plate dont les trois-quarts sont submergés d'eau. Puis hésite. Elle finit par lui demander de fermer les yeux. Il les ferme. Elle hésite encore. Elle ajoute que c'est mieux qu'il se retourne. Il lui tourne le dos.
Il reste ainsi plongé dans un monde de fantasmes. Il aurait voulu que ça ne revienne jamais à la réalité. Elle finit par lâcher d'une voix cristalline :
- Ça y est !

Agrandissement : Illustration 1

Il hésite. Elle le lui dit encore. Et encore. Il se résout à obéir, mais avec mille prudences. Et il a bien raison d'être prudent, car la réalité qui s'impose à lui surpasse ses fantasmes. Elle est nue. Il en est autant réjoui qu'apeuré. Son corps se fige, tétanisé, pendant que son corps à elle danse sans bouger, à cause des reflets instables des branchages. Sa silhouette se marie parfaitement aux couleurs que l'ombrage atténue pour n'en laisser percer que le gris et le blanc. Les rayons de lumière la rendent transparente par endroits. Il la regarde et l'émotion lui fait couler de chaudes larmes. Des larmes bénies. Elle s'en émeut. Elle se sert de sa robe comme d'une serviette de bain, et revient vite vers lui. Comme pour le rassurer. Comme pour le consoler d'avoir eu mal à cause de sa beauté. Puis sa robe tombe dans l'eau. Il prend en pleine figure son corps nu et flottant dans la lumière flottante. Comme s'il le voyait pour la première fois. Il dit que c'est la première fois qu'il la voit, et elle s'en réjouit. Elle tente de remettre sa robe, et ça lui colle au corps. Il en est encore plus bouleversé. Il dit qu'il n'a jamais vu une telle beauté. Et il en pleure. De l'index, elle essuie ses larmes. Et les goûte, comme on goûte du bon vin. Puis elle lance:
- C'est le plus magique de mes anniversaires!
Elle s'allonge sur l'eau, qui ne la couvre que partiellement. Elle ferme les yeux à cause des petites lumières scintillantes qui l'éblouissent. Il reste un long moment debout. A la regarder, à la contempler, à s'en émerveiller. Elle lui demande de s'allonger, et il se hâte de le faire en disant qu'il vient de voir la plus belle des origines du monde. Elle rit en pensant au célèbre tableau de Courbet. Elle croise machinalement les jambes. Il glisse sa main entre ses cuisses, et elle se remet à l'aise. Avec un soupir qu'on dirait de la jouissance. Tout en elle est dans le désir charnel. A fleur de peau. Ils s'embrassent. Il prend le temps de caresser ses seins et son ventre avec chacun de ses doigts, séparément, en suivant le jeu des lumières. Ses seins ne cessent de frémir à chaque fois qu'une vaguelette vient s'écraser tendrement contre son corps.
Ils font l'amour, mais c'est trop rapide. Il s'en veut, elle est contente malgré tout.
Il leur faut quand même manger. Et s'en aller rejoindre la visite guidée des œuvres de Courbet.
En voiture, elle lui demande comment il connaissait cet endroit. Il dit qu'il y était venu une fois. Elle demande si c'était avec une fille, il confirme d'un geste las de la tête.
- Tu gardes un bon souvenir d'elle ici ?
Il dit que non. Il dit que ce jour-là, la fille pensait lui prouver combien elle l'aimait en lui offrant un film d'amour, d'après elle : "El lado oscuro del coraçon", le côté obscur du cœur. Un film qui confond sexe et amour. Elle proteste:
- Et alors, moi aussi j'aime bien mélanger les deux...
Il acquiesce en riant, et ajoute qu'il adore mêler l'amour et le sexe, lui aussi, comme elle, comme tout le monde. Mais qu'il ne faut pas présenter une débauche sexuelle comme une véritable quête d'amour. Elle proteste:
- Mais moi j'aime nos débauches sexuelles ! Comme ça... sur la route... tu sais bien... là par exemple... regarde, regarde le petit talus... eh ben moi je dirais pas non à une petite débauche... si on avait le temps... ha ha... non ?
- Moi aussi, tu le sais bien... Mais c'est un complément d'amour... pas l'amour...
Elle marque un silence songeur, avant de reprendre d'une voix lointaine:
- Et elle avait pas vu ça ?
- Il y a beaucoup de beaux poèmes dans le film... ça peut tromper...
- Peut-être qu'elle voulait carrément te montrer qu'elle était comme ça...
- Tu crois ?
- Sinon elle serait stupide... te connaissant...
- Elle est très intelligente...
- Alors voilà... elle l'avait sûrement fait exprès... pour que tu comprennes comment elle voyait l'amour, elle...
Il ne dit rien. Elle ne dit rien. C'est déjà l'entrée d'Ornans. Il se concentre sur les pancartes. Elle ne peut pas s'empêcher de lancer une dernière salve:
- Et tu as fait quoi après ?
- Je lui ai renvoyé son film, et c'était fini...
- Elle ne t'a plus jamais manquée?
- Si! Beaucoup même! Mais c'était fini...
- Beurk...
MK Ornans, juin 2018