D’abord une journée d’enfer non stop : de 6h du matin à 13h. Et donc, quand je me suis rendu compte qu’il était si tard, j’ai paniqué. Imagine mon affolement quand j'ai pris conscience que je n’ai entendu ni la sonnerie de 8h, ni celle de 11h qui chaque jour sonne l’heure de s’aérer. Et que je respecte à la lettre chaque jour, pour aller marcher une petite heure le long du Doubs, avec tout mon long passé à Besançon qui marche à mes côtés et qui me rappelle tel ou tel souvenir en fonction du temps qu’il fait, ou seulement de tel ou tel passant ou passante.
Et alors il faut faire vite : le marché ambulant de vendredi va fermer et je ne n’aurai ni légumes ni fruits.
Je fonce et j’arrive effectivement en retard. Lui et ses collaborateurs ont déjà rangé l’essentiel. Il me voit tout essoufflé et il s’inquiète. Je le rassure :
- C’est juste que je dois faire mes courses, j'ai pas vu le temps passer aujourd'hui. Est-ce possible ?
Il hésite, il hésite encore, puis il me chuchote :
- Ok mais discrètement, faut pas que les autres voient que je te laisse toi alors que j’ai dit que c’était fermé !
Je fais le tour pour prendre une cagette, il me bloque :
- Tu as quoi pour moi aujourd'hui ?
Je me trouve en panne, l’air bête. Je lui explique que j’ai eu trop de travail aujourd’hui et que du coup je n’ai pas eu le temps de préparer le rituel de tous les vendredis entre lui et moi : lui réciter un extrait d’un poème arabe ancien. Il ne bronche pas : il a l’air de me dire : un dû est un dû. Je cherche dans ma tête, et aussitôt je repense à cette chanteuse qui m’a écrit pour me demander la traduction en français d’un poème de Majnûn Layla (le fou de Layla, un poète du 8è siècle, qui est un classique incontournable de la poésie arabe, et qui a inspiré entre autres « Le Fou d’Elsa » d’Aragon). Elle m’a écrit parce qu’elle sait que j’avais fait la traduction de tout l’album Al Mutakalimoun, de la chanteuse Souad Massi.
Je lui récite deux vers mais en trébuchant. Il s’en irrite, et je fais mes courses en rouvrant une à une les cagettes derrière l’étalage.
Puis je lui tends un billet de 20€. Il me lance :
- T’as pas de monnaie ?
Je regarde mon porte-monnaie et j’en sors 5€, que je lui tends. Il me montre la cagette sans rien dire. Et je vois que les petites pommes de terre ratte sont à 5€ le kg, ainsi que le raisin. Et je vois que le reste n’est pas de reste. Je fouille à nouveau dans mon porte-monnaie et je sors 60 centimes…
Il me regarde avec mépris, il reste comme ça, la mine en dégoût. Et soudain il s’assoit et me dit :
- Assieds-toi !
J’obtempère sans rechigner. Il me dit :
- Tu vas me redire lentement le poème de Kays (Majnûn), je le connais pas celui-là.
Je lui dis :
- Moi non plus je le connaissais pas !
Je me concentre et tout me revient. Je me lance d’une voix inquiète, comme si je pressentais que ça allait lui faire mal…
« «
Ne m’as-tu pas promis, ô mon cœur
De te repentir de Laylà si moi-même je m’en repens
Or tu me vois, là, je l’ai déjà oubliée
Alors pourquoi tu chavires à chaque fois que tu entends son nom
(Majnûn Layla)
« «
Il me dit :
- Recommence plus doucement !
Je m’inquiète encore plus, et je reprends en essayant d’avoir une voix plus détachée. Mais l’expression de son visage me fait perdre pied. Et je poursuis, les larmes dans les yeux.
Il se lève et me dit :
- Il est très beau, il est très beau, il est très beau !
Je lui tends le billet de 20€, il me dit d’une voix excédée :
- Va t’en !
Je ne dis rien, je m’inquiète. Mais je tends toujours le billet. Alors il s’énerve et me lance à haute voix :
- Mais va t’en !
Au même moment un couple passe à côté de nous, et tous deux nous regarde comme par peur que ça dégénère.
C’est ça aussi, les Arabes !
MK, Besançon le 10 janvier 2025
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