Il est 5h Besançon - la lune et les barbares

Il est 5h Besançon et Besançon dort encore.
Il est 5h Besançon et j’ouvre ma fenêtre et je vois que la lune est si basse et ça m’affole comme si elle allait disparaître à jamais.
Il est 5h Besançon et je me hâte de sortir pour aller vite la saluer sur le pont Battant avant qu’elle ne rentre dans son bercail dans l’indifférence des Bisontins qui dorment encore à poings fermés, et qui dormiront longtemps encore, vu qu’on est samedi et que la seule tâche qui leur incombe les samedis c’est de faire la grâce matinée avant de venir m’assiéger dans ma rue, juste pour le fun dirait l’autre, autrement dit le lèche-vitrine stérile car toutes leurs petites économies sont déjà parties en fumée et en futilités pour les fêtes de Noël et de fin d’année, à part les cadeaux pour les enfants bien sûr.
Il est 5h Besançon et dehors je dois affronter quelques hordes barbares pour lesquelles on est encore vendredi soir et donc la rue appartient encore exclusivement à eux et à leurs saouleries, exactement comme au temps lointain où j’avais leur âge dans cette même rue à cette même heure.
Il est 5h Besançon et je croise sur la place Pasteur une petite bande de «coupeurs de route » comme disait ma mère au temps très lointain de mon enfance rurale, ma mère qui avait toujours peur qu’on nous vole alors même que la seule chose qu’on avait sur nous c’était la misère, la misère noire dont personne n’en aurait jamais voulu, mais bon plus on est pauvre plus on sait que l’homme est un loup pour l’homme, comme disait le sage.
Il est 5h Besançon et de plus près je me rends compte de leur état de débâcle avancée, on les dirait abandonnés dans les marées de la Marne après la grande guerre, ils sont là à se plaindre à râler à s’engueuler avec des je t’emmerde des je m’en bats les couilles et d’autres amabilités en cette étrange heure du jour qui fait encore partie de la nuit par nuit d’hiver où il faut bien se défouler sur quelqu’un ou quelqu’une et comme il n’y a personne d’autre à part eux tu vois bien quoi.
Il est 5h Besançon et à peine j’arrive à leur niveau qu’un des jeunes vient vers moi en s’excusant, on aurait dit qu’il a peur que l’un de ces gros mots qu’ils se jettent aux visages les uns les autres ne m’ait touché comme qui dirait d’un caillou par ricochet.
Il est 5h Besançon et le voilà qui me lance : – C’est juste qu’on fête la mort de ce salaud de Le Pen, et comme je fais mine de ne pas comprendre de quoi il parle, du coup son trop d’alcool le fait bifurquer vers autre chose, et le voilà qui me menace : – Me dites pas que vous êtes de ces fumiers adorateurs de Le Pen, je réponds : – Ah non moi je suis athée je crois pas en Dieu, et ça a suffi à le faire éclater de rire, va savoir si c’est le premier ou le second degré de cette boutade qui a pu causer sa petite joie en cette heure où son cerveau est déjà plus que ronronnant.
Il est 5h Besançon et qui dit rire dit société, et les voilà qui s’en viennent tous m’entourer, et comme ça m’arrive fréquemment à cette heure tardive où la pudeur n’est plus de mise, voilà qu’encore une fois une jeune Elsa de grande taille m’effleure de son corps et me demande si elle peut me faire un câlin et elle m’enlace sans attendre de réponse, elle pue l’alcool et en plus elle ajoute j’ai encore un peu la grippe, ça m’apprendra à sortir dans ma rue à 5h du matin et prendre le risque de choper des saletés que je ne chope jamais de jour, vu que le jour les gens sont civilisés du genre : – Je te fais pas la bise je crois que j’ai la grippe.
Il est 5h Besançon et ils continuent der me parler de tout ça tout ça qui leur tient tant à cœur, et du coup ça menace de me faire rater la lune sur le pont Battant, vu que la lune ne sait pas attendre que ces jeunes aient fini de me dire en cette heure improbable à mi-chemin entre le jour et la nuit, combien ça leur fait du bien de ne plus compter parmi leurs concitoyens ce facho de Le Pen, même si, dit le garçon qui s’est donné pour tâche de refaire mon éducation politique, même si dit-il les idées de Le Pen ont encore de l’avenir à nous empoisonner cette putain de vie, pardon.
Il est 5h Besançon et de là où on est on ne peut pas voir la lune, et c’est sûr que la lune doit continuer sa descente vers son refuge du jour, et vu que le quartier Battant ça monte ça monte alors à tous les coups ça va vite cacher la lune et je ne la verrai pas tu te rends compte.
Il est 5h Besançon et je leur dis, allez venez avec moi sur le pont Battant, y a quoi là, à peine 50m, allez venez pour vite voir la lune avant qu’elle ne meure à tout jamais, et vous verrez ça va vous mettre du baume au cœur.
Il est 5h Besançon et ça leur plaît mais l’une d’entre eux ne peut pas bouger, elle est assise sur les sculptures de la place pasteur avec une lourde tendance à plutôt s’écrouler, et du coup je m’inquiète mais la belle Elsa se hâte de me rassurer : – On a appelé un taxi, c’est juste qu’on a un peu trop picolé pour fêter la mort de ce salaud de Le Pen et qu’elle, elle ne supporte pas trop le vin tu comprends, et déjà elle est dans le tutoiement, du genre et plus si affinités, alors que tous les autres continuent de me vouvoyer.
Il est 5h Besançon et je finis par leur échapper de justesse, et à mon arrivée sur le pont Battant quelle déception quelle déception la lune est si basse qu’elle qu’on la voit à peine derrière les murs de la rue de la Madeleine qui monte qui monte, qui trop monte à trop m’énerver, tu te rends compte qu’il va me falloir toute une journée et toute une nuit pour revenir sur le pont Battant à 5h du matin juste pour confier à la lune combien il me plaît de te toujours savoir au chaud dans mon cœur…

MK, Besançon le 11 janvier 2025

PS : la lune depuis ma fenêtre